• Nous sommes un grand corps, je ne m'en suis aperçu qu'après le 7 janvier, et voici que cette conscience me revient... Nous sommes un grand corps (et ce "nous" pose problème, de fait, s'agit-il de la France ou bien d'une entité plus subtile dont le "nom" France ne donnerait qu'un à peu près?). Ce matin, au réveil, la première pensée qui m'est venue c'est ce cauchemar, cette blessure, cette atteinte, presque aussi douloureuse qu'une souffrance physique. Mais soulager n'est pas amputer, la colère n'est pas ce qui guérit, cela semble apaiser mais redouble la douleur.
    Il m'a semblé qu'il y avait comme une collusion entre ceux qui prétendent que nous sommes tout d'abord des "homo économicus" rationnels dans leurs choix et leurs préférences et ces soldats sanguinaires d'une cause qui a donné un sens à leur vie, au massacre qu'ils ont perpétré et à leur mort. Nous ne sommes pas des "homini économici", non, nous sommes des êtres de sens et nous avons besoin de valeurs qui nous transcendent, et de pouvoir nous investir dans une oeuvre qui nous dépasse, de vivre "orientés" vers un Nord, qu'une boussole seule peut donner.
    Or c'est cette boussole que nos dirigeants négligent, ils croient que chacun peut se donner son Nord, et ce n'est peut-être pas faux, si du moins on a l'âme assez bien trempée pour trouver ce qui en soi fait sens.
    Je me rappellerai toujours ce que disait une Rwandaise tutsi, rescapée du génocide, à propos de l'école: "Ceux qui avaient été éduqués n'étaient pas meilleurs que les autres, ils étaient plus efficaces dans le massacre"... Tant que notre école se tournera seulement vers l'enseignement de "disciplines" en négligeant notre humanité, elle laissera sur le chemin des enfants perdus qui iront chercher du sens chez les violents.
    Ce ne sont que des intuitions, des hypothèses, des propositions. Mais je ne peux m'empêcher de songer qu'en Angleterre et en Chine, où j'ai vécu, le matin, avant que les cours ne commencent, il y a une assemblée générale de chaque école, de chaque lycée, on "hisse les couleurs", on chante tous ensemble des chansons "de scouts" dirait-on chez nous, on récite des textes qui rassemblent. Cela cimente une communauté, cela élève l'âme, cela donne "la pêche" et du sens. Vous me direz que les Nazis faisaient cela aussi. Oui, parce qu'ils avaient très bien compris que la plupart des hommes et des femmes sont fragiles et ont besoin de se sentir pris dans un ensemble pour rester debout. Celui-ci peut être républicain. Car tous les "ensemble", c'est bien sûr, ne se valent pas...
    Ce qui est sûr, c'est que nous sommes un grand corps, je le perçois à la douleur.

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  • J'aurais voulu rester fidèle
    à qui, à quoi, je ne sais pas.
    Plutôt, j'aurais voulu rester
    toujours le même sans bouger.

     

    Que rien ne bouge et rien ne bouge
    et que ce soit toujours pareil,
    même jour et même soleil...
    Les choses ne vont point ainsi

     

    Ni même moi, c'est le souci.
    Alors, l'autre part de moi-même
    qui vit, qui va, qui vient, qui aime,
    rit de celle qui est marrie

     

    que tout dérive et tout varie.
    Si l'une dit à l'autre: "Même",
    l'autre lui répond alors: "Aime"!
    Et c'est ainsi, et c'est ainsi.

     

    Même si la ride véloce
    vient à mon front de vieux gosse
    je dis "Merci", je dis "Merci"!
    Car la vie, c'est la ride aussi!


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  • « Et la Maison durait, sous les arbres à plume s »

    Saint-John Perse (Pour fêter une enfance 1907)

     

     

    Être propriétaire d’une maison semble rassurer mais cela ne fait que déplacer  cette angoisse liée au fait qu’on est vivants.  La vie, c’est angoissant parce que ça bouge tout le temps il y a des vivants nouveaux qui naissent sans que jamais cela ne s’arrête, d’autres meurent sans discontinuer, et cela va, et cela va… Et les heures et les jours passent (Vivre conscient, jusqu’à ce jour, c’est apprendre à goûter l’angoisse. L’angoisse, c’est comme le sel, il faut qu’il y en ait toujours un peu. A faible dose, c’est un goût qui relève le fade quotidien. S’il y en a trop, c’est toxique et mortel, comme tout ce qui nous fait vivre, d’ailleurs, l’oxygène, le temps…).

     

    Une maison, elle, donne l’illusion que ça ne bouge pas, qu’il y a quelque chose qui peut ne pas bouger. Or, le propriétaire de son bien attend, guette, redoute les fissures, elles sont l’analogue minéral de ses rides de chairs. Elles révèlent leurs secrets changements aux frontons de bâtisses dures, en pierres, faites pour durer plus que ceux qui les abritent, y abritant non seulement leur corps mais encore la fragilité de leur âme.

    Ainsi, le propriétaire d’un bien sait-il confusément qu’il n’est propriétaire de rien, que son bien est un mal, qu’il est rongé d’un mal, ce mal secret de la vie qui fait que ça bouge, même là où l’on croyait que non, même là où tout est fait pour nous suggérer : « Non, tout est identique à soi, à jamais. » Il y a comme une connivence obscure entre les maisons et les musées, s’y collectionnent des vies, au sec, dans des boîtes, des magasins et des placards, on ne met en vitrine qu’une part infime de ce passé entassé entre ces murs.  Ca s’entasse il y en a de la cave au grenier jusqu’au jour où les héritiers jettent tout.

     

    Et les mots qui disent tout cela sont eux-mêmes en route, en marche, ils vont en avant et ne s’arrêtent pas d’aller… Pourquoi, alors, ne pas tout simplement  jouir de tout, tel que ça va, sans chercher à dire au temps : « Suspends ton vol, arrête-toi, ne fuis pas ! » Pourquoi toujours cet illusoire besoin de posséder ? Je le connais ce besoin-là, il m’habite, il me hante, je suis moi aussi sa maison provisoire.


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  • L’orgue et le pain

     

     

    Je m’appelle Benoît. Je suis apprenti boulanger chez M. Pierre. J’aime me voir dans le miroir qu’il y a au fond du magasin. Je suis grand, un peu gras, la peau blanche, le visage plein, un visage clair aux joues roses, presque imberbes. Je porte un tablier blanc. J’ai ma chambre au dessus du pétrin de la boulangerie, sous les toits, il y fait chaud l’été, et l’hiver, froid. Mais il y a un miroir près du lit, je m’y regarde aussi.

     J’aime la farine et j’aime l’eau claire. J’aime que les deux se mêlent. Quand je pétris le pain je sculpte la terre, mais une fleur de terre, comestible et qui serait lumière. Je suis tout dans ce que je fais quand je le fais. Il y a quelque chose de sacrilège et de sacré à mêler le sec de ces grains, broyés en fine poussière, et un courant d’eau pure… Puis d’en faire cette boue blanche plus précieuse que l’or, et de levain l’ensemencer. Comme l’ensemencer de divin. Je sculpte un corps quand je plonge mes mains dans cet or blanc de la farine, la pétrissant jusqu’à ce qu’elle tienne, je me sens puissant comme un dieu, mais un dieu gourmand et nourricier. Je donne vie. Parce qu’un pain cru et cuit c’est comme un corps vivant et que ce corps nourrit le sang. J’aime pétrir cette vie pour la vie. J’aime avoir faim et donner faim par le parfum du pain qu'on cuit.

    Quand je pétris le pain, les mots, toujours, vont et viennent. Comme vous le voyez puisque vous les lisez. Eux aussi je les pétris. Eux aussi deviennent un corps. Ils ne sont pas de même farine pourtant. Mais ils nourrissent, ils me nourrissent là où le pain ne pourrait pas, ne peut jamais. Ils me donnent ce qu’aucun pain ne donnera. Ils comblent un creux, une faim qui n’est pas d’estomac. Je n’ai jamais choisi, tout est venu à moi sans que j’aie à choisir et quand je pense ou que j’écris, il en est encore ainsi. Je suis paresseux, je crois, mais j’aime ma paresse. Je m’aime, j’aime tout ce qui est, et comme c’est. Il n’y a rien à changer. Tant mieux, ce serait fatigant de vouloir que tout soit autrement ! Aussi, je n’arrête jamais de pétrir ni d’écrire, c’est le même métier. Au collège j’ai toujours été très bon en rédaction, j’ai toujours aimé remplir de mon écriture des cahiers, des cahiers.

    J’ai mon royaume. Je suis roi de mes rêves et de mes pas. Cela suffit, me suffit. C’est beaucoup déjà, presque trop. La plupart des gens autour de moi, à commencer par mon patron qui possède sa boulangerie, ont un royaume trop grand pour eux. Ce n’est plus qu’ils règnent sur lui, c’est lui qui règne sur eux. Ils en ont le souci, au fond, ils ne l’aiment pas. Moi, mon royaume, il est de vent, de lumière, de farine, de mot et de temps. Je lui conviens. Il me suffit. Nous nous aimons, lui et moi. Mais c’est curieux, les mots, comme ça va… Ils me creusent en même temps qu’ils me comblent, ils creusent là où ils comblent. Parler, écrire, c’est choisir, du moins c’est ce qu’on croit toujours, c’est préférer ce mot-ci à celui-là. Moi, j’aurais voulu penser sans avoir à choisir, aller ici et là, dire ceci, cela, tout à la fois. Ne rien dire de précis, mais que tout l’imprécis qui est ici et qui est là, qui n’est ni ceci ni cela mais qui va et qui bat, en silence, se dise.

    Peu importe ce que j’écris, peu importe ce que je rêve, ce n’est pas que je ne travaille pas. Je travaille beaucoup de mes mains, de mes bras, de ma tête et mon cœur, mais reste perméable à ce qui me travaille. C’est ça qui m’intéresse, ce travail qui se fait en moi, ce travail que je ne fais pas mais qui se fait à travers, malgré moi, qui vient d’avant, va vers après et me dépasse. Je le laisse faire et se faire comme du pain qui lève.

     

    Pourtant, pourtant, il y a un autre corps, un autre sang. Comme une énigme. Le dimanche à la messe, pendant que les croyants sont tournés vers l’hostie, moi, je reste debout, au fond, contre la haute cloison de bois sous l’orgue. J’attends qu’il joue. A l’offertoire, pendant que le curé élève et présente le pain puis le vin (et je n’aime pas ce pain-là, sans levain, et qui ne nourrit pas), moi, je suis malaxé de l’intérieur par le grand son de l’orgue. Après l’élévation et la bénédiction, quand l’orgue se déchaîne, je me sens vibré jusqu’à l’os, ma farine et mon eau, et mon sang et ma peau, et mes mains et mes mots sculptés par ces deux mains des aigus et des graves. Chaque dimanche, la farine et l’eau simple de ma vie sont pétries par un chant nouveau. Il n’y a pas de mots pour ça. Et je reste muet. Et je me sens exulter et crier sous la foudre sonore de l’orgue comme un pain qui se cuit.

     

    A la fin, je me dis : « J’aimerais bien ne pas être un boulanger des corps seulement, mais aussi pétrir un son qui vienne d’en haut, de plus haut. » J’envie celui qui joue. Je ne sais pas très bien d’ailleurs qui joue là-haut, si même c’est un être humain. Le curé, je le connais bien, je le vois souvent qui vient acheter chez nous son pain quotidien, mais l’orgue… Je ne sais pas s’il ne faudrait pas être un ange pour jouer comme il faut de ça. J’ai souvent attendu, sous l’escalier qui mène à l’orgue, que sorte quelqu’un. Je me serais dit alors : « C’est lui » mais personne ne sort jamais après la messe de là. C’est pourquoi je me dis que ce doit être un ange, venu depuis les cieux tous les dimanches et qui, après l’office disparaît. Je crois aux miracles parfois. Il doit passer par les vitraux et se servir de la lumière ou d’un reste de son pour monter. Un jour, en cachette, j’irai là-haut voir de plus près. Je voudrais aller vivre haut, plus haut, vers les sommets.

     

    Les pains sont devant moi, tout blancs, pâles comme des nouveau-nés. Je vais les enfourner afin de leur donner la couleur et l’odeur de la vie. Mais je pense aux jours où je quitte la petite ville de Buis-les-Baronnies dans laquelle j’habite, quand il y a plusieurs jours de congés, comme à Noël, à Pâques, ou l’été. Là, je grimpe sur la montagne de la Nible. Je connais une bergerie presque en haut. Je prends avec moi un gros édredon, pour avoir bien chaud, et l’hiver, des gants, un bonnet, du pain et du vin et je vais, sur des sentiers de chasseurs et de chèvres. Personne sauf eux ne monte si haut. C’est très haut la montagne, il faut presque tout une journée pour la grimper, et, au sommet, s’il n’y avait pas la bergerie aux murs épais, trapus de pierre voûtée, je ne saurais pas y rester. Et je dis « bergerie » mais je n’y ai jamais vu de bergers ni de troupeaux, c’est peut-être une ancienne chapelle. Quand je franchis la porte, que je m’allonge sur le sommier de bois et que je me couvre de la tête aux pieds, j’entends longuement le vent chanter, parler, prier, et c’est comme un autre orgue qui me fait vibrer, un orgue nocturne et céleste, un orgue stellaire, le grand orgue de l’univers. C’est lui aussi que je viens chercher, il fait partie des joies divines qu’il y a là. Je sais que je devrais habiter là.

    Quand la nuit est très claire et que les étoiles scintillent tout près, il m’arrive de sortir, enveloppé dans l’édredon de plume, et je vois. Mes yeux ont beau sentir le froid, tout ce froid qu’ils reçoivent avec les éclats d’étoiles qui brillent là, je suis dans la chaleur du monde. Des larmes coulent sur mes joues mais c’est de joie et de froid. Une nuit que j’étais là-haut, il a neigé. Le matin, j’ai pris un peu de neige entre mes doigts, l’ai malaxée, j’ai pensé à la farine que je pétrissais et qui résistait, tiède, à ma poussée, tandis que la neige, elle, ne résiste pas, elle n’est qu’un peu d’eau gelée.

    Dans le grenier de cette bergerie chapelle, au dessus de la voûte, au plus haut, dorment Dieu et l’oiseau. Avec du vieux foin oublié. Dieu, à trois poutres, a été gravé. Sur celle oblique du Nord, je peux lire : « Le PÈRE » sur sa pendante oblique au Sud « Le FILS » et sur l’horizontale du milieu qui rigidifie les deux, les jointant au niveau de mes yeux : « Le SAINT-ESPRIT ». Je le sais tellement que je ne les vois plus ces trois grands noms creusés. Je monte là par l’échelle meunière guetter l’oiseau qui, chaque soir sort de sa cachette pour aller chasser : une chouette. J’ai parfois songé à ceux qui clouent des chouettes à leur porte pour conjurer le mauvais sort, comme ils ont fixé Dieu aux trois poutres de la charpente. Jamais je ne ferai de mal à cet oiseau mystérieux, qui sort je ne sais d’où dans la pénombre et s’élance ensuite vers la nuit, non sans avoir d’abord lancé quelques « Hou ! Hou ! » presque silencieux. Une chouette, ça vole sans bruit et c’est un silence particulier qui me laisse entendre qu’elle est partie. Ensuite, je m’avance jusqu’au chien assis auquel manque un carreau, je pose mon front sur le froid de l’autre vitre, me laissant engourdir par ce contact glacé. Je pars alors très loin, dans des contrées sans Évangiles, je m’imagine marcher dans des lits de rivières froides à la recherche d’un fil d’or, ou bien, haussant les genoux, mâchant d’un pas compact des neiges éclatantes. J’aime que me manque une aube. Enfin, je descends par l’échelle dormir sous mon édredon non sans avoir au préalable ouvert une dernière fois la vieille porte mal jointée, donnant directement sur les étoiles. Une nuit d’été, j’ai entendu des pas, tout près, n’ai vu rien ni personne, c’étaient des pas très souples dans la nuit, des pas de fantôme ou de femme. Peut-être un peu de temps audible qui passait ? Là-haut je ne peux avoir peur, c’est chez moi. J’y suis roi.

     

    Un jour que je montais dans mon royaume, j’ai croisé un troupeau de chèvres. Toutes blanches les chèvres, ça m’a frappé ces chèvres blanches, je n’ai pas pu les approcher, elles étaient toutes un peu sauvages, mais j’ai vu la silhouette du chevrier qui restait immobile, plus haut, debout avec son chien, dans sa grande houppelande. J’ai fait un détour pour lui parler, je n’avais jamais croisé ce chevrier ni ce troupeau, et j’ai vu, en m’approchant, que c’était… Une chevrière. Il était trop tard pour revenir en arrière, Je suis timide, et je devais être tout rouge quand j’ai commencé à lui parler. Il faut dire que je rougis vite, ma peau rougit facilement... Mais je n’avais jamais vu un visage plus beau, un visage si blanc, un visage « plus haut dans la beauté ». Ces mots me trottaient dans la tête, je ne savais pas trop pourquoi. On aurait dit la Madone. J’ai pensé juste un instant à l’église et à sa Marie de plâtre, à ma bergerie et à sa chouette. Mais je n’ai pas pu m’en dire plus ce jour-là, le teint très blanc de la jeune femme avait rosi lui aussi. J’étais gêné, bouleversé par ce visage-là. Je n’avais pas pu voir la couleur de ses cheveux, couverts par le capuchon de laine, mais j’avais vu ses yeux, aussi noirs que les miens sont bleus.

     

    Ce visage, il m’a longtemps hanté, je suis souvent remonté sur la Nible à sa recherche, mais ne l’ai plus jamais retrouvé là. Après des mois, je croyais ne plus le croiser sur terre quand un dimanche, après la messe, après le grand charivari de l’orgue, j’ai enfin entendu un pas dans l’escalier qui descendait de la tribune. C’était la première fois. C’était un pas léger, très léger, presqu’imperceptible, un craquement lointain du bois, très lent mais qui se rapprochait. La vieille et lourde porte s’est ouverte et j’ai vu. Il y avait, nimbé de cheveux d’or, le visage qui m’était apparu sur la Nible, la première fois. Son visage madone. Elle m’a regardé. M’a souri.

    « Nous nous connaissons, je crois »

    « Oui »

    Elle a fermé à clé derrière elle la porte.

    « C’est vous qui jouez ? »

    « Oui, c’est moi. »

    Je devais sûrement avoir beaucoup rougi, elle était toute rouge elle aussi.

    « Pourquoi ? »

    « Allez savoir… »

     

    Alors, j’ai entendu. Mais qui parlait ? Chuchotait-elle doucement, très doucement à mon oreille, ou bien était-ce quelque voix venue d’un au-delà, quelque musique ? Je ne sais plus, je ne sais pas...

     

     « Nous ne vivons qu’à haute voix. Nous n’entendons que la voix haute du contrepoint abyssal de nos vies. Nous voudrions nous réduire à cette voix, la plus haute, quand il nous faut aller dans l’épaisseur secrète, inouïe de cette pâte que nous sommes, une pâte sonore de matière ou d’esprit. C’est en nous égarant au cœur épais de la matière qui nous submerge et nous bâtit, sa crue visqueuse, ce magma, que nous y entendrons ce qu’on n’entendait pas. Que nous nous entendrons. Tu ne seras jamais aimé, jamais nourri par moi qui t’aime, aussi bien que tu l’es par le son de mes doigts. De même, ceux qui mangent le pain que tes mains ont pétri. Nous nous donnons, toi et moi, quelque chose qui vient d’en deçà, d’au-delà de nous deux. Le meilleur de toi, de moi, ne vient ni de toi ni de moi mais de gestes (derrière la présence du présent manifeste, une présence plus subtile, plus épaisse), qui ont été appris et que nous transmettons. Nous nous donnons ce qu’ils nous ont donné ces gestes-là. Tes mains que je prends dans les miennes, ces mains tiennes que je tiens dans mes mains, elles ne sont ni tiennes ni miennes, même fermées elles restent ouvertes. Se sécrète d’elles un mystère. Celui, peut-être de ce qui n’est ni ferme ni formé ou de ce qui prend forme sans arrêt, sans que jamais cela ne cesse, de main en main, depuis hier jusqu’à demain. Parfois, quand je trais une chèvre, mes doigts pressant son pis émettent un froissement, un bruit ou encore un silence bien plus profond ou bien plus doux que si je les pose sur le lait d’ivoire du clavier. Je pourrais bien ne rien entendre de ce frémissement du lait venu de ma caresse sur ce pis, plus doux que celui des tuyaux avant que leur son naisse. As-tu entendu cela, déjà, le chuintement des tuyaux juste avant qu’ils ne chantent ? Ce chuchotement-là ? »

     

    Elle a parlé, elle m’embrasse lentement.


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  • L’orgue et la Sorgue

    La musique est ce qui nous console de vivre à l’état solide 

     

     

    I

    Je suis tout près du torrent, au plus creux. A l’endroit humide et frais, humide et chaud où la terre se mêle à l’eau. Dans le féminin de la terre. Ma maison est liquide presque, construite en galets oblongs, tout en rondeur, tout en longueur, sans aucun angle, épousant les courbes de la rive. Ma maison appelle la caresse et j’aime la toucher souvent. Le torrent, lui, l’effleure et quand il est en crue, elle devient une île au milieu du courant.

    Une grande roue à aubes en bois, tout alourdie de mousse ruisselante, tourne à son flanc et me sert à confectionner mes instruments. Leurs sons proviennent presque tous de ce torrent le long de ma maison, qui fait tourner la roue, et hante mes oreilles. Cette roue produit un bruit liquide et furtif, bien plus discret que le torrent autour, mais elle entraîne des marteaux qui percutent le temps et selon un tempo, jamais tout à fait le même cependant ; cela dépend du débit de l’eau. Je peux suspendre ou non ce martèlement, débrayer ou embrayer ces marteaux, mais la roue, elle, tourne perpétuellement, comme le torrent, ou le temps.

     Mon corps, lui, est liquide et souple aussi, il danse. J’ai appris dès enfant à mes os à bondir et à s’incurver. Je danse beaucoup parce qu’à force de danser, je deviens aussi fluide que l’eau. Il le faut pour pouvoir jouer avec la roue, en sentir le mouillé, le soyeux, en caresser le mouvement sans être broyé par ses engrenages ni écrasé par ses moyeux. J’ai toujours su danser avec la roue qui vit au rythme de l’année, j’aime descendre et monter avec elle. Il m’arrive souvent d’aller chercher l’eau que je bois jusqu’à la résurgence, un peu plus haut, là où l’eau sort du rocher en silence, avant qu’elle ne courre et ne devienne bruit, et de rêver à ces mythes défunts où des loirs parlent aux putois, où des cerfs traitent avec un loup… Ces légendes d’hommes à peine debout, histoires d’aubes et d’aurores où ils s’émerveillaient encore de parler, d’être dans la lumière d’une langue nouvelle et de pouvoir se raconter. A peine détachés de l’animal qu’ils entendaient grogner à l’intérieur, encore un peu, toujours. L’eau que je bois, là-haut, est très liquide et pure. Il y a des eaux qui durcissent au soleil, ou en passant sur du calcaire. Mais celle de ma source sait m’épouser parfaitement, et me désaltérer dedans.  

    J’aime fabriquer des instruments qui produisent de la musique avec de la peau, du bois, des cordes ou du vent. Quand j’en élabore un, je pense encore et toujours à ces hommes neufs, jeunes et neufs et découvrant que leurs mains peuvent prendre et laisser, caresser et bénir, ouvrir, fermer, féconder ou détruire. Tout alors était promis, possible, permis. Rien n’avait été posé. Et je me sens comme au premier matin du monde. Je mourrai en aimant la vie à sa source et je me laisse ensemencer de ce qui vient. Chaque instrument que j’imagine et  fabrique est un univers sonore fondé sur une gamme à lui et créant chaque fois une musique unique.

    J’ai inventé un « hurle-loup », reproduisant les plaintes d’une meute mais bien plus. Il m’a fallu aller chasser, tuer moi-même un jeune loup afin de réaliser cet instrument animal-là. Je me rappelle le jaune intense de ses yeux, et qui m’avaient fixé au moment où j’allais l’abattre, deux yeux jaunes qui se sont figés pour toujours dans mes yeux. Deux étoiles. J’ai d’abord porté sur mes épaules son cadavre tout chaud, comme un agneau et je sentais ce corps encore, abandonné ; j’ai tanné sa peau, l’ai tendue entre des bois de hêtres et de chênes, nettoyé ses boyaux pour en faire des cordes et, avec des crins de chevaux, tendus sous la branche d’un saule, un archet sauvage qui puisse galoper sur son échine musicienne… Je voudrais que la mort me prenne au sommet de mon art, au sommet de ma vie, sur ces hauteurs qui sont les miennes et que nul autre sinon moi eût pu gravir.

    C’est curieux comme avec l’âge les mots comme les peaux prennent enfin leur place et s’ajustent, précis comme des oiseaux. Des oiseaux qui crient seuls à la mesure du silence. Il me faudrait pourtant, à chaque instrument neuf que je produis, un instrumentiste tout neuf lui aussi. C’est cela qui me manque le plus, des hommes assez rigoureux et précis, assez proches de la matière et de la vie pour envisager comment cela chanterait à leurs lèvres, sous leurs doigts. Et s’y consacrer.

    Mon « orgue à bouche rossignol » avec sureaux et frênes creux, je suis le seul à en jouer mais j’entends, en émettant les sons hésitants, maladroits, imparfaits que j’obtiens, ceux qu’un instrumentiste aguerri pourrait en tirer. C’est un instrument éphémère et fragile, et qui sait se faner chaque fois. Il me faut en rebâtir un neuf au printemps, jamais le même exactement ; et chaque année il meurt à la fin de l’automne et tout l’hiver, ensuite, est gros de son silence. Mais, avant de s’amuïr et de disparaître à jamais, son chant s’est métamorphosé. C’est le seul instrument vivant que je connaisse et dont le chant diffère d’été en automne, en printemps. Son chant de fin d’automne est, bien sûr, le plus poignant, quand les tiges séchées, flétries, fragiles à se rompre, sonnent alors comme un cristal, se brisent en sonnant, donnant un son ténu, chuintant, jusqu’à ce qu’un accord que je connais, toujours le même, brise enfin l’instrument, le réduisant en cendre, au silence, au néant. Car je le jette au feu. Mais il n’est pas de chant plus doux, plus aimant, plus vivant que sa voix de printemps, quand les tiges sont vertes et remplies de leurs sèves. Le même accord, alors, vivant, vibrant, enveloppe et réjouit les mains et l’âme qui le jouent. Qui ne sait pas jouir d’un instrument ne sait pas en jouer, et cet instrument-là est le premier dont je jouisse avec passion et compassion, et qui me donne envie de rire et de pleurer. C’est grâce à lui que j’ai compris pourquoi la musique m’a toujours bouleversé. C’est qu’elle est comme nous dans le temps, éphémère, et que sa danse et ses trébuchements sont l’image terrible et sublime des nôtres. Chaque son produit l’est maintenant, pour la première fois et à jamais, et puis ne sera plus.

    Je me souviens enfant des chagrins essentiels, éprouvés chaque fois que je me rappelais la suavité infinie d’une harmonie née de la rencontre fortuite entre deux sons. Ce pouvait être mon père et ma mère qui se parlaient et dont les voix, un court instant, s’étaient superposées, avaient fléchi, s’étaient un peu brisées. Je les entendais parfaitement encore, j’en sentais l’émotion encore mais j’étais incapable de la reproduire. Perdue à jamais comme l’instant d’où elle était née. Ainsi les orgues rossignols d’antan bâtis et disparus depuis longtemps, dont les sons ont péri comme des voix aimées. Parfois se rappelle à moi une réminiscence, une reviviscence, une commotion. Le rappel si lointain, si présent de leurs sons. Et jaillissent des larmes, des larmes d’impuissance. C’est que je vis depuis toujours au creux de mes oreilles. Mes yeux sont pleins de formes, de lumière, le monde les remplit depuis le matin jusqu’au soir, tandis que les oreilles, c’est d’abord ce creux, avec des pointillés de temps, parfois. Ce manque et ce silence.

    L’hiver, pour me consoler de l’absence de mes orgues à bouche, de l’absence de leur baiser, je joue de mon vieux violon. Ses bois sont imprégnés d’une musique ancienne, comme s’ils avaient gardé mémoire de toutes les mélodies qui ont sonné en lui. Il suffit que je pose l’archet sur ses cordes, je me laisse guider. J’y crois jouer des airs toujours nouveaux, toujours repris, son ventre, sa table, son cordier et son âme me soufflent où aller. Ce n’est plus moi qui joue, c’est lui, la mémoire d’un temps immémorial.

    Il m’est arrivé que de jeunes adeptes, rompus au métier d’hautboïste ou de percussionniste ou même d’organiste passent ici, et travaillent sur mes machines à sonner. Je sais que chaque fois cela revient à remonter à la source du son, à s’initier à une autre façon d’écouter, de vibrer. Une aventure jamais gagnée. Il arrive souvent, presque toujours, qu’un homme et un instrument ne s’entendent pas au départ, ne puissent s’accorder, c’est de ce désaccord que naît le son d’abord, un frôlement, un frottement, un froissement, une dissonance, forcément. Il faut que celui qui joue envisage le loup, l’oiseau, le sanglier, le cerf, la chimère qu’il est, qui dort en lui depuis toujours, qu’il sache l’éveiller, l’apprivoiser, apprendre depuis cette brutalité heureuse et assoupie qui se met à hurler, à chanter, à dissoudre le temps et sa façon de s’écouler et sa façon de l’écouter ; avant d’enfin savoir s’ouvrir à de nouveaux vallons sonores et de les suivre émerveillé…

    Le roman parle de réalité. La prose pose le monde. La poésie le transforme en fumée, le liquéfie, en soupèse l’absence et le vide de sa substance. La musique, elle, permet d’entrer en fusion avec les autres, avec soi-même et avec l’astre. Enfin, nous nageons, non plus comme un corps fini mais comme un liquide se diluant, se dissolvant en un autre liquide. Comme un peu de vin dans de l’eau. Un peu de rien dans le grand tout. Mais mesurant un peu de ce grand tout depuis ce rien, dissous.

     

    II

    Mais Benoît est venu, un jour, avec son organiste chevrière. Ils voulaient un instrument à deux très doux, qu’ils puissent jouer à la fois, un luth ou un théorbe, ils ne savaient pas quoi… Je les ai logés dans la chambre du haut, celle qui donne sur le ciel, le sommet de la roue. Le premier soir, comme ils ont fait l’amour, je les ai entendus chanter ensemble et c’était beau de les entendre jouer, jouir l’un de l’autre au rythme de la roue qui chuintait. En les écoutant, j’ai compris que la musique qu’ils cherchaient ne devait pas naître d’un objet mais d’une distance, d’un rapprochement, d’un rythme entre deux corps vivants. Une vibration. Je les ai fait chanter le lendemain matin, ensemble et séparément ; Benoît a une voix charnue, granuleuse et profonde, une voix brute et sans travail, son Organiste, elle, a la voix flûtée, légère, sans vibrato, précise et souple comme un hautbois. Je les ai fait travailler comme un jeu de mutation à l’orgue, à l’octave, à la quinte, à la quarte, à la tierce, la chevrière faisait les harmoniques et Benoît la fondamentale et il y avait un velouté, une chair, une unité, un unisson, comme de l’air qui passait dans le son, le parfum très léger d’un air venu de haut, de très haut qui vibrait. Je leur ai dit qu’il était là leur instrument, ils l’ont senti. Puis ils sont repartis.

    L’homme qui vit au col du Perty est venu lui aussi. Il m’a parlé de sa maison voûtée, cette maison-tuyau d’Est en Ouest, sa maison qui chantait paraît-il, qui avait chanté avant lui mais qu’il n’avait jamais osé faire vibrer. Il m’a parlé de lui. Il se tenait encore un peu debout, mais vacillant comme une anche trop vieille. Il y avait, « au fond », quelque chose de lui-même en désordre, une promesse de désordre, de confusion, une sorte de fatigue nerveuse l'empêchant désormais de savoir où était son futur, son présent, son passé ; il y avait cette incapacité soudain à contacter ce qui permet la stratégie de la durée et de la vie. C'étaient comme des instants d'absence mais sans angoisse de l'absence, des gouffres sans l'angoisse des gouffres, à des moments aussi prosaïques et quotidiens qu'un lever ou un repas. Des trous, où il tombait comme un vieil excrément. Il entendait comme un plein jeu assourdissant et silencieux, éternel et soudain, accord désaccordé, dénouement enroué et violent de tant de cordes depuis si longtemps tendues, accordées trop parfaitement. Il savait que c'était là sa propre fin dont il percevait les contours. C'était une ombre qui, silencieuse, se creusait, sans conséquence pour l'instant. Il écoutait de moins en moins le bavardage exaspéré, si rationnellement exaspérant de tous ceux qui ont quelque chose à prouver. Il connaissait trop bien le silence, derrière, non pas le leur seulement mais le sien, ce cri, le timbre de ce cri, précédant le vide soudain. Il comprenait que tous ces gens qui s'épuisaient à parler tout autour, voulaient prouver, se prouver qu'ils étaient vivants, pleins de bruits, pleins de vie, et lui savait qu'il y avait en eux, en lui ce creux, le chancre ou le chant creux d'un silence. Il entendait cela, il ne pouvait plus expliquer sans une insupportable contention tout ce qu'il n'était pas, ce qu'il prétendait être et n'était pas cela, tout ce mensonge qu'il aurait pu dégueuler et gueuler lui aussi afin de n'entendre rien à ce silence-ci. 

    Il y avait urgence à se taire, à parler seulement depuis les frôlements effervescents de ces presque rien, de ces baisers furtifs de ce qui fait silence. Il se tenait encore mais une part de lui ne tenait plus, n'y tenait pas, n'y tenait plus peut-être. Il était venu pour me parler de tout cela, c’était son testament, il me le léguait parce qu’il savait que je pouvais comprendre. Il m’a laissé entendre qu’il désirait finir, et finir en beauté. Dans la beauté d’un accord imparfait et parfait, dernier mais sans savoir comment.

    Moi qui savais les instruments, peut-être aurais-je pu envisager l’accord final, l’accompagner dans son silence. Il est resté fasciné par ma roue. Lui qui avait vécu droit dans un espace droit, il ne comprenait pas comment j’avais pu épouser ma maison tout en rond, tout en concavités et en suavités. Je lui ai simplement dit : « Le temps ne va pas droit, il tourne en rond. »

    Je l’ai écouté longtemps me parler de lui, de sa vieillesse, de sa vie. Et puis, je lui ai dit :

    « -Vous voulez en finir ? »

    « -Oui »

    «  -Alors, il va falloir finir en ouvrant tout au vent. »

    Il m’a regardé avec reconnaissance et effroi. Comme un effroi reconnaissant. 

     


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