• II

     

                                                                                                                                     

     

                Un an ça a duré.

                Georgia aurait vécu dans cette véranda toute une éternité si elle n’avait pas un jour trouvé, derrière des bouquins, que sonnait creux un panneau de bois. Elle n’avait pas tardé à le faire glisser. Un placard était dissimulé là, entièrement tapissé de velours pourpre et contenant trois grands albums reliés. Au fond, comme un missel, un petit livret. Fascinée par la couleur et la matière ainsi que par l’odeur, elle prend le premier album, touche sa couverture : non pas en cuir mais en un daim vivant. Elle hésite à l’ouvrir. Dedans, ce sont des photos découpées, recollées, de corps pris de très près. Comme un puzzle. Georgia voudrait savoir si c’est bien une femme, si c’est la même, si elle était vivante ou morte, elle feuillette ces pages où elle voit ces images de corps, sanguinolentes. Elle ne sait pas bien si les déchirures sont celles des corps ou du papier. Le dernier grand cahier, à peine commencé, collectionne des photos aux couleurs rouge sombre. Sur la page de garde est calligraphiée la formule suivante :

     

    UN

    AMOROMA
    ROMAMOR
    NU

     

                Georgia soudain a l’impression de vivre un conte, peut-être Barbe-Bleue et la lumière matinale, l’absence de Mauron, l’appartement bourgeois aux plafonds à caissons et aux murs lambrissés creuse en elle comme un silence. Toutes les voix tissées, entassées, amassées qui circulaient en elle se sont tues, comme mer soudain retirée. Georgia jette encore un coup d’œil à la formule du cahier. « A Marseille pas de marées » chantonne-t-elle, et elle sort comme pour vérifier.

                C’est la première fois depuis des mois que Georgia sort de chez elle. Est-ce qu’elle sort, est-ce qu’elle fuit ? Si elle voulait aller jusqu’à la mer elle s’est couverte juste assez, il fait très frais, c’est l’automne autour d’elle. Depuis le temps elle avait oublié les saisons. Au dessus d’elle, des gabians. Des feuilles de platane jonchent la chaussée, se soulèvent en tourbillonnant. Elles font un bruit de papier mat. La plante de ses pieds froisse la chair dernière de ces feuilles encore de couleur vivante. Elle la mâche de ses pieds. En marchant elle sent cette dernière vie des feuilles de l’été, elle la goûte, c’est une vraie gaieté de sentir sur un sol vivant ses pas. Elle y prend de la force comme si elle écrivait. Georgia est en retard d’une saison, elle promène encore un peu d’été tout autour d’elle, il lui semble qu’elle ne pèse pas. Comme ces feuilles qu’elle soulève, comme l’air qui soulève ses pas. Dans les vitrines elle se voit marcher avec sa jupe si légère, ses jambes si bien ajustées. Ce qui change c’est la lumière. Elle se regarde ainsi, elle a envie de sa silhouette à peine habillée, elle se laisse pousser par le vent froid qui la réveille ou l’engourdit elle ne sait pas. Elle marche sur des trottoirs sonores, elle a perdu cette habitude de marcher, elle titube un peu entre des façades sculptées qui sont comme des dos de livres, reliés au lieu de peau de pierre. Georgia marche, il lui semble que les voix reviennent mais il fait trop de bruit dehors, elle n’entend pas distinctement. De temps en temps elle dit : « Plus fort ! », et des passants distraits se retournent sur elle. Elle arrive au bas du Boulevard Longchamp et soudain elle a froid. Elle pense qu’à chacun sa véranda, ce tégument, ce microclimat pour rendre la vie supportable. Devant elle se dresse le sexe double de l’église des Réformés, ces clochers blancs comme les Blancs savent en dresser. Elle se rappelle qu’elle est noire ! Elle court, gravit les escaliers gris du parvis, dépasse la statue de Jeanne d’Arc placée en plein milieu, - mais que tient-elle entre ses deux mains jointes, face inclinée, yeux éplorés levés au ciel cette statue de femme laide ? Il fait si froid, le vent si violemment érode, il faut entrer !

                « Elle a déboutonné sa robe blanche et, ployant les épaules en avant, se dégage de l’encolure. Elle apparaît non pas tout à fait nue mais dans un justaucorps qui donne à sa chair des reflets. Elle a levé lascivement les bras, faisant mine d’arranger ses cheveux, on voit le creux à peine ombré de ses aisselles… » Ca y est, les voix lui reviennent. C’est peut-être Léon Daudet, Bourget ou Taine. Ou bien un vieil auteur, encore plus muet. La haute nef gothique semble en être hantée de ces voix-là. C’est du gothique XIXème. Elle les entend s’articuler, tourner et circuler en soi. Le vent imprime un mouvement de va-et-vient à la porte d’entrée. Il menace les cierges dont la flamme vacille à s’éteindre.

                Mais quelques pas résonnent sous les voûtes. C’est une jeune fille blonde, à la peau ou la robe bleue. Elle descend jusqu’au transept la nef, oblique vers le bas-côté, se dirige vers l’orgue de chœur. Elle marche ou peut-être nage, portée par l’ombre et la lumière. Elle est plus légère qu’un Dieu. Elle a posé ses partitions sur le bois noir de la console. Georgia suit son parfum et la regarde mieux. On dirait qu’elle est transparente. Elle se déchausse d’un geste précieux, se glisse sur le banc. Ses bas contre le bois crissent. Elle est assise droite et blanche en plein milieu de l’instrument. Son visage, très régulier, entoure aussi des yeux très clairs, très bleus. Glissant ses mains des deux côtés de son visage, elle attache avec un lacet ses cheveux blonds ébouriffés. L’instrument la serre de près, il l’entoure ou plutôt l’incorpore à son ombre. Quelque chose de lui s’entrouvre exactement. L’organiste se penche et le flatte doucement, comme pour apprivoiser un animal. Elle en joue maintenant avec les mains, avec les pieds, ou plutôt le caresse. Une vague sonore va, vient, se répercute, et cela donne envie à Georgia de danser.

                Georgia écoute jouer cette femme si blanche, si bien éclairée, charriant autour d’elle tant d’ombre pourtant. Dans un grand mouvement d’ellipse dont l’organiste serait l’un des foyers, elle va dans la nef centrale, traverse le transept. Sous les deux rosaces, de l’un et de l’autre côté, elle aperçoit deux autres vieilles orgues silencieuses, élancées, aux buffets poussiéreux et postées face à face. Encore quelques pas, Georgia se trouve exactement en face l’organiste. On ne voit d’elle que son visage absent, tourné vers le dedans, éclairé par dessous, très blanc. Son corps est englouti par le soubassement. C’est un seul corps ce visage et cet orgue. Au dessus du nimbe d’or de ses cheveux, les tuyaux font un halo sonore. Georgia entend chanter en elle d’autres phrases, venues d’eux : « Elle fait corps avec l’orgue il paraît… Ou peut-être avec l’ogre, il la dévorerait et ce serait dommage, j’aurais besoin d’une elle nue… » Mais de qui sont ces phrases ? Sait-on jamais précisément ? Sur la couverture de peau du petit carnet, dans le placard secret de son appartement il y avait un titre écrit, gravé en lettre d’or, elle ne se le rappelle plus... Poursuivant son ellipse dont l’autel serait l’autre foyer, Georgia marche toujours et tourne en longeant les piliers. Elle voit l’autre profil de l’organiste et l’observe en entier. C’est Shiva dans sa danse immobile, sur le point d’accomplir, à chaque instant l’accomplissant, ce tremblement d’où vient le chant de l’instrument. Elle tient le monde et Georgia est dedans. Georgia la voit : elle joue des mains, des pieds, s’entoure de sa danse. Elle entend se tisser la musique autour d’elle, elle se sent prise à cette toile d’araignée qui se file autour d’elle, elle se laisse prendre par les fils de ce chant, elle se laisse aller, s’abandonne à Shiva. « C’est à la fois Jonas, la vague et la baleine », se dit Georgia. En s’avançant vers elle, elle la voit s’arrondir comme une vague sur le point de déferler, justement celle d’où renaît le déferlement, ni celle d’avant, ni celle d’après, toujours la vague qui se gonfle, se ramassant pour avaler l’insaisissable, sécrétant la rumeur de la mer sur le sable. Georgia caresse du regard ces pieds qui bougent, glissent, crissent, trébuchent sur les marches du pédalier, donnant au mouvement son instable durée. Elle approche, elle est de plus en plus près, elle sent que se ferme sur elle ce chant, il lui semble voir l’organiste tourner, trébucher, comme vague sur elle pour mieux l’incorporer. « Me voici dans la gorge de l’orgue » se dit-elle. Sous la peau très blanche du front bombé elle devine une veine. Elle est si proche désormais, à la toucher, elle voit ses poignets si fins et les jointures de ses pieds, ses ongles si près de l’ivoire à monter et descendre sans fin leurs escaliers, elle est dans son parfum d’ambre. Prise comme la proie. Liée.

                L’organiste s’est arrêtée, elle se tourne vers Georgia, elle a les yeux bleu très léger, presque blancs sur sa peau de lait bleu, elle est si blanche, elle a des pointes de rousseur sur son visage, et ses lèvres sont graves.

                « Vous écoutiez ? », demande-t-elle.

                « C’est pour mieux vous entendre tisser », répond Georgia en reculant. Sa parole titube aussi, cela fait si longtemps qu’elle ne se parle plus qu’à elle-même, elle ne sait plus organiser ce qu’elle dit.

                L’organiste a rougi. « Ce n’est pas mon chant, mais le sien », dit-elle en caressant l’instrument de la main.

                Georgia pose son doigt sur une plaque de métal : « Et que veut dire Voix humaine ? » demande-t-elle.

                « Oh, c’est un jeu, mais pas comme les autres, il est tout désaccordé, je ne m’en sers jamais. Et puis, il vient de là-haut », dit l’organiste en se penchant pour indiquer les vieilles orgues, « il a trop de mordant pour se fondre à cet instrument-ci. »

                « Il ne fonctionne plus, ce jeu ? »

                « Si, bien sûr, l’air pénètre dans les tuyaux, mais je n’ai pas envie d’aller dans le buffet pour l’accorder ! C’est tout plein de poussière et de bestioles, là-dedans. C’est qu’il est toujours à bouger, à glisser, jamais le même ! Capricieux, pire qu’un enfant. Il faudrait tout le temps le toucher, lui parler, presque. C'est curieux comme il est, ce jeu ! Pour moi, j’ai renoncé à le faire chanter. C’est trop fatigant. »

                « S’il vous plaît, je voudrais l’entendre. »

                « Comme ça, tout désaccordé ? »

                « Mais bien sûr, comme ça ! Nous sommes seules dans l’église !... »

                Georgia se penche un peu, un gloussement s’échappe de sa gorge.

                L’organiste sourit, tire le registre, appuie sur le plus haut clavier - Georgia regarde avidement ces trois claviers en escalier -, et des gémissements, des cris rauques et faux résonnent dans la nef. Les hauteurs s’enchevêtrent, se mêlent en tremblant. Georgia ferme les yeux, elle imagine l’organiste en train de caresser de ses doigts blancs les touches noires de sa peau, elle s’imagine en train de se glisser entre ces doigts de peau, son corps a soif soudain de la peau de ces doigts, c’est curieux ce que ça lui fait ce chant-là, elle se sent danser tout autour de ces doigts, c’est un parfum ou une main ces orgues, ce matin. Elle s’entend chanter sous leur caresse et elle vibre à leur toucher. Elle est un grand clavier d’ébène d’où naîtraient des sons auxquels elle ne s’attend pas. Ou plutôt, ce n’est pas cet orgue-ci qui fait naître en elle cela mais la voix de ces orgues muettes et accrochées si haut sur les tribunes du passé. « La voix humaine », se dit-elle. L’organiste s’absorbe à nouveau dans son chant, le regard aspiré, en train de faire résonner l’église avec ce chant sauvage sous les doigts. Elle entend l’église entière en train de vibrer faux à cause de cela, une voix humaine désaccordée. Georgia est emportée, elle pense à la Petite Sirène, aux cétacés. Elle se sent naître des contes sous la peau. Cet orgue faux, c’est la chanson grotesque des orques sous les eaux. Mais la musique cesse et un fou-rire suit. Elles se regardent, celle qui joue, celle qui écoutait. Georgia raconte à l’Organiste ce qu’elle entend du conte d’Andersen, elle lui demande si elle aurait une clé des tribunes, elle voudrait bien aller voir de plus près ces orgues-là, les plus hautes, avec les grands fanons de leurs tuyaux, mais elle pense surtout à chanter sous ses doigts. Elle se dit : « Je lui effleure l’aile » et elle soupire une première fois.

                « Les clés ? Oui bien sûr je les ai mais c’est sale là haut, vous voulez vraiment visiter ? Il n’y a que du bois et du métal à voir, et puis de la poussière vous savez ! »

                Pour la première fois l’organiste regarde Georgia, elle voit cette femme si noire, aux yeux profonds et chauds, au visage si rond, un visage d’enfant - fille ou garçon ?- entouré de ses cheveux crépus, denses, touffus, cette femme plante à la voix drue, comme un jeu de régale, encore un autre jeu depuis si longtemps tu, planté dans un sommier des buffets du transept. C’est ce jeu de régale incarné qui est là, devant elle. Elle en a la voix grasse et ornée. L’Organiste apprend à lire à ce visage, c’est une portée neuve à déchiffrer, elle ne sait pas si elle en a la clé. Elle regarde ce regard vivant et bon, naïf et rond, attendrissant de paraître si bon, si peu farouche avec cet iris noir venu d’un chaud lointain, cette pupille en feu semblant puiser profond ce qu’il faut d’ironie pour aller, et cette bouche large aussi, aux lèvres charnues et mouvantes, qui s’avancent ou se reculent depuis l’extrême commissure quand elle parle… Elle a la générosité de la régale, justement. Elle parle avec tout son visage cette femme, elle ouvre et ferme les yeux pour ponctuer.

                L’Organiste soupire aussi. « Venez », elle se glisse sur le banc, ses bas font sur le bois un léger froissement, elle se rechausse et prend deux clés. Ce sont des clés énormes et grises. Elle montre à Georgia ces clés et les deux femmes rient de ce que ces grosses clés leur disent. Elles pensent peut-être encore à Barbe-Bleue toutes les deux, en tout cas tout d’un coup il revient à Georgia ce velours odorant, ces albums derrière la cloison, couverts de peau… C’étaient quels mots déjà ce titre en or ? Elle ressent de nouveau la peur qui la fait fuir de cette serre où elle tournait en rond, elle pense à Mauron qui arrondit les mots. D’un coup, ça lui paraît si évident, Mauron arrondit les mots, et elle veut des mots tranchants, des mots ajustés justement, des mots bien aiguisés, vivants, qui ouvrent, coupent et disent dru… Pourquoi est-ce qu’il les arrondit, Mauron, les mots ? C’est pour pouvoir la caresser ? Il y a de l’eau dans Mauron, de l’eau fade, cette eau qui coule sans nourrir, ce babil. Mauron avec sa langue, il dit et arrondit, il érode en disant… Une eau verbeuse avec sa langue, ou peut-être du sang. A moins que… Non, ce n’est pas les mots qu’il arrondit Mauron, c’est un mensonge avec ses mots. Ce sont des oripeaux ses mots. Avec eux il déguise. Des ronds de mots comme des ronds de jambe ou des ronds de fumée… Et derrière ces ronds, il manie un stylet. Mais un mot un seul mot lui échappe à Mauron, et Georgia voudrait bien le prononcer. C’est ce mot-là qui lui a échappé. Lequel ? Georgia, elle aurait voulu un mot vrai de Mauron, et dur comme un galet, un mot lourd et qui frappe. Mais qui frapper ? Elle dit à l’organiste, et cela lui échappe comme une clé qui glisserait des doigts et tomberait avec grand bruit, mais elle ne tient aucune clé : « Il suffirait d’un mot. »

                « Un mot ? Quel mot ? » dit l’organiste. Georgia la regarde et répond: « Secret, par exemple, le mot secret » C’est bien ce mot qu’elle voulait, qui est venu : Secret. Mais il l’a pris en traître. D’où lui vient-il ce mot ? De quel placard caché ? Et de quel titre en or ? Quelque chose en elle se tremble : « Je vous ai dit « secret », ce mot m’a échappé, je vous avoue ainsi que quelque chose ne doit pas être avoué. Elle grimace un peu : « Le secret, c’est quand un creux se crée. Il ouvre un creux. Comme la clé de Barbe-bleue. » Elle tremble la voix de Georgia, elle dit au-delà de ce qu’elle ose dire, elle ne sait plus ce qu’elle dit. L’organiste le sent qu’elle dit tout à travers ça. Tout de travers. Elle ne comprend pas tout ce qu’elle dit, mais il y a un poids dans ces yeux-là qui la regardent. Il lui vient des accords sous les doigts pour répondre à cette femme noire, l’alléger de son poids, mais il lui manque le clavier. Un son viendrait. Elle se les frotte entre eux ses doigts : « J’ai froid » dit-elle, mais ce n’est pas vraiment cela qu’elle veut dire, elle a la langue au bout des doigts, elle ne sait trop qu’en faire de sa langue pour répondre à Georgia.

     

    (Soupir léger)

     

                « Il a suffi d’un mot » a dit Georgia, de cette vibration d’un mot pour que tout tremble et tout bascule, et l’organiste a regardé ces lèvres si bien dessinées d’où s’étaient échappés ces mots-là, et elle a tant aimé ces lèvres, ou plutôt elle a si bien perçu leur existence dans ses yeux, elle a si bien senti qu’elles étaient là près d’elle, tout près d’elle ces deux lèvres, à vivre, à remuer, à se poser comme deux ailes sur du sens, du sens qui part dans tous les sens, qu’il y a eu sur son visage l’exquise esquisse d’un sourire.

     


     


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    I

     

     

                Mauron, s’il existe, est très riche. Il a du charme et du charisme, et du succès. Métamorphosant idées et mots en liquidités. Ses clients ? Psychanalysés dans l’impasse, autobiographes obscurs, petits poètes de province, demi-écrivains fortunés publiant à compte d’auteur. Des plumes averties l’ont même consulté ! Est-il psycho-romancier, accoucheur d’écrivains, collectionneur de contes ? Son entreprise est simple, car Mauron est entrepreneur : aider qui le voudrait et moyennant finance à devenir le livre de ses rêves. Un livre sur mesure, à faire lire ou à usage intime. Public, privé. Un vrai livre à offrir, à s’offrir. Il les fait rêver d’eux les clients, comme il veut, et puis après, il s’en repaît.

                 A Marseille. Sa compagne, une belle Antillaise noire, sied fort bien à la véranda de son appartement haussmannien, boulevard Longchamp, côté pair, rez-de-jardin. Un espace vert-bleu, parois et toits de verre, un endroit moite et lumineux, aux armatures compliquées de lianes, de siguines, d’hibiscus et de bananiers. Elle s’est senti pousser dans cette véranda des racines dit-elle, aussi l’a-t-elle appelé : « Ma petite Afrique ». Elle y a installé une chaise d’osier, un bureau Henri II aux pieds torsadés. Elle y voyage, entourée de coussins, de tissus, parmi tous les récits des clients de Mauron... Elle s’en nourrit. Chaque soir il en rapporte des brassées. Il enregistre leurs pensées, puis les écrit et les donne à lire à Georgia… Ces contes, ils caressent les bras, les jambes de Georgia, elle les croirait passés par ces vrilles de bois et ces plissés de soie, ils éclosent en elle. Pénétrant par ses yeux, circulant en son corps, bourgeonnant à ses doigts. Ils vont, viennent, ils se ressassent, s’enchevêtrent, mènent tout un sabbat. Leur suc descend en Georgia qui s’en gorge : du végétal, de l’animal qui bruisse, crisse, du vivant au-dedans, poussant et pensant au-delà. Elle en déguste la voix qui glisse et crisse.

                Mais c’est aussi trop d’énergie, il faut parfois qu’ils sortent d’elle tous ces cris, tous ces mots. Elle s’est donc choisi un stylo vert, un stylo plume qu’elle a appelé « Mon petit perroquet », sans rien dire à Mauron, elle copie ces phrases lues. Pour s’en débarrasser. S’en soulager.

                C’est curieux comme on est, elles ne sortaient plus comme elles étaient entrées ces phrases-là, Georgia ne contrôle plus rien de la façon dont elles vont depuis ses mains. Après les avoir lues, de les écrire elles muent. Une eau devenue sève et fleur et fruit…

                Elle a vécu un an dans cet espace ouvert, fermé, cloîtrée, sa nudité fleurie. Pour rien au monde elle n’aurait laissé tout ce qui poussait là… Quelque chose qui mûrissait. Elle parle parfois à son maître, le soir, elle chuchote. Je ne sais pas si c’est à lui qu’elle babille ou à sa véranda, peut-être à ce qu’elle sent mûrir en elle-même, mais elle parle d’amour, je crois, ou plutôt elle lui chante un poème.

     

     

    (Premier soupir là)

     

                Georgia chante et célèbre Mauron mais quelque chose doute en elle. « De la mort vit en Mauron » se dit-elle parfois. C’est peut-être qu’il n’est qu’un homme. « S’il était une femme il les porterait mieux ses personnages, et ils arriveraient à terme ». Elle s’interroge. Elle voudrait bien savoir comment il les travaille ses clients, comment il peut féconder leur faconde, si c’est lui qui les sculpte et comment il s’y prend, et si c’est chaque fois semblable ou différent. Et les entendre naître en eux ces contes-là, avant que Mauron ne les broie pour en faire son plan. Mais Mauron ne veut pas : ça le gênerait dans son travail que quelqu’un d’autre écoute en même temps. Surtout, ça gênerait les clients s’ils la voyaient. Du moins, c’est ce qu’il prétend. Elle, en lisant ce que Mauron en fait, elle sent bien que lui, il met aux normes et charcute dedans, il taille et coupe dans les voix qu’il entend. Et selon quel patron ? Il fait du prêt à lire, du prêt à consommer, il simplifie, élague, elle connaît ses canons, sa rationalité. Il lui a expliqué, il cible à chaque fois un lectorat comme il dit, puis écrit en fonction. Aventures ? Surtout pas ! Il a ses cartons, ses discours tout prêts, ses schémas actanciels, sa narrativité, juste avec ce qu’il faut de variations ici ou là. Il fait surtout de la biographie, du roman, de l’autobiographie au mètre linéaire ou au mètre carré selon le type de contrat. L’écriture, on ne s’amuse pas avec, on peut perdre ou gagner, pas seulement du fric ! C’est ce qu’il explique à Georgia. Un livre, ça vous pose un homme, c’est du sérieux, et Mauron est sérieux ! Professionnel. Sans risque. Il sait ce qui est bon ou pas pour l’image à donner. Il a des clients à gérer, de l’argent à gagner, des catégories où classer, tout un cahier des charges. « Je ne veux rien savoir des morts » dit Mauron à Georgia. « J’ai commerce avec les vivants. Les livres auxquels je prétends nous aident à commercer. Mon rôle est d’assurer. Et rassurer. Pas de surprise ! Et un produit fini qui satisfait. »

                « Il a raison » se dit Georgia, mais quelque chose lui répond que la raison n’est peut-être pour rien dans ce qu’il fait, même s’il faut gagner sa vie. Et en lisant ces contes elle perçoit parfois comme la voix mordue de celui qui parlait mais qui ne parle plus. Ces textes, ils parlent à côté… Il « gère » ses clients, se demande Georgia, ou bien il les digère ? Et si ce n’est pas lui c’est qui, c’est quoi ? Et si, au lieu d’un « produit fini », c’était un produit infini qu’il fallait ?

                C’est à Marseille que se déroule tout cela, n’importe où hors du monde irait aussi bien. Même peut-être mieux. Le grand rez-de-jardin du boulevard Longchamp est un non-lieu qui en vaut d’autres néanmoins. Mauron a l’air d’aimer le corps de sa négresse, il le fréquente assidûment, c’est un miracle permanent de l’avoir pour soi tout entier. Et cette véranda qu’il a conçue lui paraît être l’hyperbole du sexe de Georgia, avec son bassin à poissons dissimulé par la toison des feuilles. Mais sait-il bien en profiter ? Il la confond avec ses fleurs Georgia. S’il embrasse ses lèvres, ses seins, son sexe, infusés tout le jour dans cette végétalité, qu’il leur trouve parfois comme un goût de colère, il n’approfondit pas. C’est dommage vous me direz, et vous aurez raison. Georgia, c’est un dérivatif à toute sa journée : « Forçat du texte ! Texte forcé, prise de tête, sexe brisé. Et Georgia, le repos du guerrier. » Cette chanson lui vient quand il surprend Georgia le regarder à son insu. C’est que Georgia aussi se dit que c’est dommage… Dommage de quoi, peut-être vaut-il mieux n’en rien savoir. Alors, elle se distrait…

     

    (soupir.)

     

                Quand elle en eut assez des textes de Mauron, elle se mit à Racine, à cause du nom. Mauron la retrouvait le soir, le plus souvent en pleurs auprès des tragédies. « Chacune, explique-t-elle à son amant, est une serre où se cultivent entre des vers des plantes chimériques. Les plus rustiques ont supporté le grand air de l’hiver, l’Histoire : Thésée, Mithridate, Néron, des arbres de plein vent, bien venus, bien poussés on le sent. Ils n’avaient pas besoin de Lui pour exister. D’ailleurs, il n’aime pas leur résistance, on voit qu’ils lui portent ombrage. Il leur préfère Agrippine, Phèdre, Britannicus, Hermione, Bajazet, des fleurs fragiles. C’est elles qu’il cultive, ces fleurs rares et parfois vénéneuses : Narcisse, Œnone et tous leurs noms obscurs. Rampantes ou grimpantes et poussées à l’ombre des Grands. Les serres de ses tragédies, voilà vraiment les dernières « racines » qui les ancrent à la mémoire des vivants ces morts-là. Sans ce grand jardinier, plus rien d’eux n’existerait! » Mauron sourit, il hausse les épaules, comme quelqu’un qui a compris depuis longtemps. « Tout ça c’est du passé... Et puis ces lianes vénéneuses, elles n’ont jamais existé que dans sa tête à lui, Racine. Ce sont ses propres ombres qu’il dessine… » En tout cas, c’est les morts et leurs mots qu’elle découvre en Racine Georgia.

     

    (Soupir aussi)

     

                Georgia c’est vrai n’est jamais trop longtemps morose ; elle a besoin d’air dans sa mélancolie, elle aime dérider Mauron par ses facéties : « Chut » lui fait-elle un soir, en mettant un doigt sur sa bouche à lui, « Ecoute un peu ce pauvre auteur qui nous écrit tous deux, le mal qu’il se donne à nous faire vibrer, parler, chanter, à nous faire passer du néant à la vie ! De toi ou de moi, quelle est la plante d’intérieur pour lui ? »

                Mauron sourit encore. Il goûte assez ce que Georgia lui dit, bien qu’il n’entende rien, et Georgia renchérit : « Si tu ne l’entends pas je l’entends moi, je l’aime mieux que toi. J’ai l’impression qu’il me comprend, qu’il est de mon côté. » Elle rit comme elle sait rire, sans bouger, c’est de la gorge qu’elle rit, et Mauron ça le fait bander d’entendre rire ainsi et son sexe durcit. Mais s’il arrive à Georgia de penser à l’auteur qui la couche et de le préférer sur le papier, c’est Mauron qui la touche ce soir - les autres soirs aussi -, sur leur beau lit de bambou vert, à la lisière du soleil, aux frontières de sa lumière, là où le végétal cède la place au minéral des villes, à ces miroirs, à ce bois mort, luisant, ciré, ces vieux meubles civilisés, ces plafonds à caisson, et ces murs lambrissés. Et c’est bien lui qui la caresse tout entier sa négresse, il n’y a pas à en douter !…

     

    (Plusieurs soupirs, ici…)

     

                Et puis, elle entreprend un travail singulier. Elle tâtonne, elle cherche. Georgia la sage a parcouru les vieux romans qui encombraient les rayonnages. Pour se distraire ou ne plus y penser ? Ou bien pour comparer ? S’ennuierait-elle ? Autour d’elle, sur son bureau, se sont accumulés des livres vieux de plus en plus nombreux. Mauron a d’abord cru qu’elle oubliait de les ranger après les avoir lus mais en fouillant il aperçoit, glissées dedans, des feuilles manuscrites et chargées de ratures.

                « Que fais-tu de ces vieilleries ? » lui a-t-il demandé. Elle a l’air délicieux, sourcils froncés, bouche crispée, avant que son visage ne recommence à bouger. Mais ce n’est pas son visage qui bouge ni son nez, c’est dans son ventre que ça bouge, tu le sais :

                « C’est mon secret mais je vais te le dire. Tu vois, ces bouquins illisibles sont là, plus personne pour les entendre ! Ces tonnes de paroles plus jamais prononcées, imprimées pour le feu, le néant, la fumée ! Plus rien n’y rime à rien. » Elle les feuillette en parlant, sous son nez. Une odeur de moisi voyage en même temps que la poussière déplacée. Ca fait un bruit de lèvres ou de baiser.

                « Tu ne les entends pas nous appeler ? Non, n’est-ce-pas, il n’y a que moi pour entendre des voix ! Si je n’étais pas là qui les écouterait ? C’est dans la tête des vivants qu’un livre existe, prononcé. Dans leur tête une voix. Sinon c’est mort. » dit Georgia en tapant de son doigt sur la main de Mauron. « Ca vit de notre vie à nous, de la musique qu’on y met ! Même si les vivants sont nés des morts, les morts c’est rien, plus rien sinon ce peu de compassion que les vivants, parfois, s’accordent en les écoutant. Et les vivants c’est capricieux, changeant, inconstant, vicieux. C’est des Dieux provisoires, oublieux. Ils entendent s’ils veulent et toujours autrement, à l’endroit, à l’envers, en diagonale et tout de travers, et même !… Il leur arrive de penser que c’est les livres qu’ils ont lus qui font des contresens sur eux ! Ils sont si arrogants ! »

                Mauron s’esclaffe : « Textes au papier dormant, et Georgia leur « Prince charmant ». C’est touchant, mais les morts ne rapportent rien. Ces livres-là, c’est enterré ! Usé, jauni ! Pouah ! Et puis, même si tu y consacrais ta vie, il y en a tant de livres morts qu’un collège de nonnes n’y suffirait pas ! Imagine-toi, des vierges consacrées aux textes du passé, des moniales passant leur vie à raviver des livres morts, leurs utérus inoccupés leur laissant ce loisir : ressusciter quelque chef-d’œuvre et le faire gémir. Mais toi ! Tu n’es pas nonne, que je sache. Non mais, tu imagines ? Il faut qu’on en oublie des livres et des gens, au moins un peu, sinon tous les vivants n’arriveraient jamais à célébrer tous ces morts-là ! Vivre, ça sert quand même à autre chose qu’à penser à la mort en aidant les morts à penser encore ! »

                Georgia est peut-être vexée:

                « Il y en a qui font parler leur chien, leur chat. Ces livres ce sont mes bêtes à moi, des animaux ou des mots que j’anime, je les entends se ronronner et je comprends parfois ce qu’ils ont à me dire ! Ca leur arrive de me câliner mieux que toi ! Si tu n’y entends rien, tant pis ! L’essentiel, ce n’est pas de lire un livre, mais de savoir qu’en faire et comment l’animer. Et toi, es-tu si sûr de bien savoir m’aimer ? »

                Georgia, elle est déjà partie de la serre à Mauron, à l’entendre elle est en voyage. Elle se baigne dans des gours sauvages, elle arpente d’autres rivages, erre dans quelque contrée. Elle a abandonné les contes de Mauron, leurs images trop sages, c’est un jardin petit, trop bien rangé, et même les brouillons. Dans quel arrière-pays de papier va-t-elle ? Sur quelle autre planète ? Mauron ne la voit plus, il est dans ce qu’il croit savoir. Aussi a-t-il toujours cette ironie : « Mais c’est toi que tu lis en eux ! C’est ton époque et toi. Tu recycles et tu fais du neuf. Surtout, ne rien jeter ! Mais ces auteurs, tu ne les ressuscites pas, tu te fais vivre en eux. Tu t’hallucine d’eux. Tu ne lis pas, tu vis et tu les investis, de quel droit ? Tu t’installes comme un bernard-l’ermite dans des coquilles vides. »

                Georgia ne répond rien, Mauron quand ils parlent entre eux, a ce génie d’avoir toujours raison en vain, elle hausse les épaules au lieu du ton. Et elle fredonne en douce une chanson :

     

                            « De qui suis-je contemporaine ?

                            De tes reins ou de mes reines ?

                            Ou de ces riens, qui sait ?... »

     

    (Autre soupir, ici)

     

                Et Mauron qui ne l’entend pas prétend la consoler d’avoir eu raison d’elle... Elle se laisse caresser sans conviction. Car elle a l’érotisme sérieux, son érotisme à elle ressuscite les morts, et que Mauron le veuille ou non elle a beaucoup de compassion pour tous ces morts. Le sexe de Mauron l’ennuie, et son stylo aussi, elle jouit mieux de ce grand texte du passé, ce grand sexe en elle dressé.

                « Si tu savais à quoi ils jouent quand je les lis ces auteurs-là, tu en serais jaloux ! » rajoute Georgia. « Je les fais vivre s’ils me chantent. Ils me font vivre de leurs voix, les érigent en moi. Et si c’était le plus sûr moyen de faire vraiment « du neuf », ce travail-là ? Au moins, je suis protégée de mon temps par le leur, et du leur par le mien ! Tes demi écrivains que tu écris aux normes d’aujourd’hui n’intéressent déjà plus personne même pas toi, on le sent tellement qu’ils t’ennuient ! »

                « Mais toi aussi, peut-être un jour ou l’autre on te recyclera juste à l’envers de ce que tu voulais. Tu y penses à ça ? »

              Georgia ferme les yeux

              « Si j’y pense ? Je l’espère, au fond je le souhaite. J’en jouis si tu veux le savoir, de me sentir pétrie et tout huilée de leurs projets, leur volonté sur moi ! Ce qu’ils feront de moi, je veux imaginer que ce seront des choses fabuleuses, qu’ils sauront me creuser, me caresser comme aujourd’hui on ne sait pas. Qu’ils me fassent accoucher de ce que je portais. Qu’ils en jouissent, qu’ils y jouent. Qu’ils me touchent, retouchent autant qu’ils veulent les vivants, qu’ils me soufflent dedans et qu’ils me recomposent, c’est dans leurs à-peu-près que je me sens le mieux ! »

                Georgia rit alors, et Mauron mot ne dit.

     

    (Soupir, là, mais léger)



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  • IV

     

    Un Paradis.

     

                Il est passé depuis longtemps le 6 juillet. Depuis ce jour vous avez voyagé elle et toi, dans l’espace et le temps chacun dans ses pays, mais vos voyages t’ont aidés. Tu peux répondre maintenant à la question qu’elle t’a posée. La deuxième. Cela va faire quatre mois. Tu es long pour répondre aux questions ! Mais tu n’aurais pas pu avant c’était à vif, trop douloureux. Comme tu reviens à toi, tu commences à le pouvoir un peu. Avant de la formuler sa question, il faudrait raconter les circonstances et comment ça lui est venu... C’est le plus difficile parce que tu ne voudrais rien figer, il faut des mots aussi fluides que ce qui s’est passé. Par ci par là tu as noté des souvenirs. Voilà, il faudrait remonter au 30 mars 2001. C’est déjà bien. C’est comme ça qu’on doit dater. C’est un bon chiffre, qui convient. Elle aime ça, les chiffres qui conviennent, et si on additionne 1, 2 et 3, ça fait 6, celui de son anniversaire. C’était un vendredi. Parfait. Un jour avec du vent, le ciel très bleu. Tu te rappelles elle avait dit: « Ce sale vent, il a soufflé toute la nuit. » Tu avais répondu que tu aimais le vent. « Pas moi. On le sent trop chez moi. J’habite en haut d’une colline, mais vraiment au sommet. Alors le vent... »

      Tu l’avais appelée deux jours avant pour la première fois sur son portable, le 28 donc, un après-midi, une semaine après le voyage à Paris.

                C’est ainsi que ça s’était passé. Il y avait un grand soleil et tu aurais voulu qu’elle devienne  simplement Gabrielle. Qu’elle ait juste ce prénom-là caché, profond, le plus noble des deux selon toi, celui qui vous rattacherait au temps et à l’éternité le mieux, etc. etc. Voilà comment tu la voulais. Et elle ne le voulait pas, ça se voyait. Tu aurais préféré qu’elle réponde « oui » quand tu l’avais appelée « Gabrielle » mais elle t’avait déjà dit « non » en ne répondant « oui » qu’à son premier prénom. Vous aviez quand même décidé de vous voir le 30. A 8 heures 10 tu appellerais. Tu irais à Mimet, du côté de chez elle... Tu vois une cabine près de l’école maternelle tu fais son numéro, tu lui décris l’endroit. Elle dit :

                « Vous êtes à mon ancienne école. Attendez-moi! Je viens de ma colline. Dans 5 minutes je suis là » (à Mimet, elle connaît bien tous les trajets, les trajectoire et le temps qu’il lui faut pour les suivre. Elle aime conduire et tu aimes ça d’elle, cette facilité qu’elle a de se mouvoir et de penser son mouvement : elle sait t’émouvoir en se mouvant. C’est sa jeunesse et sa souplesse cette façon qu’elle a de se glisser... Mais toi, tandis qu’elle chemine, tu t’imagines être son père, tu l’attends à l’école alors qu’elle est encore enfant. Tu vois courir une gamine de 10 ans vers ses plaisirs, ses devoirs et ses jeux. Elle devait aller ainsi, insinuante, dégingandée un peu, sérieuse, avec sa bonne volonté, son cartable aux épaules trop grand, qui part et qui ballotte à droite à gauche, son petit nez moqueur et tourné vers Maman, vers Celle qui rassure pendant que tu l’attends. Qui attends-tu en l’attendant?).

                Elle a surgi sur son booster, casquée. C’est la première fois que tu la vois dessus. Elle est altière. Tu ne vois que ses yeux derrière sa visière. Casque intégral. Troublants ses yeux, on ne devine pas s’ils sont de fille ou de garçon. Seulement pleins de leur jeunesse et tout luisants. Elle te dit de la suivre en voiture, elle te fait signe de la tête, vous descendez jusque sous de grands pins dans un chemin pierreux ; vous êtes au cœur d’un vallon creux, dans l’ombre. Juste au dessus de vous, une falaise en plein soleil sur le matin. « J’ai le vertige en bas, jamais en haut » dit-elle encore sous son casque, « je n’ai pas peur du vide en haut. En bas, si. » Elle rit ou plutôt non, elle ne rit pas. Je n’ai jamais vu rire Elodie. Elle a levé son casque, ses cheveux ont dansé autour de son visage, elle les a secoués. Ils ont du blond dedans. Elle est aussi belle qu’un ange. Elle vient vers toi. C’est là qu’elle a parlé du vent.

                « Entre, il fait froid » tu lui as dit.

                Elle est venue, vous vous êtes assis dans la voiture. Elle s’est pelotonnée, vos visages étaient près.

                -« Ces yeux si bleus, on y lit tout dedans » t’a-t-elle murmuré. Et vous vous êtes embrassés. Ses lèvres tremblent un peu, tu lui caresse les cheveux.  Elle frissonne, elle a peut-être peur ou froid.

                Vous auriez dû rester encore plus longtemps. Mais tu as dit : « Pars maintenant, tu vas être en retard », alors qu’elle avait arrêté le réveil de sa montre (elle l’avait fait d’un geste vif, tu ne l’as aperçu qu’après. Tu aurais dû t’abandonner comme elle au trouble ce jour-là et oublier le temps pour une fois). Un seul baiser finalement. Mais qui a su s’ancrer en toi si bien, tu ne t’en débarrasses pas. Un baiser comme un pacte. Quel contrat aviez-vous signé ? Un seul petit baiser dans ce vallon si creux, tu le sens palpiter encore un peu. Après, tu lui as chuchoté quelque chose à l’oreille, tu ne sais plus bien quoi. Tout le reste autour tu as oublié, mais pas ça.

     

     « J’ai rêvé qu’on m’offrait une fleur

     Et je ne sais pas bien

     Si la fleur qu’on m’offrait c’était toi,

     Si c’était toi qui me l’offrais.

     Tu me disais déjà:

     « Je vous fais une fleur »

     Et ces pétales-là

     C’étaient des lèvres qui s’ouvraient.

     « Je vous fais une fleur » disais-tu

     Avant de m’embrasser

     Et tes lèvres avaient cette fragilité, cette douceur

     Qu’ont les pétales un peu fanés par la douleur. »

     

                C’était ça. Tu ne sais pas pourquoi dans son baiser tu as senti de la douleur qui te parlait. Très ancienne, pas tout à fait la tienne, mais tu la connaissais. De la douleur qui remontait le temps. Peut-être celle de ta mère. Elodie ressemblait à ta mère, mais de l’autre côté, non pas la femme fière, figée, frigide que tu connais mais une jeune fille fragile et affligée, qui se cherche sans se trouver, ta mère qui a froid au cœur et ne sait pas comment le réchauffer. En ce lieu-dit Auberge neuve, sans le savoir, tu explorais l’autre versant de ta maman. Celui de son enfance et sa jeunesse. Ce baiser renversait le temps. Et tu ne savais plus où tu étais, ni qui, ni quand. A partir de ce jour tout de toi s’organise autour d’elle, autour de sa présence ou son absence. Tu t’es mis à penser de plus en plus au temps. Tu avais touché au temps en la touchant. Au tien, au sien. L’effroi que tu sentais devait venir de là. Tu touchais ta maman, mais aussi une enfant, née longtemps très longtemps après toi, presque trente ans, pour qui le jour, la nuit, l’amour avaient sûrement d’autres couleurs, pour qui tout était neuf. Tu basculais vers sa jeunesse. Il y avait une impatience qui parlait. Ton cœur battait. Et tu te demandais obstinément comment participer à cette vague du printemps et du vivant qu’elle t’offrait. Et son printemps c’était cette douleur pourtant. Une douleur ancienne, un creux qui se creusait et te creusait en même temps. Elle te montrait comment payer.

                Tu es le chroniqueur de ces instants pour qu’ils ne s’oublient pas tout à fait, qu’il y ait trace d’eux dans ses boites à chaussure où elle range son courrier : même si elle fait la morte elle ne l’est pas, qu’elle soit l’archiviste de ces instants-là. Elle relira quand ça lui plaît, dans longtemps, très longtemps ; peut-être demain, peut-être jamais. Que ça l’appelle ou lui rappelle doucement ce qui s’est passé là. Que ce soit là pour quand elle veut, sans la gêner, comme un morceau vivant d’un peu de son passé.

                Avec Elle tu as joué au temps. Tu aurais bien voulu qu’elle te sauve de ton temps, et elle l’a fait au moins l’instant de ce baiser. C’est pour ça qu’elle est essentielle. C’est la première fois que tu étais de ce côté : le plus âgé. Tu avais aussi joué à ça plus jeune. Tu l’avais « remonté » le temps en aimant ta Chinoise et c’est une autre histoire, très ancienne ! Cette Chinoise-là, vingt ans de plus que toi. Mais là, avec Elodie-Gabrielle il te fallait le redescendre et le remonter à la fois et c’est vertigineux et délicieux. Surtout c’est désespérant, car ça ne se descend ni se monte le temps, jamais. Ca se mesure seulement. Ca se regarde se creuser. On ne peut pas sauter dedans. On ressent à la fois le désir et l’effroi, comme devant du sacré. En touchant Elodie tu touchais à ta mort, à sa vie, et tu lui demandais de te donner son temps. Tu ne savais plus rien de toi, de rien, tu chavirais de passé en futur en présent, il te fallait tout réapprendre : parler et marcher à la fois mais trébuchant et balbutiant :

     

       « Sauve-moi

       Sauve-moi de mon temps

       Même si c’est provisoire,

       Dérisoire.

       Donne-moi ce mensonge,

       Ensonge-moi au moins un temps de toi

       Apaise en moi ce battement

       Donne sens à mon cœur qui bat,

       Sauve-moi, sauve-moi de l’absence,

       Laisse-moi boire à ta Jouvence.

       Sauve-moi de l’instant qui passe

       Protège-moi du temps et de l’espace,

       Accueille-moi dans ton regard.

       Sauve-moi de l’instable instant. »

     

     

                Elle aussi elle jouait au temps. Avec le sien, et tu étais dedans. Elle te tissait à sa façon. Tout les deux vous jouiez mais pas au même jeu. Il fallait que tu paies. Ce jour-là, nous ne sommes pas allés plus avant.

                La deuxième fois que vous vous êtes vus -au même endroit-, elle était comme un poulain qui rue. Elle était là mais en colère. Elle ne s’est pas approchée. Elle est restée à sa distance, elle se méfiait, te défiait (« Vous parlez comme en cours » disait-elle). Finalement, elle t’a lancé : « J’ai une question à vous poser » C’était sa deuxième question. « Vous, qu’est-ce que vous voulez de moi ? » Elle t’a regardé. Tu lui as répondu : « ce que je veux, je ne sais pas. Rien, tout ? Je veux ce que tu veux. » Tu bafouillais, elle t’avait pris au dépourvu. En toi, tout devenait friable. Cette question, tu ne t’y étais pas attendu. Tu lui as demandé : « Et toi? » Alors, elle a murmuré : « Ah, moi, je ne sais peut-être pas très bien ce que je veux, mais je sais ce que je ne veux pas ! Et puis, cette question, c’est à vous qu’elle est posée, pas à moi. »

      Entre vous tout a commencé à se finir comme ça.

     

      « Il devient si friable de vivre,

     Quand tu es là !

     Tu le sais bien

     Plus rien n’est fiable, et tout friable ! »

     

      Vous vous êtes revus une troisième fois pour discuter : « Vous savez, vous êtes entouré ; moi aussi, je peux m’interrompre n’importe quand, même si ça me passionne. Je me sens comment dire, volatile. Au total, quelqu’un de pas facile à vivre. Ne vous en faites pas, je suis comme je suis : je pars sans prévenir, au moment le plus palpitant si ça me plaît. Il faut vous y préparer, ça ne peut pas durer longtemps... » Elle t’annonçait déjà comment tout, entre vous, finirait.

      Puis vous vous êtes ratés, puis elle n’est plus venue. Et puis voilà. Après, il y a eu l’ère des coups de fils. Tu l’as déjà racontée.

     

      « Au lycée,

      Chaque fois que je faisais semblant de ne pas t’avoir vue

      Et que tu me voyais,

      Je devinais du coin des yeux un mouvement.

      J’en déduisais naïvement que tu m’aimais,

      Mais il était inachevé toujours, cet élan.

      Un élan puis un en aller.

      Combien de fois t’ai-je entrevue bondir

      et puis te retenir après.

      Et tu devais le faire exprès pour que je croie...

      Pour jouer avec moi et me manipuler.

      A moins que tu n’aies voulu fuir

      Ou que j’aie tout imaginé?

      C’était peut-être ton copain

      Qui retenait

      Ta main.

      Je me rappelle bien pourtant cela,

      Cet élan et cet en aller...

      Pourquoi? »

     

                Cette deuxième question qu’elle t’avait posée, ce qu’elle a pu te tourmenter ! Jusqu’à présent, bien que ce soit devenu inutile désormais, complètement.  En tout cas, de l’aimer a dû te rendre plus intelligent. Elle t’a  mis de l’esprit dans la pensée. Elle commence à peine à vivre et toi tu finis presque. Entre vous, s’il y avait eu un jour un « entre vous », il vous aurait fallu tout inventer, tout. Ni balise ni garde-fou. Et tout imaginer. Tu dis que tu jouais au temps avec Elodie-Gabrielle. Tu joues plutôt à l’impossible. Tu veux savoir jusqu’où rendre possible l’impossible. Tu as eu beau l’aimer, 30 ans de différence tu joues trop. Une vie avec elle, des enfants avec cette enfant ? Tu l’envisagerais ? Pas sans un tremblement. De désir et d’effroi en même temps. Mais ce n’est pas ce que tu voudrais d’elle, sûrement pas.

                Ne parle plus de l’Impossible. C’est ton problème et pas le sien, cela. Réponds d’abord à sa question. Tu y as répondu un peu déjà mais mal et tu voudrais le faire bien, complètement, même si c’est trop tard, si elle ne te lit pas. Il t’a fallu du temps pour y penser, et de l’espace ! Aller jusqu’à Urbino en Italie, au sommet de ruelles désertes écrasées de soleil, dans l’arrogant Palais ducal qui dominait la vieille ville, pour pouvoir y répondre un peu à sa question posée.

                Depuis que je me suis tourné vers toi Gabrielle-Elodie, plus aucun pays ne m’apaise, même pas l’Italie. La campagne d’Urbino, elle ne m’a pas parlé. Il me semblait n’y être pas. Même les ruelles et les rues entourées de façades et de ciel, je ne les voyais pas. Elles me restaient muettes. Pour contempler la vie, cette impassible paix du monde, j’étais trop peu paisible. Je ne pensais qu’à toi. Le monde était un impensable labyrinthe où je tournais et retournais et je tentais d’y reconnaître et reconstruire en vain l’harmonie de tes traits sans jamais rien trouver qui leur ressemble. Ton visage, ta vie, cette présence ou cette absence m’étaient seuls un pays. Et j’étais exilé. Qu’ils sont amers, le sel et le pain de l’oubli ! Pourtant, sur les sommets d’Urbino, dans le Palais ducal, quelque chose de toi m’a parlé.

                A l’intérieur de ce dédale m’attendaient deux portraits peints par Raphaël : la Muta, et la Fornarina...  Frêles visages à jamais de jeunes filles, vous n’étiez pas de trop pour tirer vers la vie le grand vaisseau de ce Palais et les réseaux de ma pensée. Visages si vivants, dans l’urgent d’une chose à dire... En ce moment instable où quelque chose va sortir. Une émotion, du mouvant en instance... Tant d’archevêques, de prêtres morts-vivants et de Grands de ce monde tout à leur vaine gravité, tant de moines ascétiques et vieux hantaient les salles de ce lieu. Vous deux seules, légères, vous suffisiez pourtant pour tirer tout de ce passé vers le présent. Comme Elodie sa Gabrielle. Aussi légèrement. Ainsi vous restez là, vivantes autant que les vivants qui vous regardent. Presque aussi éternelles qu’un dieu. Ce jeu sacré du peintre avec le temps et avec vous, il sauve de l’oubli deux êtres à la fois, vous et lui. Et c’est peut-être le plus beau, le plus ardent, le plus désespéré, des gestes d’amour qui soient, ce long voyage à deux et cet enlacement.

                C’est la Muta qui m’a parlé Elodie-Gabrielle, justement parce que tu ne parles pas. Sais-tu qu’Elle te ressemble ? Tu n’es ni morte ni muette je le sais, tu fais la morte et tu sais bien le faire. Tu te tais. Aussi la Muta, morte et muette et pourtant si vivante m’a parlé pour toi. Ce Portrait d’une noble dame a répondu à ta question. Elle a été très gentille et très noble avec moi la Muta, très bienveillante : au moins elle a le temps. Paisible. Et dans son immobilité mouvante que j’ai scrutée longtemps, elle m’a soufflé comment te garder avec moi. Te garder oui c’est ça, ce sont les mots qu’il faut. Ses propres mots à moi. Te garder, c’est justement ce que je veux mais je ne sais comment, aussi m’a-t-elle conseillé. C’est en la regardant que j’ai appris à te garder. Elle a si bien su m’apprendre et m’apaiser! Même si son visage de Muta ne bouge jamais, il est dans l’imminence, toujours dans un perpétuel présent, sur le point de parler aux regards des vivants venus la questionner. Cet immobile en presque mouvement il a su pour toujours le saisir le peintre. Depuis l’éternité qu’elle est peinte la Muta, elle m’attendait pour me souffler cela. Son visage pensif toujours à suggérer quelque conseil à ceux qui vont la consulter, toujours à les guider dans ce présent d’où elle ne cesse d’émaner, elle était là devant mes yeux comme un aimant. Mais elle n’était pas seule sur sa toile, même si on ne voyait qu’elle et qu’elle crevait de son regard les yeux. Avec elle il y a, invisible et puissant, celui qui l’avait peinte: Raphaël. Un visible visage, une invisible main en même temps. Tous les deux en voyage au beau milieu de ce pays. Aussi les ai-je bien remerciés.  Ils m’avaient tant aidé à vivre. Leur réponse me soulageait. Voilà ce qu’ils m’ont dit :

                 « Il suffirait pour qu’elle ne parte pas Elodie-Gabrielle, la peindre ou plutôt la fixer avec tes mots à toi, toute vive et mouvante, toute vivante. Cela ne dépend que de toi. »

                C’était le plus simple en effet, je n’aurais pas besoin de son consentement.  Et comment la peindrais-je? Quels costumes lui donnerais-je? Ceux des prêtresses d’Anubis, d’une Sphinge, d’une Vampire ou d’une Reine de Sabbat ? Tout cela lui va bien, mais je ne saurais pas ! Comment lui donner vie sous ces déguisements ?...

                Non. C’est dommage mais il faudra nous contenter de toi comme tu es, venue du haut de ton lotissement, gentille fille unique et raisonnable de Maman, qui profites d’une petite échappée à Paris pour me faire goûter à ton ombre. Cette propension au « normal », au conventionnel, au confort du banal, tu t’en es échappée avec moi un instant, comme tu l’as fait avec d’autres. Un peu de liberté peut-être, une « aventure ». Tu m’as fait profiter de cette énergie-là, tu m’as tiré un peu de ma bourgeoise léthargie et c’est beaucoup déjà. Mais ça fait peur d’aller où personne ne va. L’impossible c’est dangereux, et même si tu voulais être un peu « dangereuse pour moi » tu ne tenais pas à te mettre en danger, à nous mettre en danger tant que ça. Mais laisse-moi te dire aussi qu’il va falloir te contenter de ce petit poète que je suis ! Non, tu n’es pas tombée sur Raphaël c’est dommage pour toi, mes mots risquent fort bien de ne pas te porter. Tant pis. Tu t’en moques je crois. Tu veux vivre et passer. Finalement, mieux vaut se contenter de ce tout petit conte comme il est. Petit amour sans bruit, sans lendemain, c’est tout ce qu’il nous faut. Et qui n’engage à rien. Moi, je ne savais pas très bien jusqu’où j’irais, mais personne sauf moi n’y peut rien et ça ne te regarde pas. Ce que je peux, c’est travailler à ton visage.

     

                Mais il me reste une question (et maintenant, c’est moi qui me les pose) : « Pourquoi toi? » C’est vrai, j’en ai tant vu de mes élèves, aucune ne m’a retenu comme toi, jamais. C’est que tu es venue au bon moment, quand j’étais vulnérable. Il a suffi que tu me touches au point sensible pour que tout en soit ébranlé. Tout de moi. Tu as touché où il fallait, tu as touché quand il fallait au temps, parce que ça te fascine aussi le temps. Rappelle-toi ce que tu me disais : « Mes parents s’arrachent les cheveux. Quand on rencontre des hommes inconnus, je fais toujours fête aux plus vieux. Allez savoir pourquoi. Ils ne trouvent pas ça normal. Et vous qu’en pensez-vous ? » Que veux-tu que j’en pense. Tu aimes sonder les abîmes insondables parfois. Juste pour t’amuser, pour te donner quelque frisson léger, mesurer ton présent à du démesuré. Je trouve ça plutôt touchant que tu prétendes ainsi te mesurer au Temps. Tu m’y as fait goûter aussi. Mais oublions un peu tes questions, tu danses ! Et de savoir danser te fait aussi jouer mais autrement au temps qui pense. Car tu m’as fait penser en m’embrassant. Tu conduis ton booster et tu t’enivres de virages. Et tu deviens un balancier en te berçant de sinuosités. Tu rythmes tes pensées et leur donnes visage en prenant tes virages ! C’est ta façon à toi de t’enchanter et de chanter. « Un beau danger public » te disent tes parents. Mais non, tu sais conduire exactement, en jouant avec l’air, la pesanteur, l’espace. En équilibre. Tu bats sans risque la mesure et tu te laisses aller à vivre en mouvement. C’est que tu sais comprendre aussi celui des autres, tu le saisis en les enveloppant. Tu ne veux surtout pas qu’on te colle ou te lie, mais tu colles si bien à ceux que tu prétends aimer -comme tu colles à tes chemins- que tu deviens leur ombre désormais. Voilà comment tu fais. Tu chantes silencieuse. Vampire ou araignée. Tu les tisses à ta toile et puis quand tu les as compris tu te déplies et pars. Mais je connais ton mouvement et je sais comment le garder...

     

      « Mais qui es-tu, idole ou Dieu?

      Ce creux ce manque et cette absence

      Ou cette danse?                              

      Et comment t’adorer?

      Lune si lunatique,

      Quels quartiers aimerai-je de toi?

      Nouvelle ou pleine lune je ne sais,

      Unique lune et lunatique.

      Mais la nuit que tu as creusée,

      Que rien ni toi ne peut combler,

      Ce vide noir et cette soif,

      Comment survivre après?

      C’est pourtant là, au cœur de ce creux-là

      Que je suis heureux désormais.

      Non pas dans la satiété de ma vie comme elle va

      Dans ce jour si friable qu’elle est

      Mais dans ce tremblement, ce désirer,

     Cet élan et cet en aller

      Cet à-peu-près néant.

      Ce tout passé présent.

      Et j’adore ce creux mouvant

      Que creuse en moi ta danse en se dansant.

      Tant que tu seras vivante,

      Ange de nuit de béance et d’absence,

      Ta vie me creusera

      De son silence. »

     

                Et puis, où donc s’était-elle éclipsée Elodie-Gabrielle, pendant que je faisais parler la Muta et tous ces morts en Italie pour la chercher ? Dans quel pays étais-tu donc allée ? Pas dans celui des morts j’espère, j’y étais. Je t’aurais vue. Non. En Ecosse sûrement, à la poursuite d’un rêve encore, un « Etranger ». Pendant que je rêvais sur du passé en Italie, que je grimpais aux labyrinthes infernaux de ce Palais ducal d’Urbino pour y trouver avec la Muta quelque semblant de Paradis, elle arpentait d’autres espaces plus légers et plus froids, de vastes pénéplaines trouées de lacs, de brumes, tout une Hyperborée, accompagnée d’un Etranger, et elle devait danser pour lui sur cette lande où ils allaient. Tout autour de son Etranger comme une aurore boréale un soleil de minuit, elle a su se creuser selon ses formes à lui. S’y adapter : tu imagines qu’elle sait faire. Elle vous a tous « cocufiés » comme elle dit... « Cocufier », elle adore ce mot. Tu ne sais pas pourquoi ce mot, quand elle l’emploie, te met en joie... Tu ris de lui entendre dire. Comme un gros mot chez une enfant. Et elle le dit souvent. C’est celui de sa liberté ; c’est pour elle qu’elle danse. Quoi qu’il en soit, vous étiez elle et toi, et chacun dans son coin, avec ses impossibles à débrouiller. Chacun à la pelote de ses rêves. Elle est allée revoir celui qui prend toute la place, son étrange étranger, son « Maître » pendant que tu cherchais quelques réponses à ses énigmes avec la Muta chez les morts...

               

      « Quand donc reviendras-tu de tes Hyperborées, petite fille?

      Pour moi, hélas, jamais ne reviendras de ces froids-là.

      Ma toujours mutine et muette,

      Ma glace à l’italienne trop glacée.

      Tu as décidé qu’entre nous, c’est terminé.

      Tu as choisi celui pour qui tu allais vivre.

      Ton vrai Maître tu vas le trouver.

      Conserve au moins enfouies dans tes cartons, parmi tes lettres bien classées

      Les Belles au bois dormant de mes pensées

     (Mais tu lis de la poésie où il n’est rien que de l’amour si tu me lis).

     Si tu ne daignes pas les éveiller du baiser d’un regard ces pensées-là,

     Du moins dépose-les dans un placard

     Qu’elles soient la possible contrée

     Où tu te réfugies quand tu seras lasse de vivre,

     Plus tard, beaucoup plus tard.

     Du moins que tes boites à souliers

     Soient un cercueil léger à mes pensées. »

     

     

                Mais laisse-moi t’apprendre Elodie un autre secret que celui de la Muta : après tout tu peux bien t’en aller, porter ailleurs tes pas ton désir et tout toi, il me reste l’Idée de ton âme vers moi et cela me suffit. Il y a quelques jours déjà, quelqu’un m’a envoyé une photo de toi tu sais, si pensive à Paris, dans un café. Un souvenir ou plutôt un miracle cela. Il n’y avait dans la lettre que cette photo-là ! Tu peux bien maintenant t’échapper, ton être de ce temps reste fixé, si prisonnier de la photo comme la Muta l’est de son tableau. Pour toujours cet instant. Rappelle-toi comme tu refusais qu’on te photographie ! Au Musée d’art moderne tu n’avais pas voulu que les étoiles à ton bustier se tissent à celles de Matisse, au ciel de sa Polynésie, que ton présent se glisse en ce passé. Comme tu te débattais devant ! Tu disais non, tu refusais qu’on ravisse ton âme à ton insu et tu avais raison. Eh bien, ne pense plus à la photo ratée devant le beau ciel de Matisse. J’en ai une autre, elle est si belle ! Et c’est mon Paradis. Cette photo de toi pourtant, et prise malgré toi sans que tu n’aies rien vu, je l’ai reçue. Qui l’a prise et puis envoyée je ne sais pas, mais tu es là dans toute ta pensée, elle y émane nue. Une photo, tu n’y peux rien, tant pis pour toi. Ton être d’un instant s’y trouve à jamais coi, aussi prisonnier, imminent, prêt à parler que celui de la Muta. Ton être d’un instant passé, toujours présent pour moi. Cet instant délaissé parce que la vie t’attend reste toujours et pour longtemps sur le papier, tracé pour moi, violent, volé au temps, à toi volé.

     ...A moins que ce soit toi qui me l’ait envoyée...

     

     

     

                                                  

     

     


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  • Blasph-aime!

     

    Voici un poème enfantin.

    Il faut être un enfant pour blasphémer...

    Et c'est l'enfant qu'on assassinerait

    en voulant empêcher le blasphème!

     

     

    Comme le mot "blasphème" dit
    celui qui blasph-aime
    aime toujours ce dont il rit.
    On lui a récité des poèmes
    pieux quand il était petit,
    on lui a dit qu'à la messe
    il mangeait et buvait Jésus,
    que Marie avait été fécondée par Dieu
    qu'elle resterait vierge à jamais
    et qu'un ange veillait sur nos saluts.
    Il est devenu grand, ce qui l'émerveillait,
    ces histoires qui l'ensorcelaient,
    il ne peut plus y croire, il n'y croit plus.

     
    Mais,
    voilà qu'elles hantent son imaginaire,
    elle sont là comme des ombres

    inquiétantes ou tutélaires.
    Que peut-il donc en faire,
    sinon les mettre 

    en joue, en jeu,
    en rire et en jouer
    pour ne pas en rester

    le jouet?
    Maintenant qu'il est libre et grand,
    et que Papa Maman
    ont pour toujours fermé
    leurs yeux croyants
    doit-il s'agenouiller

    devant?


    Le voilà seul
    avec cet héritage.
    Dieu, s'il existe, doit aimer
    qu'on le caresse et le chatouille
    chacun à sa façon

    chacun selon ses rites,

    chacun selon son rire

    et selon ses leçons
    plutôt que de rester soumis
    à des dogmes tristes et maigres...

     

    Amour va de toute façon avec haine, 

    on ne peut qu'être "hainamouré" de ce qu'on aime...

     

    Oui, vraiment, celui qui blasphème

    aime d'amour ce que l'on a semé, ces graines 

    qui avaient germé

    et qui se sont ensauvagées

    malgré lui-même.

    Arbres hérétiques, mutants même, 

    non pas muets mais murmurants... 

    Et promettant, si beaux, bien d'autres rêves.

    Et sous lesquels s'adombre le passant.

     

     


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  • PETITE PAROLE

     

     

    « L’humain recherche sa trace aux dépens de la piste »

    (Jacques Lacan)

     

     

     

    J'attends un mot qui dirait au-delà,
    qui n'aurait pas de sens,
    du moins pas de sens connu,
    mais un sens inconnu qui émerveillerait.
    J'attends ce mot, qui n'existe pas
    mais reste tapi dans le cœur
    de tous ceux qui apprennent à parler
    ont appris
    puis désappris,
    savent et ont oublié

    qu’ils savaient.
    Un mot qui vibrerait la vie
    comme le vent, comme la mer,
    comme tout ce qui tremble.
    Je l'attends, je l'entends ce mot-là,
    A travers tous ceux qu'il n'est pas.
    Ce n'est ni Dieu, ni l'infini
    ni la merveille, ni le miracle,
    Ni le néant, non plus, nul Ptyx...
    Un mot comme un éternuement
    qui ne mentirait pas.
    Ni artichaut, ni salade, ni poireau, mais un mot
    qui nourrisse vraiment.
    Un mot qui serait « ça », et n'en serait pas
    l'image.
    Un mot qui serait là,
    dormant ou ronronnant

    comme un marmot ou comme un chat
    au creux de la nuit du ventre.

     

     

     

     

     

     

     

    Prologue

    J’ai trop longtemps vécu dans les cauchemars de ma mère, éclairant ses gouffres de ma lanterne sourde, ne sachant que répondre à ses silences, à ses questions, ne pouvant combattre ses monstres. J’ai trop longtemps été sucé d’insoutenables et invisibles tiques, de vampires interminables et qui auraient voulu m’empêcher de crier tandis qu’ils m’ôtaient sperme et sang. J’ai trop longtemps entendu chuchoter à mes oreilles, dans mes nuits, des atermoiements prononcés d’une voix blanche. J’ai trop déambulé dans des pays qui n’étaient pas les miens et je n’ai que ces ombres avec moi alors que j’aurais voulu partager l’eau, le pain et les fruits de ce jour. Je n’ai à vous offrir que ces spectres douteux, combles d’angoisse et de néant.

             Notre vie étant joyeuse à proportion de notre présence au présent, qui m’a ravi ma joie ? Qui m’a offert cette ombre à mon soleil ? Qui a donné ces lueurs glauques à mon sommeil ? Qui m’a rendu ainsi ventriloque, et qui parle en ma voix sans que j’en puisse mais, à mon insu ? Je ne suis plus moi-même si du moins un jour le petit garçon en pantalons courts le fut. Trop mal cicatrisé d’une blessure si profonde, et qui encore crie en moi, quoique je ne l’aie jamais reçue. Une blessure si lointaine, venue d’avant les temps de ma présence, une blessure très ancienne et que ma mère m’a léguée, et que mon père m’a donnée.

             J’ai trop longtemps vécu dans le silence de mon père, dans cette cage sans issue où rien ne pouvait être prononcé. Entre les dents serrées de mon père, qui les serrait pour qu’aucun chagrin ne vienne les faire trembler, les faire grincer. Moulu sous cette meule, broyé menu par cette meule de silence. J’ai trop longtemps vécu mort, en farine ou en cendres, en morceaux si menus…

    Mais assez de se plaindre, vivons !


     

    I

     

     

    Petite parole,

    Hésitante,

    Imprévisible,

    Irrégulière,

    capricieuse

    comme la vie.

    Tu ne dis pas

    ce qu’il faut faire

    ni ce qu’on doit penser.

    Tu éveilles au lieu d’assoupir,

    brises la routine des grammaires

    et relies autrement les pensées.

    Tu n’imposes rien, mais suggères.

    Ça ne parle à personne d’autre,

    de personne d’autre.

    Ça dit doucement, si doux que je n’entends pas.

    A moins de prêter l’oreille à ça.

     

     (…)

             Il se sentait dépositaire d’une voix qui sourdait il ne savait d’où, qui désaltérait il ne savait quoi comme une eau divine et potable, pure plus que de l’eau. Elle passait seulement par lui. De l’eau rien que pour lui, pour sa soif à lui, et qui venait de lui. Que disait-elle ? Même lui ne le savait pas, ne savait pas qu’en faire ni quel sens lui donner. Impuissant à autre chose qu’à la proférer de ses deux lèvres de chair vive, tant que ses deux lèvres vivraient. Et il proférait là, tremblant,  échoué au rivage des rêves, ces chimères de verbe qui se chantaient depuis sa chair. Ca sourdait depuis là, il avait longtemps été sourd à ce qui sourdait là. Et maintenant, il écoutait ces mots  qui s’égouttaient.

     

    « Je ne suis rien

    Que pas grand-chose.

    Une voix

    Dans la gorge chaude,

    Une voix qui pleure ou qui rit

    Et que personne n’entend pas.

    Je ne suis rien

    Que ce silence

    D’une voix qui pleure ou qui rit

    Dans cette gorge qui fait mal

     Cette gorge qui brûle mal

    A force.

    Je dis

    Mais n’ai rien dit

    Je m’entoure d’un fouet

    De paroles

    Qui ne fouettent que de l’air vain.

    Et je te fouette

    De ce fouet

    Qui ne fouette

    Hormis toi que rien. »

     

    II

             Pour raconter ce que j’ai à vous dire, il me faut tout d’abord me défaire des façons de parler de ma mère, de cette langue maternelle qui s’était distillé en elle avant moi et qu’elle m’a instillé. Ma mère et moi avions une relation fondée sur la parole, la Parole même, avec un grand P. Je veux dire la Parole divine. La Grande, la Plus Grande ! Nos deux libidos se répondaient, se répandaient en mots. Et s’habillaient de mots… mé-ta-phy-siques. Depuis toujours, mon style, ma parole, mes écrits sont hantés, habités, habillés par ces mots ou plutôt par cette relation aux mots, aux Grands Mots que la façon de parler de ma mère impliquait. J’ai longtemps été relié à ce ventre parlant de ma mère, et par là à celui des grandes religions grâce à un imaginaire cordon ombilical de mots. Ventriloque…

    Ma mère jugeait. Ses jugements étaient sans appel. Ceux qui en étaient les victimes étaient voués aux gémonies avant d’être promis à la Géhenne. Le pire de tous les jugements péjoratifs de ma mère était celui-ci : « Oh, lui, c’est un original ! » et le ton absolument réprobateur disait assez que cette « originalité » suffisait à une absolue condamnation. Je redoutais les couperets sifflants et aiguisés de ces jugements, craignais de devenir coupable un jour au point d’en subir le tranchant. Et je le désirais secrètement…

    Mais au-delà, en deçà de ce dont nous pouvions parler ma mère et moi, celle-ci avait un accent, ce qui rendait ses mots charnels, pesants, presque nourrissants. Elle roulait les « r » comme on le fait à Carcassonne, tout en se retenant de les rouler. C’était là la singularité de ma mère. Qu’elle ait voulu se retenir de l’accent qu’elle avait ne le lui faisait pas perdre mais le mettait sous tension. C’est cette tension-là des mots, ce poids et cette légèreté, ce conflit entre leur intérieur et leur extérieur, la densité dansante de ses mots que ma mère m’a donné, malgré qu’elle en ait eu. Cette tension brouillait, aggravait l’accent de ma mère, qui ressemblait alors à un accent étranger, espagnol, voire russe. Ma mère parlait français mais comme une étrangère. C’est elle qui donnait à cette langue maternelle, qu’elle parlait étrangement, toute son étrangeté. Et cet accent, curieusement, instillait comme de l’athéisme au cœur de sa chrétienté, du burlesque au cœur de sa gravité, du rire dans sa sévérité. Cette parlure me sembla toujours énigmatique bien que je l’aie toujours connue, c’était comme du jeu dans ce qui se disait.

    En tentant de déguiser d’où elle disait, en l’opacifiant de sa façon de prononcer, cet accès à la parole que cet excès d’accent révélait, montrait malgré elle, son origine. Cela arrondissait le tranchant des jugements de ma mère, mais bien plus, cette parure, cette parlure la désignait. L’accent des mots de ma mère disait encore plus, ma mère parlant comme un français étranger.

    Ma mère avait honte de « parler plat » et j’associais sa langue « plate » comme elle disait, à ses cheveux plats, ses pieds plats, ces deux extrémités d’elle-même que ma mère non plus n’aimait pas. Comme j’avais les pieds aussi plats que les siens, on m’avait mis des semelles et il me semblait qu’elles étaient comme deux langues nouvelles qui corrigeraient non seulement ma démarche mais encore ma future façon de parler. Deux semelles ou plutôt deux langues sous la plante de mes deux pieds pour corriger l’effondrement de ma chair, de même que ma mère corrigeait le trop de chair de son accent. J’ai peut-être longtemps voulu cambrer ma langue et la forcer comme on avait forcé la cambrure de mes pieds.

    Maman et moi ne parlions jamais mieux qu’en marchant, bras dessus bras dessous, comme si les énergies physiques de la marche et de la parole se complétaient, se tissaient l’une à l’autre. Depuis toujours chez moi, la langue et mes pieds sont liés. Je vois bien qu’hier encore, en écrivant, c’était encore au bras de ma mère. Elle marchait avec moi, silencieuse désormais, tandis que j’entretenais même sans le savoir, le dialogue instauré depuis toujours, comme on aurait entretenu un feu. De quoi parlions-nous donc ainsi tous deux, ma mère et moi ? De la marche du monde, de la foi, de la vie, de la mort, mais surtout, à travers tout cela, de ce lien si fort qui nous unissait. Un lien silencieux.  Avant tout, nous parlions pour ne rien dire d’autre que cela. Nous nous aimions. Ceci ne pouvait être dit, si ce n’est de façon secrète avec et à travers cet ineffable accent, et l’émotion qui nous rendait intarissables venait de ce secret qui nous creusait dedans. Ce manque à dire. Plus nous parlions et plus nous le masquions, plus nous le maçonnions ce creux secret. Ainsi ai-je longtemps parlé comme on fait de la mousse. Pour masquer ce creux-là, remplissant d’inconsistante opacité ce vide-là.

             Il me faut pourtant me défaire de ce ton, de cette allure et de cette parlure, de ces mots-parure, de ces pas qui revenaient toujours sur eux, qui répétaient toujours la même chose, parlaient toujours du même creux, sans jamais le nommer pourtant, sans le nommer vraiment. Aujourd’hui que je marche seul, aujourd’hui que j’ai enfin renoncé au bras, au ventre de ma mère, à sa voix, à cette ventriloquie-là, j’aimerais que ces mots d’apparat se taisent et laissent passer ceux qu’ils cachaient, d’autres plus simples, plus vrais et plus inquiets, que ma mère à la fin de sa vie a osé prononcer. Ma mère qui n’avait d’abord su dire qu’en creux, qui s’était cachée en parlant, derrière son verbiage nomma un beau jour son silence. Cette parlure de poussière plaquée or laissa soudain la place à une indicible, incroyable, aveuglante, éclairante vérité. Et ce jour-là, enfin, l’accent de ma mère trembla et rejoignit ce qu’elle disait.

     

    III

    Comme tout un chacun, je suis d’abord entré en mon humanité par cette « grande porte » de la « Grande Parole » celle des autres et du Grand-Autre, venue de l’extérieur et m’imprimant depuis dehors à travers celle de ma mère. Celle qui te conforme et tend à te confondre. J’ai d’abord « parlé comme » et puis « parlé avec » essayant de rester au devant de moi-même et de m’endimancher, de devancer ce que je croyais être le souhait de ceux et celles que j’aimais. Et de ne surtout pas déplaire à ma mère. J’ai donc appris et accepté, et intégré les règles : celles de la famille, de la religion, de l’école, de la grammaire, de la République, de la littérature, de tout ce qui relie aux autres et rend commun. Toute une civilisation s’échafaudait en moi, qui rendait mesurable et me donnait mesure. Bref, j'étais parlé plus que je ne parlais. Et je me soumettais à ça.

    J’ai longtemps cru qu’entendre cette Grande Parole, y obéir, aurait suffi à mon bonheur, à mon humanité, à mon accomplissement. J’ai toujours souhaité être un bon élève obéissant. Mâtiné que j’étais de l’existentialisme rudimentaire de l’enfant, je ne serais, croyais-je, que ce que je ferais, que ce que je dirais, il suffirait donc que j’agisse en conformité avec le désir des autres et de ma mère, pour n’être rien que ce désir et pour me dispenser du mien. Il m’importait tant d’être aimé, et de paraître aimable, de disparaître en cette affabilité.

    Tous mes efforts étaient pour plaire, et d’abord à ma mère, je vous en ai déjà un peu parlé. Elle fut la première femme que je voulus séduire et j’y suis arrivé. J’avais compris que pour en être aimé, pour devenir l’Élu, le Préféré, je devais me tourner vers le Christ et sa croix et devenir mystique. Je me soumis à ce désir écartelant jusqu’au jour où quelque chose en moi dit : « Non ! », je ne savais ni qui ni quoi. Ce fut vers mes 14 ans, durant ce qu’on appelle « adolescence », au moment où ma queue se fit connaître à moi par le plaisir qu’elle me donnait. Je ne pouvais renoncer à aucun des deux. Je me sentais coupable d’en jouer. Ainsi, la première femme qui me permit de la dresser je la suivis, je m’accrochai à elle afin de fuir au plus loin ce que je sentais être cet obscur dessein de ma mère de me la couper !

    Ce moment où je fis le deuil de ma première servitude, de ma première soumission à l’amour dévorant de ma mère pour me conformer aux valeurs d’une autre fut d’intense douleur. Car on aime rester sous cette cloche emprisonnante et protectrice du désir de l’autre. On s’est habitué à son espace étroit, aux plis qu’il a forcé à prendre. On y joue un rôle qui dispense d’être soi. Je trahissais en en aimant une autre les desseins de ma mère sur moi, je ne serais jamais prêtre et mon identité en vacillait, même si je la sentais fausse, si elle ne m’allait pas. Qui serais-je désormais sans ce tégument protecteur du regard de ma mère ? Rien, plus rien, une feuille morte au vent d’automne et de l’hiver. A ce grand vent du temps qui va. Je me sentais désespéré de ne vivre que selon moi.

    Cette souffrance était le premier éveil d’un songe, celui d’avoir cru que la Grande Parole était réalité alors qu’elle n’est qu’un vain château de représentations, autrement dit, château de cartes. J’avais fait s’effondrer malgré moi ce château. Et je sus qu’on préfère ses rêves au réel, parce qu’ils consolent, rassurent et structurent, même si leurs murs et la protection qu’ils semblent offrir ne sont qu’une étroite, étouffante illusion.

    J’adaptai donc, non sans peine ni chagrin, mes souhaits, mes songes et me pliai à cette femme qui m’aimait, disait-elle ou qui aimait plutôt, peut-être, la propension que j’avais à me soumettre. Moi, je ne me sentais pas l’aimer. J’aimais qu’elle m’aime, cela me rassurait, mais je ne l’aimais pas. Je lui disais que je l’aimais afin qu’elle m’aime, suffisamment pour qu’elle continue à m’aimer, sans arriver, pourtant, à ressentir d’amour pour elle. J’aurais souhaité qu’elle ressemble à ma mère, au moment même où je l’avais choisie pour mieux fuir celle-ci. Il eût été si simple que je l’aime. Et j’aurais tant voulu ! J’aurais souhaité que mon désir ne consiste qu’à plaire, et à me conformer à son désir. Et que ma volonté suffise à me faire sentir ce que je ne ressentais pas. Mais j’étais encore resté collé à ma mère. Néanmoins, il y avait en moi ce chagrin silencieux d’un soi qui n’arrivait pas à éclore, qui voulait et ceci et cela, et ce soi tenace et têtu tourmentait un moi qui eût voulu que tout fût plus simple, qu’il n’y eût point besoin de tout ce désir d’être, à la fois nécessaire, dérangeant, superflu.

    Vraiment, j’ai souhaité n’être rien ni personne et j’y suis assez bien arrivé en un sens. Vivre en mon nom propre me semblait à la fois fatigant, inquiétant, en tout cas impossible tant que je resterais dans cette configuration de vie qui était somme toute confortable. C’eût été enfin naître et s’exclure de ce ventre affectif où j’étais retourné, où je voulais rester à toute force en faisant de cette femme une seconde mère. J’aurais voulu rester cette équanime inexistence qui se serait contenté d’être avec, d’être comme, d’être inclus, sans jamais avoir mon mot à donner. Aussi enfant (au sens précis du terme), aussi muet qu’un fœtus. Et quelque en moi rebelle disait encore obstinément : « Non ! » mais c’était sourdement.

    De fait, mon soi se révoltait, se faisait violemment connaître à mon moi par de sauvages, inattendus passages à l’acte. C’était à chaque fois un tremblement de terre, un tremblement de l’être, un tsunami dévastateur. Quelque chose ou quelqu’un s’impatientait de ne pas être encore reconnu, non pas tant des autres que de moi. Il est quand même énigmatique que j’aie à ce point souhaité n’être personne et ne porter aucun désir alors que mon cœur en était si gros. La première qui m’ait demandé : « Mais au fond, que veux-tu ? » je lui ai répondu, en larmes : « Je veux crever. » Non pas que j’eusse vraiment souhaité mourir, mais je me sentais si loin de pouvoir réaliser, même de commencer à connaître ce désir mien, que j’aurais préféré en finir plutôt que d’enfin envisager de commencer à le vivre et à vivre. Mais aussi, crever pour qu’enfin ce désir d’exister sorte au jour ? Crever dans tous les sens du terme, que ce ballon qui m’entourait crève et me permette enfin de naître ? Crever pour que j’accouche enfin de moi ?

    Ce n’est qu’après avoir prononcé ces mots tragiques et magiques, comme s’ils eussent été gravés au fronton de l’enfer de ma vie : « Je veux crever », que je pus accéder à ma seconde humanité, celle de la petite parole, non plus venue depuis dehors mais jaillissant depuis le cœur, voire le corps. Je pus enfin trouver ce lien entre moi et moi-même, et me nourrir de ce qui m’avait si longtemps empoisonné, justement parce que je refusais d’en voir la bienveillance nourrissante. J’appris que je n’étais pas seulement parlé, mais que cette parole qui m’avait été donnée enfant et qui m’avait fait homme, sourdait depuis dedans désormais, et me rendait parlant, que cette source-là était singulière, la seule à même de me « désaltérer, » dans tous les sens de ce mot si révélateur qui signifie en même temps calmer sa soif, et devenir soi-même. Découvrir cette étrange parole, qui coule en permanence dans le cœur si on veut bien l’entendre, comme un murmure salvateur, réconciliant, ce fut pour moi comme un miracle. L’analyse que je suivis pendant plus de sept ans fut le premier espace où je pus l’entendre, cette petite parole « dés-altérante ». Mais je l’avais également ouïe dans des poèmes que j’écrivais, que je lisais, ou pendant que j’improvisais au piano. Quelque chose se chuchotait, en permanence, irréductible, nécessaire comme une peau, un manteau protecteur et sensible, une secrète sécrétion qui rendait plus tempéré le monde, plus vivable le lien aux autres et permettait enfin de se toucher soi-même en les touchant. Mais pourquoi avais-je eu si longtemps peur d’aller goûter à cette source de jouvence et de paix ?

    La réponse à cette angoissante question, je ne l’ai eue qu’hier, pendant cette journée si lumineuse. Une ombre me hantait. Je me sentais coupable, meurtri d’avoir tant fait souffrir Cora, cette femme première, et juste après ma mère. Je m'en voulais de l’avoir aimée sans amour. Et puis, cette conscience est peu à peu venue, tandis que le jour s’avançait, que le pli que je m'étais donné petit de me dissoudre dans le désir de l’autre, ce pli qui m’était pourtant devenu insupportable et douloureux, je l’avais passionnément chéri et j'en avais la nostalgie. Comme si cette première expérience faussée, perverse, imparfaite de l’amour m’avait été en même temps indispensable, co-substantielle. Ce faux-pli me manquait, maintenant que je m’en étais libéré, comme si j’avais eu besoin de retrouver comme Antée la terre, ces perversions et ces torsions de mon enfance.

    Mais pourquoi l’aimais-je encore tant, ce faux-pli-là ? Ce n’était pas tant la nostalgie d’une enfance si longtemps prolongée, que le regret d’avantages annexes à cette position terne et subalterne. De m’être enfin séparé de mes mères, la biologique et la mythologique me faisait éprouver ce que j'avais si longtemps fui : le tragique de ma condition d’homme. Séparé, je mourrais. En fusion, n’étant point encore né, je n’avais offert –du moins dans mes fantasmes- nulle prise à la mort. Je n'avais pas eu à l’envisager, la mort, ma mort, puisque ma naissance avait été elle-même si longtemps à venir. Se séparer est une prise de conscience soudaine, salutaire mais douloureuse de sa propre finitude. C’est moins Cora que je regrettais que cette façon si faussement rassurante d’être au monde, en fusion. Enfin seul, je devenais présence errante, en route sur un chemin ouvert à moi seul et qui se fermerait derrière mes pas. Et j’allais, irrémédiable et solitaire, vers ma fin.

    Ce n'est pas que je vive sans femme désormais, ni sans amour, bien au contraire. Mais nulle présence féminine ne sera plus jamais englobante, je ne vivrai plus dans le ventre ni la tête ni le cœur d’une femme ou d’un autre imaginaire, je serai désormais à côté d’une compagne et non plus dans le creux ni au cœur d’une mère.

     

     

     

    IV

     

    Ce que je dis

    ma voix le porte

    mais ce n’est pas moi

    qui le dis.

    C’est le grand vent

    qui pousse et qui

     me pousse,

    ce vent qui vit

    En moi et malgré moi,

    que je désire ou non son souffle.

    Non, ce n’est pas Alain Nouvel

    ou peu importe

    qui parle ici

    c’est, à travers ma voix

    n’importe qui, n’importe quoi,

    le tout du monde

    et de la vie.

    Je ne suis que porte-parole.

    De quoi, de qui ?

    Je ne sais pas.

    Ça parle en moi

    et malgré moi

    ça vient d’avant

    et pour après.

    Ça se dit, se dispute

    si doucement

    que si je ne tendais pas

    L’oreille

    je n’entendrais pas.

    Chut ! Entends la

    chute d’eau

    ou de temps

    chute de sable

    et goutte à goutte

    et grain à grain

    et note à note

    et mot à mot

    Qui tombe là

    comme un cœur bat.

    Ce que je vis

    ce n’est pas moi

    seulement qui le vit.

    Et ça se dit en moi

    et malgré moi

    et ça se pousse

    et ça me pousse

    sans trop savoir

    ce que je suis.

     


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