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    Un Paradis?

     

     

     

     

                Bientôt le 6 juillet, le jour de son anniversaire. Tu voudrais lui offrir une histoire qui lui plaise, mais laquelle? Tu ne vas tout de même pas raconter ce si peu d’histoire entre vous? Pourquoi tant d’histoires avec ça? Mais pourquoi pas.

                On peut à peine l’appeler une histoire ce que je vais te raconter. A vrai dire, c’est le seul moyen que j’ai de te rendre un peu présente malgré toi. Depuis trois mois j’avais été tourné vers toi, orienté. Et puis un jour tu m’a dit “non” sur ton portable. Le 8 juin. “J’aimerais que vous ne m’appeliez plus. De toute façon, la ligne va être coupée. Trop cher pour moi. C’est terminé...” Cela va faire un mois déjà que c’est fini et que la ligne d’Elodie ne répond pas. Je t’écris donc. Un peu avant ce jour, un samedi, tu m’avais prévenu: “Dans la vie, il faut faire des choix et j’ai choisi de vivre.” Dès ce moment j’ai su que j’étais en sursis et que “mon temps était compté” comme l’on dit. D’ailleurs que te répondre? Tu as raison, on ne peut mieux penser. A ton âge c’est le choix qui s’impose. Vivre... Et si ces coups de fils te distrayaient de vivre, eh bien, il faut les supprimer. Mais qu’est-ce que ça veut dire vivre? Etudier, se faire une situation; s’établir et bâtir sa maison, être avec un mari qu’on aime; avoir ou non quelques enfants, s’accorder à ses contemporains, se rendre un peu utile à son prochain. Et puis après vieillir, s’éteindre peu à peu. Aller avec le temps. Des choses douces somme toute, vivre c’est ça et on n’invente rien en disant ça. Rien à dire, c’est bien. Et ça ne me va pas.

                T’écrire et raconter c’est le moyen que j’ai, le seul, de te rendre présente malgré toi. Jouer avec le temps de ton absence et ta présence. Il doit bien y avoir un endroit maintenant où la pensée qu’on a de toi rejoint ton vrai visage, où tu deviens visage et voix. En tout cas ce n’est plus ici. Plus avec moi jamais. Où je suis tu n’es plus que mes pensées vers toi. Les tiennes je ne les ai plus. Ton silence? Un désert et la soif dessus. Tu comprends que pour moi, revenir à ta vie, ton visage et ta voix,  c’est “vivre” encore un tant soit peu, c’est ma façon de vivre, en désespoir de cause, ailleurs et autrement. Maintenant que tout accès à toi par ton portable interposé m’est interdit, pour te faire parler je n’ai que ce moyen: t’écrire. Tu me l’as déjà dit, tu ne répondras pas, jamais. Même si tu ne réponds pas, peut-être arriverais-je à mieux tourner la page en t’écrivant. En m’écrivant à toi. Une façon de réparer un peu quelques effets dévastateurs du chagrin du 8 juin... Le 8 juin, donc. Et c’est bientôt le 6 juillet... J’aurais dû m’en douter pourtant. Me préparer à ton départ. Et je n’arrive pas à t’effacer. Mais que prévoir lorsqu’on se vit au jour le jour, et qu’on se voit à la dérive?  Je m’en suis aperçu trop tard! Je m’étais embarqué déjà. Et j’étais malade de toi. Oui, c’était toi ma maladie. C’est que je suis à l’âge où on se déprend de sa vie. Et tu as l’âge où on l’apprend. J’ai besoin de rêves qui consolent et toi de rêves qui construisent. Pourquoi suis-je allé t’aimer? Et est-ce que c’était toi? De toute façon, depuis que tu m’as dit “Non”, j’apprends à mes dépens combien j’étais intoxiqué. De qui, de quoi? De toi, de moi? Je m’étais instillé moi-même le poison en t’appelant sur ton portable trop de fois. Rappelle-toi! “J’aime répondre aux appels” m’avais-tu dit et tu m’avais encouragé ainsi mais c’était trop, tu avais eu “ta dose” c’est ton mot. Et ça ne pouvait plus continuer.

     

                Enfin, en attendant (mais qu’attends-tu?) tu voudrais quand même lui offrir cela, lui raconter comment tu as vécu cette histoire entre vous. Surtout n’invente rien, pas de littérature, raconte exactement comment s’est ordonné le monde autour d’elle pour toi. C’est déjà beaucoup.

                Ce qui me console, c’est que je ne l’attendais pas Elodie-Gabrielle, dans ce train qui fonçait vers Paris. J’étais tout seul assis dans mon fauteuil, paisible, les autres élèves papotaient, et tu t’es assise à côté. On devait traverser un pays dont le nom ne me revient pas. Des ruisseaux sinueux. Bocages, bosquets. Sapins tout près, mur vert, talus, vallée. Petits villages vieux vite passés. Je m’imprégnais de ce pays pluvieux dont je cherche le nom et qui filait. Et je me suis tourné vers toi. C’est vrai, tu étais là. Sur le siège à côté. Tu m’as dit: “Est-ce que je peux vous demander quelque chose?” Dans ta vie, tu n’as eu que trois questions à me poser, une au début, une au milieu, une à la fin. Comme le Sphinx. Mais je n’ai su répondre à aucune des trois et tu m’as dévoré. Là, c’était la question du début. La première:

                 “Je voudrais bien savoir si je peux être dangereuse pour vous” c’était là ta question. Je me suis méfié:

                 “Comment ça “dangereuse”? Qu’est-ce que tu veux dire par là? Comment pourrais-tu m’être dangereuse?”

                Je me doutais au fond de ce qu’il pouvait être ce “danger” mais je n’y croyais pas. Je m’amusais de te voir t’amuser avec moi... Tu souriais et je n’attendais rien de toi. J’avais ajouté en riant: “toi, tu veux devenir savante autrement, apprendre autre chose avec moi”. C’est vrai, tu étais mon élève et moi ton professeur. Et tu me défiais. Et j’avais trop confiance en moi.

                Tu avais pourtant remarqué avant ce jour qu’Elodie s’attardait à la fin de tes cours et  parlait volontiers. Elle t’avait même dit, l’air tragique, des sanglots dans la voix, que ses parents étaient “ruinés”. Elodie, que veux-tu, elle faisait mouche à chaque fois. A chaque fois qu’elle te parlait, c’était aussi de toi.”Mes parents sont ruinés” te disait-elle; c’est sur des ruines aussi que ta mère est née. Rappelle-toi. Sur la misère d’une ruine. Elodie te réveillait à toi en te parlant. Tout le tragique de ta vie, l’autre côté, la ruine d’où ta mère venait, tu le revoies et le relis, le reconnais en Elodie. C’était ce malheur primordial où tu n’avais jamais été mais dont tu ressentais soudain le froid, l’arrière présence en ta vie. Comme un arrière-goût. Elodie remuait tout ça. Une amertume très ancienne avait le goût de ses yeux gris.

                Elle t’avait raconté son enfance si triste avec celui qu’elle appelait son “géniteur”, son père divorcé qui l’avait prise un an chez lui comme elle avait dix ans, et qui l’avait tant tourmentée: installée dans un garage et la frappant pour peu que la belle-mère soit mal lunée... Des choses atroces :

                “Un garage l’été pour dormir c’est sympa, il y avait un divan là, mais dès qu’il a fait froid...Et puis le matin, avant d’aller à l’école, pour me préparer je ne devais pas passer plus d’une fois dans chaque pièce... Ma belle-mère surveillait.”

                Elle t’avait raconté les malheurs de cette année-là, mais avec une précision qui faisait mal! Tu te doutais pourtant que l’essentiel,  elle ne le disait pas. C’était caché en elle, en toi... “Mon géniteur, il abusait” te disait-elle... Il fallait qu’il y en ait un qui paie pour ça. Pour tout ce qu’elle taisait. Tu étais d’accord pour payer. Pourquoi? Ses souvenirs, ce n’était pas la première fois qu’elle les disait, elle les racontait trop bien, c’étaient sûrement ses “clichés”, des souvenirs qui en masquaient d’autres, plus vrais, plus crus et plus secrets. Mais tu les entendais si bien ses silences!  Le “géniteur”, elle se vengerait un jour de tout ce qu’il lui avait fait, elle deviendrait un juge et elle le jugerait.  Elle t’avait raconté sa vie d’enfant, et puis après tu avais vu que ses yeux te fixaient plus longtemps... elle t’a souvent regardé Elodie! Un peu plus tard, quand elle s’est éloignée dans le couloir avec son pas rapide et décidé, son pas qui tranche dans le vif alors que tu fermais la salle à clé, tu l’as vue partir à regret. Tout ce qu’elle t’avait dit te touchait, mais comment? Que fallait-il payer ou racheter? Elle ressemblait à celle qui t’avait porté, qui t’allait porter sûrement, et qui portait en elle aussi comme un malheur d’être née femme et sans pouvoir le devenir... Quel rôle tu jouais dans ce théâtre d’ombre où tu sombrais?

                Un peu après, elle t’avait “présenté” Mathieu à sa façon, se laissant embrasser par lui devant la classe un samedi. Un beau garçon de terminale. Tu t’étais dit: “Elle se trouve un ami, tant mieux”. Mais tout avait commencé à se nouer vraiment dans ce train-là. Tu l’avais laissée faire... Au retour le lendemain soir, c’était toi qui t’étais mis à côté d’elle dans le TGV. Rappelle-toi son geste au moment de t’asseoir. Elle t’avait offert un des deux écouteur de son baladeur pour te faire entendre sa musique. Et elle avait pris l’autre. Tu n’avais pas vraiment réalisé mais vous étiez restés longtemps attachés l’un à l’autre par ce fil de pensée. Elle avait fait cela sans te parler. “Tenez”, t’avait-elle dit. “Ecoutez ça”... un sourire, pas plus. “Dangereuse pour vous”, mais ce danger-là t’attirait.

                4 heures 40 à côté d’Elodie-Gabrielle, ça ne t’es plus arrivé depuis... En général, tu n’oses jamais faire ce dont tu as envie, pour une fois tu l’avais fait. Il faut dire qu’il s’était passé des tas de petites choses à Paris pendant ces deux jours-là, des événements minuscules, qu’on ne remarque pas mais qui remuent.

                Je ne sais plus quand cela s’est précipité, je ne veux pas dire dans les faits, il ne s’est presque rien passé, non, comment toute cette menue présence autour de moi s’est solidifiée, comment je l’ai finalement perçue, aimée, reçue. Ce doit être au retour, juste au moment de se quitter à l’arrivée en gare, quand tu m’as regardé avec cet air de dire: “On n’y peut rien et c’est fini!”

                Attends! Ne t’en vas pas! Reste à côté! Laisse-moi remonter le temps, parler de lui dans son désordre vivant. Laisse-moi revenir au séjour à Paris, à cette parenthèse où tu fus près de moi tout le temps, imperceptible et efficace (“tu me collais” pour employer tes mots mais je ne sentais rien, je ne te voyais pas, tu me mimais trop bien, tu dansais avec moi): pendant la visite du musée d’Orsay, celle du Musée d’art contemporain et surtout ce repas. Vous aviez “quartier libre” je crois, je me sentais flatté de ta présence enveloppante, tu m’avais préféré à tous les autres et même tu tremblais d’être avec moi. Nous avions déjeuné ensemble tous les deux. Tu étais une tige de canne ou de roseau devant, si belle et frêle et je t’ai vue pour la première fois, je veux dire en te désirant. J’aurais dû profiter, te cueillir à ce moment-là. J’ai des regrets. Notre histoire c’est d’abord celle des baisers que je ne t’ai pas donnés. Tant pis pour moi. Je me rappelle ce moment pourtant, il était beau, tu étais là. A contre-jour dans la pénombre tu parlais, je ne me souviens plus de quoi. Après on était descendus à la librairie, tu m’avais montré une encyclopédie du cinéma, tu hésitais à l’acheter et tu me demandais conseil. J’aurais dû te l’offrir. C’étaient quelques moments précieux et ils passaient paisiblement. La veille au soir aussi rappelle-toi, nous avions failli partir à deux voir le Quartier latin, tu étais prête avant toutes les autres, si je t’avais suivie nous serions partis l’un et l’autre.  Tout cela tu le sais: on l’a vécu tu t’en souviens. Tu étais là discrète, sérieuse et silencieuse et je ne voyais rien. Tu tissais l’invisible de l’air autour de moi. Je le sentais. Les premiers jours après notre retour je me disais: “Qui donc a visité le Musée d’Orsay avec moi? Qui était là qui ne me quittait pas?” Tu as toujours cette félinité qui fait que tu es là sans qu’on le sache. Tu avais pris la forme de mon ombre. Et puis après quand tu n’y étais plus, je me suis vu d’un coup abandonné, tout nu, pelé des minuscules bandelettes de présence et d’amour dont tu m’as revêtu. Féline? Ou même arachnéenne tu étais. Tu as tissé tout un cocon autour. Rappelle-toi le jour d’avant. Le premier jour. On sortait de la gare de Lyon. C’était l’hiver, la Seine était en crue, et il pleuvait. Comme si tout Paris pleurait. On avait fait le tour de Notre Dame dans des squares déserts. On marchait sur des sables trempés, entre quelques flaques maussades et je pensais à des temps plus anciens. Je te disais que j’avais souvent traversé autrefois ces jardins. Tu m’écoutais. Toi, c’était la première fois. Il y avait l’ombre de ma Chinoise avec moi. Vraiment, la vie est à la fois profonde et vide et le temps passe sur du rien, des presque rien que tout efface. Mais parfois on dit “non” au temps, alors on se tourmente, on se morfond. Et ça ne sert à rien.

                Au retour, tu marchais derrière moi et comme tu étais fatiguée, tu m’avais dit: “Attendez, je suis là” et j’avais répondu: “Pas la peine de me le dire, je le sens, je le sais.” Un peu après, à côté de Beaubourg, j’avais acheté trois cassettes. L’une d’elles, Les Fraises sauvages était pour toi, c’était le premier d’une série de cadeaux que je ne t’ai jamais offerts, achetés en pensant à toi et qui dorment au fond d’un placard.

                Tu as eu beau lui dire “Reste là!”, elle est partie à pas comptés parce qu’elle voulait partir. Rien n’y a fait. Mais où? Partir vivre, bien sûr. Comme tu l’as dit déjà elle a une vie à bâtir, une enfance à venger, un bonheur à poursuivre, un mari à aimer, des enfants à faire, elle “se casera” comme elle dit, vieillira bien après, elle a été cette caresse un court moment, cet éphémère tégument. Quand elle s’est retirée d’autour de toi tu t’es senti soudain pelé. Elle a rêvé très fort à toi aussi ça tu le sais mais un instant, pendant ces deux jours à Paris seulement, et tu n’étais qu’une impossible rêverie. Tu ne peux être que cela. Son copain l’attendait au retour. Qu’aurait-elle pu espérer avec toi? Parfois elle se cherche un père. Elle joue avec. C’est quand tu lui as dit que tu l’aimais que toute son enfance t’a dit “non” et t’a jeté. Elle devait avoir raison.

                Comment t’avait-elle touché si bien? Elle a ce visage de sphinge à la fois mystique et païen. Un très beau visage c’est vrai... Tu fais bien de l’attendre. A part ça, vous n’avez pas du tout les mêmes goûts, elle n’aime pas jouer avec les mots, l’art moderne ça “lui prend le chou”. Pourtant à Beaubourg, elle avait ce bustier d’étoiles bleues, exactement de la couleur du grand Matisse dans le hall: Polynésie, le ciel. Tu l’avais photographiée devant comme pour la tisser à la tapisserie. La fixer dans ce ciel et en faire une fleur. La figer en un paradis. Elle s’y était prêtée de très mauvaise grâce et la photo avait été ratée. Tant pis! Vous n’avez pas le même imaginaire. Elle a peut-être peur du sien. Et puis elle n’aime pas, Gabrielle-Elodie que tu la nommes et tu la tiennes. Peut-être trop d’amer en elle pour aimer... Elle ne veut pas être fixée. Ce qui vous réunit peut-être est plus ténu mais plus profond: vous avez elle et toi du goût pour le secret. Il te semble qu’elle porte un secret, elle en a gardé un à en être malade, elle te l’a dit. C’est peut-être un secret d’enfant violentée je ne sais pas, mais tu es très sensible à ça, l’idée qu’elle garde un secret en soi. Pourquoi te la rend-elle si touchante cette idée? Surtout tu as peut-être tort, mais tu crois bien qu’il y a du tragique en elle comme en toi. Elle n’aime pas son âge toi non plus. Son trop de jeunesse l’emprisonne, elle “veut vivre”. Elle voudrait être plus âgée déjà pour pouvoir s’échapper.

     

                “Vous savez, mon dieu égyptien, c’est Anubis, celui des embaumeurs, alors pour ce qui est des bandelettes et de momifier les vivants et les morts et même les absents, je connais bien”.

                Tragique, tu l’as dit, elle l’est sûrement, et ses meilleurs amants sont disparus. Partis. Insaisissables. Ou morts.

     

     “Ce matin j’étais mort.

     Mais des gens si vivants me portaient

     Alors que j’étais mort!

     Des jeunes filles douces, parfumées,

     Qui m’entouraient de bandelettes:

     Inachevées, inaccomplies,

     Inaccessibles jeunes filles!

     Et leurs cœurs et leurs corps

     Savaient pourtant tout de la mort.

     Elles m’entouraient de bandelettes.

     Leurs tissus étaient doux et forts

     Pour maintenir et rassurer.

     Pendant qu’on m’en liait,

     Je les lisais de l’intérieur

     depuis la mort, depuis ailleurs,

     C’étaient des lèvres qui parlaient,

     Prononçant un baiser d’adieu

     Si délicieux, le tout dernier!

     Des lèvres qui parlaient à ma peau.

     Ces jeunes filles qui riaient en m’enterrant et m’entourant

     De leurs baisers, de leurs pensées, me consolaient si bien de n’être plus vivant.”

                Pourquoi te hante-t-il si fort tout son tragique? Et que veux-tu? Tu croyais bien pourtant être échappé du mythe et en jouer. Et c’est lui qui se joue de toi. Pouvoir l’exorciser mais il te précipite.  Le dominer en le parlant. Mais il contient ce que tu dis, le temps. Et on n’échappe pas au temps, jamais. Et avec Elodie tout ton passé s’est épanché dans ton présent.

                Que veux-tu: elle ne peut s’empêcher d’être cruelle avec ceux qu’elle allume et qui après brûlent pour elle et s’y consument. C’est sa façon à elle d’être là: se sentir vivre amèrement pour pouvoir mieux pleurer. Elle observe comment se met en route en eux cette mécanique amoureuse, si prévisible et si curieuse. Ils sont si bêtes les vivants! Et si peu étonnants! Elle aurait préféré se tromper, être surprise, déroutée. Elle attend que ça passe et elle aime jouer, elle manipule et ne peut pas s’en empêcher... Pour voir si c’est comme elle prévoit. C’est à l’autre de se sauver. S’il peut s’esquiver il le doit! Mais non, ils sont toujours pareil les gens c’est ennuyeux! Surtout les hommes. Ils finissent tous par coller, c’est lassant! Tu as beaucoup de compassion pour sa curiosité, cette souffrance si méchante. C’est sa façon de se venger. Tu ne sais pas pourquoi tout son jeu t’attendrit alors qu’elle t’a piégé. Parce qu’il te semble qu’elle s’y piège aussi. 

                Elodie, son arrogance si fragile t’a ouvert. Tu te sens vulnérable depuis. Pourquoi? Elle a semé en toi et fait germer des monstres tu ne sais pas quoi, mais des fantômes douloureux qui t’agitent. Tu ne sais pas s’ils sont venus d’elle ou de toi ces chiendents. Remontés de très loin. Poussés depuis des racines si loin! Une amertume de ciguë. Tu ne te reconnais plus. Depuis, tu erres en toi dans des contrées insoupçonnées. Dans des pays si froids, si tourmentés, de hauts plateaux déserts hantés de vents. Tu erres dans ces terres-là qui sont toi désormais, aux couleurs que tu n’aimes pas, à regarder s’enfler, tourner en toi, et t’envahir ces vents mauvais, que tu ne connais pas. Envahissant de hautes terres mornes, mortes. Tu ne sais plus où te tourner... Un passé qui n’est pas le tien! Un de tes collègues t’avait prévenu: “Elle est très perturbée, Elodie.” Elle te perturbe aussi. Elle a changé la couleur de ta vie. Son goût. Elle a mis de l’amer dedans. Trop amère Elodie pour aimer.

     

      “Elodie, comme une mère amère.

      Elle a creusé en toi ce creux. Son amer t’a rongé.

      Désormais tu veux vivre fiévreux, souffrant, creusé.

      Désirant.

      Dans ce manque et ce creux, dans ce désir toujours.

      Assoiffé.

      Que rien ni tout ne puisse t’apaiser.

      Toujours sentir vivante ta brûlure.

      Être heureux malheureux pourtant.

      Dans ce pays sans nom vivre pelé.”

     

                Non, ce n’était pas toi qu’elle visait Elodie-Gabrielle, elle ne visait rien de spécial, elle jouait. Elle n’a rien fait exprès c’est venu avec elle sans qu’elle n’y puisse rien ni toi: son époque et sa vie avec elle, et leur bruit. Et tu es occupé, investi par un temps qui n’a plus rien du tien: tes valeurs et tes préjugés, tout effondrés en moins de rien. Détruits. Son réel t’a rejoint, il est là, tu ne vis plus de rêveries, et tes catégories ne te protègent pas. Elle te  réveille à ton passé. Quelque chose de fou dans sa musique aussi te hante: le hard rock, la techno et les rave party. Et les soucis adolescents tu y penses depuis. Elle te révèle son présent. Elle n’a pas fait exprès, on n’y peut rien, la cruauté vivante de son temps t’a traversé. Elle t’a blessé de sa jeunesse. Cette jeune future maman qui t’avait porté, qui t’allait porter sûrement, qui charriait avec sa vie qui vient, qui naît, comme un malheur, tu voulais la sauver... Tu n’aurais jamais dû appeler son portable la première fois... Jamais:

     

      -“Allo, Gabrielle?

      -Non.

      -Elodie?

      -Oui, Elodie, c’est qui? Pourquoi?”

     

                Tu aurais bien voulu lui parler dans les rêves, comme en une autre vie. L’attirer vers ton temps, vers ton passé, vers ton présent! Négliger Elodie et garder Gabrielle! Quelle illusion! La jeunesse toujours a raison. Tu t’y croyais pourtant, tout t’y poussait. Tu as voulu simplifier Gabrielle-Elodie et en faire ta Gabrielle, l’image de ta mère. Eh non! Elle t’a tout bouleversé. Il n’y a pas de quoi en faire un drame, rien de tragique là... Tu t’es trompé. Elle ne s’est pas laissée faire. Elle est si pleine d’elle. “Ce n’est pas grave” comme elle dit. Rien de grave c’est vrai, rien d’important... Tu as joué avec le feu du temps, tu t’es brûlé un peu. “Pauvre chou”. Ca devrait passer. Pourtant, pourtant tu ne sais pas comment elle fait, elle a tant su te la donner la conscience du temps! Elle a si bien creusé ce vide en toi! Pourquoi? Pourquoi veux-tu la consoler de ce méchant chagrin secret qu’il te semble qu’elle a? Tu te trompes, tu rêves, elle n’a besoin de rien et surtout pas de toi... Elle va mûrir et vivre. Elle s’est vengée du Géniteur sur toi, ça lui suffit. Tu as payé. Tout son passé à elle, elle voudrait l’oublier pour vivre au moment où le tien, tout le tien, très ancien te revient. Elle veut vivre. Elle doit vivre. C’est ton chagrin à toi d’homme de 50 ans qui n’a que son vieillissement devant que tu projettes en elle. Elle est tout à son temps! Comme un poisson dans l’eau elle est! Enfin, avant de la quitter, tu voudrais lui prouver que tu n’es pas qu’un jouet. Pas tout à fait ce vieux pantin pantois comique et laid qu’elle croit. Remarque ils doivent tous faire pareil: un dernier geste avant de s’en aller tous ceux qu’elle a congédiés... chacun doit lui faire un cadeau d’adieu à sa façon à chaque fois. Ils doivent tous le faire, rien que pour lui donner quelque regret en vain! Le regret, tu sais bien que même si elle peut en avoir elle ne l’avoue jamais, elle est trop fière et bien trop Espagnole pour ça. Elle pourra pleurer seule et tout son saoul, personne ne le saura. Sauf sa maman peut-être. C’est qu’on a sa dignité quand même. Ils se trompent complètement ceux qui veulent “jouer”. “C’est toujours moi qui quitte” dit-elle, “et je ne regrette pas.” C’est juste à la pâleur et la maigreur parfois de son visage qu’on devine ce qu’elle devient. Il lui arrive de ne pas dormir bien... Mais que pourrait-elle regretter avec toi?

     

     

     

     

     P.S. Mon Elodie, écoute-moi, ne me crois pas, jamais, si je te dis que je veux être ton ami. C’est forcément quelque chose qui déchire avec toi, la vie. Je ne sais pas pourquoi tu me déchires. Tu mets du déchirant en moi, comme si je devais porter ta douleur d’être. J’imagine prendre ton mal sur moi et ça me rend heureux d’ainsi me sentir malheureux pour toi. Ce n’est pas de l’amitié cela, je le sais, c’est une maladie que je ne sais pas nommer. Alors ne me crois pas lorsque j’agiterai cette amitié-mensonge.

     


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  • Un Purgatoire

     

                Elle n’avance pas cette Divine Comédie, on n’y voit toujours pas la Divine Elodie et c’est sûrement pour ça: Dieu l’Unique est bien mort. C’est une pièce majeure à changer dans la grande mécanique de nos rêves-et-valeurs. Sans lui ça coince et on n’a pas encore trouvé d’autre moteur. Tu es en panne. La seule chose que tu saches tu es seul, aucun Virgile pour t’aider. Tu ne sais à qui croire et ta fille est partie. Elle se fait donc cruellement attendre Elodie. Où la chercher? Scrute partout pour trouver son visage et sa voix. Tu ne les connais pas, tu les désires sans savoir. Tu te tiens sur le bord d’un chemin où tu vois tous les autres passer. Chacun son propulseur particulier: la carrière, l’argent, les femmes, le bonheur. Tu les regardes tu es seul. Tu cherches sans savoir quoi ni pourquoi. Tu ne sais qui ni quoi désirer. En panne d’horizon, d’avenir radieux. Plus de raison de vivre ou d’espérer. Tu vois passer tous ces facies autoroutiers, tous ces regards qui vont ailleurs et qui espèrent aller. Les rues sont des supermarchés. Aucun ne te regarde, toi qui vois. Chacun tend et prétend à son plus d’être. Ils font semblant de savoir où ils vont mais tu le sais, ils vont et viennent. Agitation.

     

                Immobile, tu les regardes. Tous rivés vers ailleurs, un avenir meilleur, leurs visages fermés. Mais toi, c’est son visage à Elle au moins que tu attends. Tu ne sais rien de ce qu’il est, tu l’attends: un visage à aimer. Tu te creuses de ça. Mais pourquoi? Et lequel? Tous ces traits que tu vois, sans les siens tous les mêmes: un front, deux yeux, un nez, une bouche des joues, des oreilles, un menton. C’est quelquefois gracieux... Mais un visage a d’infinies façons de s’agencer. C’est chaque fois unique. Ce n’est le sien jamais! Or c’est le Sien que tu voudrais! Un visage pour toi. Ton horizon. Ta croyance et ta foi. De tous ceux que tu vois, aucun n’est celui-là! A vrai dire, aucun sauf le sien ne conviendra! « Amoureux d’une image » comme Axèle dirait. Oui, mais tu ne sais même pas laquelle. Serait-ce celle de ta fille? Qui sait. Elle doit bien lui ressembler. Tu rêves à ce visage qui jamais, non jamais ne vient! Et si c’était le tien? C’est une idole en creux et qui se creuse en vain. Un manque. Un rien. Secrètement en toi elle naît, celle que tu te prépares à aimer. Elle se creuse. Mais même toi tu n’en sais rien. Secret! En l’attendant, rien que des jours mous à mâcher, des sens provisoires à donner - si tu y tiens. Les seuls chemins sont ceux, ouverts et puis fermés de la pensée. Des chemins creux, des cul-de-sac ou des fossés. Quelques monstres à dévisager, pas plus. Et ce désir-là à creuser.

     

      “Laissez-moi prendre des chemins

      Ne menant nulle part.

      Des sentiers à rebrousse-temps.

      C’est vers eux que je pars

      Sans savoir.

      C’est ceux-là que je veux, des chemins de traverse.

      Laissez-moi m’en aller autre part, nulle part,

      Autrement, autre-temps.

      Laissez-moi remonter le temps,

      Rebrousser vers ailleurs.

      Régresser,

      Partir à la renverse.”

     

                Elodie, vas-tu la chercher là, dans ces chemins vers nulle part, vers autrefois et qui égarent? Elle est pressée tu vois, ne s’aventure pas dans des impasses, elle sait où elle va, qui elle est, elle fait au moins semblant, elle veut vivre avec son siècle, elle est très efficace. Pragmatique. Elle ne quitte pas les routes balisées,  les chemins opportuns et porteurs de son temps. Du moins c’est ce qu’elle croit. Elle a choisi où elle voulait aller. Elle veut vivre. Si tu faisais du stop d’ailleurs, elle ne s’arrêterait pas. Elle ne te verrait même pas. Comment l’as-tu connue alors? Existe-t-elle ou l’as-tu inventée? C’est sûr elle vient d’abord de ton désir. Mais aussi de sa volonté. Ecoutez-moi!

    (Musique légère et gaie)

     

      “Quelle figure te donner sinon la tienne

      Petite fille au nom si double?

      Laisse-moi t’appeler Gabrielle-Elodie

      Pour qu’hier dans ton nom se mêle à aujourd’hui.

      Tu es toute arrogance pour l’instant

      D’être tout toi sans être vieille.

      Hier, aujourd’hui, dans ce nom que je crée,

      S’enlacent en ce nom comme un arbre et sa liane.

      Laisse-moi t’inventer, Elodie-Gabrielle!

      “Elodie” un prénom à la mode, et tellement!

      Elodie c’est bien toi, toute-naissante et si récente,

      Toute-puissante d’être née depuis si peu de temps!

      Elodie c’est le tout de ce tout-puissant-là de ta beauté

     Qui bientôt va passer mais qui est là,

      Dont on ne se lassera pas, jamais, tant que c’est là!

      Elodie c’est la mode, ton prénom à la mode qui se démode comme toi.

      Le Tout-Puissant si insolent de ta beauté qui fanera.

      Le Dieu si provisoire que tu es et qui ne fane pas.

      Tout-puissant provisoirement d’être si jeune et beau.

       Il suffit d’un regard pour s’amourer de toi...

      Il faut toute une archange “Gabrielle” pour rabaisser un peu ce Dieu vivant

      L’humilier et le rendre pesant:

      Alourdir d’un peu de temps passé ce tout présent !

      C’est ton ange gardien “Gabrielle”,

      La part de ton prénom qui fait que tu ressens un peu de compassion de temps en temps.

      Celle qui fait plonger vers le passé déjà ton temps.

      Vers le néant.

      Elodie-Gabrielle, avec ton nom si double et trouble

      Parce qu’on ne transige pas avec l’Être et l’Eté

      Tu vas me hanter je le crois.

      Tu agites déjà de l’ombre autour de moi:

      Tout mon passé tu le présentes.

      Tout le mensonge que tu es m’ensonge

      Tu aimes à t’amuser avec mon temps

      Non, ce n’est pas sur ton booster que tu me porteras, mais c’est sur ton portable et dans ta voix.

      Je ne sais pas qui je revois ni qui j’entends dans cette voix, dans ton accent.

      Ecoutez! Je ne sais pas quand je vais rencontrer Elodie-Gabrielle

      Si un jour même elle viendra

      Ni quel Messie elle sera

      Je me vêts pour elle en tout cas,

      Comme un prêtre met son habit.”

     

      « Pourtant je suis bien réelle » t’a-t-elle répondu quand, l’ayant appelée pour la première fois, tu lui as dit qu’elle était un miracle pour toi Elodie-Gabrielle. Elle ne rit pas. Jamais. Elle a dit ça sans rire!

     

      “-Mais vous, vous n’êtes pas sérieux, vous riez tout le temps”

      “-C’est que je suis heureux quand je t’entends.”

                Mais pourquoi es-tu si heureux de l’entendre, comme si dans sa voix tu remontais le temps? Elle te rajeunit de te parler. Ecoute-la aller, venir, vivre, danser. Est-elle une ombre, une illusion? Non pas. Une occasion de la technologie. Elodie-Gabrielle a un portable, elle veut vivre tout entière. Et tout entière maintenant. Pour qu’elle se sente vivre un peu mieux, tu l’appelles. “J’adore répondre aux appels”, te dit-elle. C’est parfait! De l’appeler sur son portable ainsi, c’est ta façon à toi d’épeler son prénom. De faire qu’elle existe et qu’elle n’existe pas: à la fois présente absente, ici là-bas, maintenant autrefois. Elodie. Gabrielle. C’est là votre contrat. Et c’est son ascendant sur toi. Tu l’appelles souvent, tout le temps. Tu as de bons prétextes tu sens qu’elle est d’accord. Elle parle et vit à sa façon autour de toi. Sa voix est là, toujours, jamais bien loin. Cette magique voix qui donne chair à du passé, à ta pensée. Tu lui poses toujours la question:

     “-Est-ce que je te dérange?”

     “-Mais non, vous ne me dérangez jamais.”

      Tu as fait d’elle virtuelle ton chez toi. Et tu la joins incessamment. Tous ces chemins qui menaient nulle part conduisent maintenant à tous les bars-tabacs où l’on vend des cartes à 50 ou 100 francs, et aux cabines téléphoniques après. Tu les as toutes repérées. Les téléphones que tu vois donnent tous accès à sa voix. A chacun que tu croises tu sais que les oreilles d’Elodie-Gabrielle, tout cet autre présent, tout cet ailleurs peuvent t’entendre désormais. “Allô, Elodie-Gabrielle?” Tu crées un lien à chaque instant de creux. Et si tu veux, vous vous parlez. Et tout se met à faire sens. Grâce à son numéro tout va vers elle. Tant de choses à lui dire, à demander, et tant d’inflexions d’elle à observer. Elle devient l’oracle à consulter. Ta transcendance! Toujours là sans y être, ici-là-bas. Ton horizon et ton chez toi secret, ton Très-Haut, ton tout-bas, toujours très loin tout près : assez loin pour qu’il y ait à se tourner vers un ailleurs, mais assez près pour se sentir vivre plusieurs.

     

    Tu as soif de savoir où elle va, ce qu’elle est. Et tu la cueille un peu partout, elle t’accueille un peu partout, sur le bord de la mer (et tu entends les vagues et ses pas quand elle te dit “Pourtant je suis bien réelle”, elle se penche même un peu, que tu écoutes mieux la mer parler en même temps), elle est chez son copain avec qui elle se bat, en voiture, dans sa cuisine et sur ses escaliers, elle range la vaisselle et passe le balais. Tu entends le vide autour elle à la façon dont résonnent ses pas quand elle monte à sa chambre pour mieux te parler. C’est un petit vampire châtelain en haut de son donjon à elle. Elle est devant un film avec Christopher Lee à 9 heures du soir: “J’ai oublié d’éteindre mon portable, j’attends un autre appel que vous. Sinon c’est la messagerie que vous auriez. Tant pis pour l’autre c’est trop tard, j’éteins quand vous raccrocherez.” Vraiment, tu as trop soif d’Elle. Tu crois bien qu’elle est comme toi! Tu voudrais lui donner des “viatiques” pour traverser les longs espaces de sommeil. Tu lui apprends ce mot. Ca te rend douloureux d’avoir goût à l’aimer. En pleine nuit tu ne dors pas, tu as son souvenir comme un trait de douceur ou de douleur qui passe, et tu es en éveil. Et tu te lèves et tu lui laisses des messages car tu voudrais qu’elle pense à toi dès le matin, qu’elle en soit entourée, tu la saoules de toi. Et tu deviens sûrement insupportable de la solliciter ainsi sur son portable. Disponible et joignable toujours mais pour toujours insaisissable.  Elodie-Gabrielle ce n’est qu’un petit dieu de 17 ans, elle ne peut être que cela, ce petit dieu si arrogant de vivre sans jamais être vieux.

     

    Un petit dieu adolescent, trompeur, qui aime semer des signes menteurs pour mieux se faire aimer. Elle t’accueille toujours de sa voix gentiment et te raconte ce qu’elle est, ce qu’elle fait, elle existe si fort tu ne la vois jamais, c’est une créature hertzienne, petit ange ou goule moderne, elle est réelle mais à peine. “Je range des habits dans mon placard... Je fais le ménage en short et en T.shirt comme vous ne me verrez jamais, on peut voir mon nombril tenez... Je suis sur ma terrasse, je me bronze... Pour une fois je fais mes devoirs...J’allais partir... Vous m’attrapez au vol... J’étais en train de mordre une tomate... Ah, vous me surprenez avec ma soeur, je joue avec ma soeur, elle a un an et demi, c’est un joli chien-loup femelle qui s’appelle Peggy, ça vous surprend n’est-ce-pas?... Oh vous pouvez parler, même s’il y a beaucoup de bruit autour... De toute façon pour ce qu’on dit!... Mais ça m’est bien égal. Mais non, ne vous inquiétez pas je vous charrie... Et si je vous avoue que tout ce que l’on dit tous les deux, pour moi c’est que du jeu, c’est un jeu, c’est le jeu, ça ne vous déçois pas? Rien de sérieux de moi vers vous.” Etc, etc... Pourtant, depuis le fond de ses tuyaux elle se coule à ton oreille. Et de l’oreille à l’âme il y a moins de distance que de l’oeil au cerveau.

     

                Elle te hante par l’oreille mais tu la vois aussi, tu la connais. Bien réelle c’est sûr, avec quelques travers. Il est vrai que c’est ton élève. Tout le problème est là! Tu la vois tous les jours l’effrontée avec son petit nez de gamine en trompette, cet air gouailleur et fier, cet air défieur. Tu la vois au lycée. Jamais en tête à tête, mais tu sais l’observer. Pas tendre pour ses consoeurs: Amélie c’est “la naine”, Emmanuelle “Bout de gras”, quant à Audrey, une nymphomane, surtout si elle est bien roulée: “Si un jour j’ai envie de coucher comme elle, je n’irai pas le crier sur les toits.” Elle est dure et elle veut endurcir ceux qu’elle côtoie: pour leur apprendre à réagir. Fortifier la carapace. “C’est justement parce qu’elle a l’air revêche Nathalie que j’ai fait d’elle ma B.F. Ma “best friend”“. Toutes ces filles qui l’entourent elle les domine tu le vois, sûrement parce qu’elle les aime. Elle les désire. Quelque chose d’elle les attire, mais quoi? Peut-être son port de déesse. Elle a envie de diriger. Elle te reprend parfois sur ton maintien: “Ne regardez pas vos pieds quand vous marchez comme vous faites M’sieur le prof, ça fait bizarre, regardez loin, plus haut, ça vous va mieux”. Elle a le geste impérieux. Elodie-Gabrielle sait se défendre bec et ongle: “Si mes parents fouillaient dans mes affaires, attention au tremblement de terre”, “Je n’aime pas qu’on se permette d’écrire sur mes feuilles, même pour corriger mon orthographe. Les accents ajoutés à mon insu, je peux vous dire qu’ils sont vite effacés! Vous serez pas déçu. Un bon coup de blanco dessus!”

      D’origine espagnole 100%. Farouche et fière sûrement. Femme d’honneur: “Je promets rarement. Si je promets je tiens parole et j’ai horreur d’être obligée.” Aristocrate dans son coeur, noble certainement. Droite, même si elle ment.

                Elle vit sur les hauts de Mimet, au  sommet d’une Andalousie, dans un endroit abrupt. Tout en escarpement. On y cultive le lotissement et peut-être l’Extrême-Droite. Des chiens de garde de tout poil poussent leurs aboiements. L’ennui  probablement prospère là, mais plus sournois. Sévérité d’Escurial. La Sainte-Baume au loin. Très beau panorama! Depuis que tu l’as vu cet endroit-là tu comprends mieux qu’elle soit si fière. Pour les rêves un milieu royal! Il faut avoir des chimères dans l’âme pour vivre là quand même! C’est sûr, elle s’imagine Reine de Castille au moins avec son palefroi quand elle descend sur son booster jusqu’au lycée ou plutôt qu’elle y condescend. Car elle condescend à “descendre” à Gardanne, depuis ses hautes terres castillanes. “Pour moi, Paris, Marseille, Aix, c’est rien! Moi, c’est Mimet.” C’est vrai qu’elle vit dans une des plus jolies maisons de son quartier. Coquette, bien tenue. De mignons rideaux l’égaient. Autour, d’autres sont restées parpaings nus, c’est un lotissement inachevé, dans le désordre et l’à-peu-près. Et grimpé à flanc de colline. Mais la maison d’Elodie-Gabrielle est à la fois touchante et tendre. Tellement kitch! Bien close et bien finie. Trop bien! Des fleurs dans le jardin. Et des rideaux jolis. Tout bien rangé. Trop bien! Un beau portail aussi, toujours fermé. Paisible et fière sa maison. Sachant se faire remarquer! Pimpante! On la voit de très loin. L’une de celles qu’on voit le mieux. Et depuis son premier étage aux volets croisés, on doit pouvoir contempler quand on le veut tout le paysage abrupt et montagneux.

     

     

     

      (Musique!)

     

       “Comment fais-tu pour exister dans ta maison si lisse et propre, aux murs si nus?

       L’ennui te guette à chaque coin d’ombre et te saute dessus. Petite fille tu es là,

       Dans ce salon si propre et grand, qui résonne et n’est pas pour toi.

       On ne t’a jamais dit comment

       Ton corps, ton coeur pourraient s’y émouvoir ou s’y mouvoir

       Dans ce salon si propre et grand.

       Tu regardes passer autour de toi le temps, le vent,

       Les courants d’air dans des tissus

       Ce soleil de printemps,

       L’après-midi si lumineux. Tu bailles. Tu ne sais pas comment

       Il ferait pour passer cet ennui. Alors, tu prends ton booster, tu te casques, tu fuis,

       Ce n’est plus le silence du temps qui glisse autour de toi,

       C’est le bruyant de ce mouvement-là qui te poursuit.

       Tu vas rejoindre ton ami

       Pour aller à Plan de Campagne, dans ce camping de choses à vendre,

       Au beau milieu de rêves qui s’éventent.

       Tous les deux vous allez rêver.

       Te voici au milieu de ces tentes de tôles dressées,

       De ces hangars si pleins d’objets précieux et chers et qu’on croit désirer,

       Dont on peut rire, et qu’on peut acheter. Tu vas là-bas, tu ris, tu sens qu’on peut enfin y oublier

       Son âme.

       Tous ces objets qui tapinent par là, ils ont un air inoffensif, sournois!

       Et tu es bien, à siroter un peu de temps perdu en compagnie de ceux qui se distraient

       En regardant les autres s’ennuyer.

       Aucune question ne te vient là, jamais, tu as toutes tes armes

       Pour les mettre en déroute. Le cinéma surtout, le multiplex avec ses salles,

       Toujours pleines d’images américaines dans le noir. Tu es

       Dans tout le chatoiement d’un monde qui ressemble à celui dans lequel tu t’ennuies en plus gai.  Il s’y passe des aventures!

       Et tu te loves dans tes rêves, tu t’y blottis, tout près de sa tiédeur à lui qui te rassure.

      Et tu peux rire là, tu t’y épanouis.

      Et tu remontes après en ton château d’ennui pour mieux goûter la fadeur de ta vie.”

     

                Sera-t-elle ta Béatrice Elodie-Gabrielle, ton guide avec sa voix? T’ouvrira-t-elle accès à la contemplation du Bien, du Vrai? Il faut craindre que non. Mais alors à quel Paradis conduit-elle? Elle ne mène qu’à elle-même, c’est une idole messagère de sa jeunesse et sa beauté! Même une idole mensongère! Peut-être une Ariane mais elle se meut sans fil au coeur du Labyrinthe, elle s’y retrouve sans problème et s’y sent plus à l’aise que toi, elle t’y perd délicieusement, elle t’y égare même et finira par te livrer aux crocs du Minotaure ou de Cronos si tu te prends pour son Thésée! Sauve-toi! Pourtant tu remontes avec elle le temps. Ou bien tu le descend.

     

    (Musique!)

     

      “Je te profère et je te fais

      Laisse-toi faire et préférer!

      Laisse-moi te faire et défaire

      Comme un jouet.

      Elodie-Gabrielle,

      Laisse-moi te statufier

      Comme une idole.

      Tu mets du jeu dans la pensée,

      Du mouvement.

      Ton corps a la souplesse d’une idée,

      Il a l’adresse d’un calame et son agilité,

      Si léger qu’on peut y deviner son âme,

      L’écrire avec ou la crier.

      Laisse-moi te faire danser

      En t’écrivant

      Et pour mieux te faire danser

      Me servir de ces mots qui dansent

      Au fin bout de mon fil tu es

      Comme Ariane et moi Thésée.

      Je croyais pouvoir te conduire à ma guise

      Et c’est toi qui me tisses à ta danse à présent.

      Je crois poser mes mains sur un clavier d’ivoire et te chanter,

      Je crois jouer à toi ne suis qu’un dé roulé

      Entre tes doigts.

      Entre les miens?

      Est-ce toi qui me joues?

      Je deviens ta marionnette.

      Mon fil tu va le couper.

      Il finirait par te lier

      Et tu ne veux surtout pas qu’on te lie!

      Tu m’aimes bien c’est vrai,

      Rien que l’espace d’un matin.

      Pour comprendre la vie et devenir un peu savante aussi

      Mais après un instant, c’est lassant.

      Tu es l’idole de toi-même et ça suffit.

      Je croyais t’avoir faite Elodie-Gabrielle

      A mon image je t’ai faite,

      Mais toi tu veux jouer, bouger,

      Manipuler.

      Tu ne vas pas te laisser faire!

      Dégage-toi de moi tu feras bien.

      Tu couperas le fil qui te lierait.

      Car tu n’es ni mon fils, ni ma fille,

      Ni ces cordes que je croyais.

      Tu ne sais même pas chanter!

      Tu es celle qui va, qui vit, qui est...

      Non, tu n’es pas mon instrument.

      Tu es ta liberté, ni plus ni moins.

      A peine peut-être une idée.

      Et si je t’ai imaginée

      Tu vas quand même me quitter.”

      

       Il faut dire qu’elle joue bien du booster Gabrielle-Elodie. Elle chante faux d’après ce qu’elle dit, à mon avis elle ne chante jamais: trop de silence en elle pour chanter. Mais elle peut danser sa vie. Quand elle bouge ou qu’elle marche elle est féline, insinuante et souple, tout d’elle part des hanches. Tout d’elle a l’air de s’envoler de là quand elle prend son élan ou qu’elle s’en va. Mais comment as-tu fait pour te lier à elle comme ça? Votre téléphonie, elle vient de quoi? Il va donc te falloir raconter. Tout dire? Ecoutez-moi, je vais vous dévoiler comment tout cela s’est tissé. Et puis cassé. Elle est comme les Parques Elodie-Gabrielle, elle tisse et puis elle coupe. Plutôt, elle est une araignée. Elle file une toile, y prend sa proie, la laisse après. A vous non, finalement je ne raconte pas. Surtout pas raconter à n’importe qui, surtout pas! Laissez-nous elle et moi, c’est à elle que je m’adresse. Rien qu’à Elle! Et changeons de musique! Passons en Paradis grâce au divin regard de Gabrielle-Elodie.

     

     

    Une musique plutôt douce après…


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