•  

    VII

     

     

     

              Mais alors, qu’est-il arrivé vraiment, oui, vrai-ment ?

              Figurez-vous, il s’est trouvé que l’Organiste avait préféré tout garder, Samuel et Georgia tous les deux. Tous les trois ? Georgia n’a pas dit non. Samuel et les deux femmes ensemble pourquoi pas ! D’ailleurs, contrairement à ce que d’autres ont prétendu, Georgia ne les avait pas vus devant les Réformés, dans ce soleil sanglant annonceur d’ouragans dont je vous ai parlé. L’Organiste lui a tout avoué place de Lenche, le lendemain matin, après l’orage diluvien. Elle savait qu’il ne faut pas jouer secret avec Georgia. Après qu’elle a raconté ça, les Samuel et leurs baisers, elles ont fait l’amour toutes les deux ensemble avec leurs pénétrantes langues. Ca les a soulagées. Et Samuel était au croisement de ces deux langues. Georgia bien sûr pensait très fort à lui, elle veut y goûter elle aussi. Elle le voudrait pour elles deux. Elle le dit à l’Organiste. Ce matin-là, c’est son caprice. D’abord, que l’Organiste lui avoue tout du goût de Samuel en soi. Qu’elle lui en parle et lui raconte. Comment elle a joui de lui, ce qui l’a fait jouir, ce qui, de lui, l’a pénétrée, elle veut le tout de leur intimité. Georgia écoute l’Organiste raconter. Elle se sent quelque peu apaisée de connaître ce Samuel-là, l’impression de son sperme et celle de sa voix, et celle de ses yeux, de ses cheveux, la chaleur de ses doigts, comment ses doigts ont fait pour se poser, pour l’explorer et pour l’ouvrir, comment elle a joui de se sentir s’ouvrir à ces doigts-là. Et comment il a joui d’elle, cette chaleur de lui en elle qui lui montrait si bien qu’il jouissait, et elle, si charmée par ce jouir qu’elle s’en pâmait. Ce qu’ils ont fait et comment ils l’ont fait, et comment la lumière les portait. Elle a tout dit. Et Georgia avait envie de la frapper, de la tuer, ou plutôt, cela lui donne envie d’elle et de lui ce qu’elle dit. Aujourd’hui, Georgia ne peut plus jouir d’elle sans lui. Il faut qu’elles l’appellent. Au téléphone, tout de suite. Elles lui disent de venir pour elles deux. Pour elles. Elles le lui disent à Samuel toutes les deux. Elles le désirent. Elles lui parlent chacune d’elle au téléphone, elles l’appellent « Samuel », pour en baiser déjà le nom. Et l’une ajoute : « Je suis vierge, rappelle-toi, vierge de toi, » et elle rit. Et l’autre dit : « Viens pour nous deux, ou ne viens pas. 16, place de l’ange t’ai-je dit. » Il ne sait pas quelle des deux l’a dit.

              Il vient. Entre elles deux, sur la place de Lenche, que va-t-il se passer ? Elles ont entre elles deux tissé cette toile où il va, où il vient se poser. Samuel ne connaît pas Georgia, mais il entend sa voix, elle ressemble à celle de sa sœur après, quand elle ne chantait pas. Il a aussi besoin de ça. Il était libre de ne pas y aller, mais il y va, il va le faire, il sait, il va poser ses lèvres sur leurs corps, y goûter. Il connaît l’odeur de Georgia, il l’a sentie sur l’Organiste, il devine ses seins et ses bras: la façon dont l’Organiste l’a étreint ça le lui a appris. Aussi a-t-il envie de partager leurs reins. Elles vont se pénétrer de lui toutes les deux par tout ce qui, en elles, se pénètre, et il va se dissoudre en elles deux, et ce sera délicieux de se sentir aller à leurs deux êtres, qu’elles le mangent toutes deux, et l’une noire et l’autre blanche et leurs parfums en noir et blanc, et lui les pénétrant, et l’une et l’autre, et peu à peu. Qu’il soit ce lieu, ce Dieu où elles se mêlent en le vivant, goûtant l’écho de l’autre et de soi-même à son pénis, le goût de soi, de l’autre au bout de lui, le fond de l’autre et de soi-même, son vit tout vivant, tout glissant, tout luisant d’elles deux. Ce poisson pris, gluant, vibrant, sa vie à lui pour elles deux ! Elles l’appellent, il vient. Georgia est devant lui, il découvre l’odeur de la terre. Et l’Organiste est là, aussi. Et c’est la mer. Et c’est une jouissance infinie qu’il soit à elles, elles à lui. Entre les deux. Ces deux elles pour lui Samuel, sa mue à lui, son âme, ses deux amours en lui. L’Archange pour les deux. Il pense à ses deux mains posées sur le dos de l’Ancien, à sa poussée, à ce qu’il a précipité de lui-même à la mer. Et il se précipite en elles. Il ne sait plus laquelle des deux l’appelle le mieux, Elle ou bien Elle, l’Organiste ou Georgia, laquelle le conduit. Perle sur leurs trois peaux ce qu’on appelle la sueur, la fraîcheur de la peau quand elle est bien vivante, le suc de cette chair vivante et désirante qui a chaud et son goût d’eau de mer. Et c’est beau de voir ainsi perler de l’eau depuis dedans jusqu’au dehors sur le noir et blanc de leurs corps.

              Samuel a pensé à son rêve d’enfant. Il leur raconte doucement en leur faisant l’amour. « J’étais prêt à mourir pour qu’une femme m’aime, à quatorze ans. Pourtant, aucune n’a goûté mon corps adolescent. Qu’elle me baise et me possède avec douceur comme une sœur, que sa bouche se pose sur tous mes points sensibles, qu’elle me les ait tous découverts en les couvrant de ses baisers, que je me sois senti lié à son désir, devenu ce corps désiré, cette hostie, cet enfant célébré s’éveillant en beauté. Et puis qu’elle me tue ! » Elles l’ont écouté, l’ont prises comme il aime. Elles l’entourent gentiment. Il y a peut-être quelque chose en lui à consoler. Georgia lui dit : « Avant de continuer, tu dois aussi nous raconter un peu de toi. On connaît déjà nos histoires mais toi, on voudrait bien. Tu peux nous dire qui tu es? Avant, pendant, après l’amour, toujours on parle. J’ai encore envie de t’entendre parler. » La voix de Georgia n’a rien déplacé du silence autour d’eux, ni du désir en eux. D’abord elle raconte l’Organiste puis l’Organiste la raconte. Samuel les écoute mêlées, comme il les a goûtées. Enfin, l’Organiste lui dit : « Maintenant, c’est à toi. »

              Samuel parle entre les deux. On dirait qu’il est en colère mais ce n’est pas contre elles. Ce doit être contre sa voix, ou contre son histoire. Elles l’entourent. Sa voix est rauque un peu, et mal muée. Elle non plus ne touche rien du calme autour : « Qui je suis? Fils, petit fils de mineurs, de paysans et de putes et de petites gens. Et je n’ai pas de belle histoire à vous donner. La plus belle ce serait vous deux, mais vous la connaissez. Je ne viens pas de loin, mon père est de Gardanne, ma mère de Lacoste, après Bonnieux. Mon père est mort, ma mère est vieille et je ne la vois plus depuis longtemps. Pour l’état civil Français, mais plus rien depuis ce jour où la petite fille avec qui je jouais dans un jardin, et qui me plaisait tant - c’était à Paris, la première fois que mes parents et moi étions allés là-bas - m’a répondu: « Toi, ton bête accent ». Cette gifle encore je la sens, elle m’avait dit ça nonchalamment, sur une balançoire. Depuis ce jour j’ai compris le regard compatissant, le mépris bienveillant des passants de Paris qui m’entendaient parler. Tu es du Sud, provincial, Provençal mal pelé, tout bouseux, tout taché de ce liquide amniotique grumeleux. Il te faudra passer ta vie à te faire pardonner cette voix, et cette façon d’être, de parler. T’alléger de ce poids. Te laver d’un souvenir de terre dans la voix. Tu es humble, tu dois le rester, il faut humilier ta terre en toi. Voilà ce que je lis dans ses yeux aujourd’hui quand je me la rappelle, cette fille qui me regardait. Depuis ça je suis en colère, contre mes parents, contre tout, contre moi.

              J’ai appris à regarder ma mère et mon père autrement. J’ai compris qu’eux aussi ils avaient pris ce pli. Ils avaient dû le prendre. Deux petits provinciaux bourgeois soumis à ça, mal dégrossis. Humiliés. Mais ils l’avaient tellement mal pris ce pli de se changer en bons petits Français mal dits, ça fait pitié. Ils s’étaient si mal francisés, si mal parisianisés! Toute sa vie ma mère a essayé de mieux parler « pointu » comme elle disait, dès qu’il y avait un étranger à la maison. Je me rappelle et je l’entends, et je la vois faire l’effort, faire semblant. Se déguiser. Dans cet accoutrement devenir si parfaitement subalterne, reconnaître si bien par ses efforts et leur échec qu’elle est toujours et pour toujours indécrottable. Elle avait si bien accepté cette infériorité indiscutable ! Jeune, elle avait voulu s’élever, avait passé le bac, une licence de géographie, on l’avait recrutée prof. Quelle ironie, prof de français on l’avait faite, à l’ancienneté ! « Par la petite porte. » Tout petit prof. Et des inspecteurs de Paris venaient chaque année cultiver un peu plus leur mépris bienveillant. Ils venaient là mesurer leur pouvoir sur leur « Province », ce territoire très honteux, si nul et si déplorable, définitivement, irrémédiablement du côté de l’étable, de la non-pensée, des fascismes les plus suspects. En elle, ils venaient cultiver leur mainmise. Sonder jusqu’où était profonde leur emprise. En elle entre autres! Et la violer. Au mieux terne et subalterne la Province, à tenir en lisière, en respect, un moins, un presque rien qui devrait disparaître. Et ma mère était censée transmettre à ses élèves cet effroi.

              Mais cela au fond, ce n’est rien. J’ai des chagrins plus essentiels. Je ne suis plus fils de ma mère depuis que j’ai compris dans quel théâtre elle me jouait. Elle en voulait tellement à mon père de n’être qu’un ouvrier mineur, de n’avoir pas su « monter », comme elle disait ! Ma mère, elle m’avait fait complice du meurtre en elle de mon père, le bourreau de sa mise à mort. Je le comprends aujourd’hui seul, elle me l’a fait tuer et tant de fois ! Et chaque fois elle jouissait de ça, de sentir que c’était si violent en moi, sa haine et mon mépris et je ne savais pas qu’elle me tenait la main, que j’étais son poignard dans le sein de mon père. Lui, je l’entendais me dire : « J’ai mal, tu me fais mal, Garçon, de me tuer, c’est moi ton Père que tu touches, et c’est toi, donc. » Non. Sa dignité à lui l’en empêchait de dire ça. Et son orgueil. Il faisait semblant que ça ne le touche pas. J’étais très fort en lettres au lycée, ma mère en était fière. Mon père lui ne disait rien, jamais. Et moi ça me donnait envie de le tuer vraiment de le sentir indifférent. Mais le tremblement de ses lèvres le trahissait, et puis sa voix quand il parlait. Aussi ne parlait-il pas. Il s’était trop bien enfermé. Il ne savait vraiment parler que provençal, quand il parlait de lui. Tout de lui parlait le « patois », comme il dit, autant dire que pour moi, son enfant, il ne parlait pas. Il vivait dans une langue qu’on ne comprenait pas, que ma mère m’avait interdite. Ma mère, du côté du plus fort. Mon père il en est mort un jour, le long d’un chemin creux où il cherchait des mûres, à Gardanne, près du mas où il était né. On l’a trouvé, il était allongé de tout son long dans le soleil, et les bras tout égratignés, les mains tachées du sang des mûres. Ce n’était pas de ça qu’il était mort. D’un arrêt du cœur plutôt. On l’a enterré là, tout près de son Gardanne à lui. Jamais ma mère ne voudra se faire enterrer près de lui. Ma mère, je ne l’ai jamais revue depuis. »

              Samuel avale un sanglot.

              « L’antidote à tout ça, c’est l’Ancien qui me l’a donné. Avec lui je faisais semblant d’y voir et de le diriger, d’être son guide, mais c’est lui qui me conduisait. Il se dirigeait mieux que moi dans ma pensée. Comment on s’est connus je ne sais plus. Sa main, elle est toujours sur mon épaule à me guider : pour me guérir du dégoût de ma voix, de ma vie, il m’a fait écouter de la musique. Du Flamenco. Il me disait que c’était ça l’envers du goût français ; c’était la voix des songes au saut du lit qu’il me disait, la résonance en sa maison de soi-même à soi-même. L’accent même, Le grand sexe du Sud en érection. C’était vrai, je pleurais de l’entendre. Et je dansais à en crever, et je sentais s’ouvrir tout grand le nœud qui m’enserrait, je m’échappais pour un instant de mon angoisse. Mais aussi, il m’a fait écouter du Schubert et les symphonies de Bruckner, qu’il aimait. Il m’a montré que c’était la Province, non pas l’Autriche seulement, mais le « terroir » comme il disait ; la campagne, la terre, les paysans de partout. J’entendais dans cette musique-là mon père, le paysan qu’il était en moi et que ma mère avait tant méprisé. Là je le comprenais. Samuel me disait : « Cette arrogance citadine et gourmée que tu entends chez Saint-Saëns, Delibes, Gounod, tous ces compositeurs si parisiens, aseptisés et toujours en jabot, elle est d’un coup balayée par le Voyage d’hiver, la Symphonie inachevée ou la Troisième de Mahler, ces musiques tout près de la terre. Ecoute-les chanter, tu sens la solitude  et l’odeur de l’hiver. La chaleur du soleil sur des pierres. Bruckner, il a bâti ses symphonies, on le comprend, comme un paysan qui pense à la beauté de sa maison dans un pays. Ses thèmes ils sont cette maison, pas seulement les murs, mais les odeurs, l’âme et l’amour, et orchestrés par le paysage autour. Des demeures toujours un peu les mêmes, lourdes, statiques, jaillies d’un esprit niais, naïf, élémentaire. Bruckner, qu’il me disait, c’est une Madame Bovary qui aurait écrit des symphonies sans avoir peur de la paysanne en lui. Tu vois, la différence entre le reste de l’Europe et la France, c’est que les ländlers ont donné les scherzos de Bruckner, les chants russes Le Sacre du Printemps, alors que nos bourrées font sourire même ceux qui les dansent… Paris chez nous a tout stérilisé. Comme un fascisme froid. » Je me rappelle, il riait en pensant que Madame Flaubert aurait peut-être été guérie de sa mélancolie avec ce Bruckner-là. Et je riais aussi de ça, j’entendais les rêves de mon père, sa douleur et sa joie dans ce qu’il me disait. Et ça me consolait de sentir que c’était là pour lui en moi, cette musique-là. Samuel il m’a donné ça. »

              Il se tait. Les filles le regardent. Tout en parlant, il s’est dressé. Il est si beau dans sa naïveté. Ce qu’il dit ça n’a rien à voir mais ils ont voyagé dans sa vie tous les trois, c’est mignon, et puis, il a un accent qui leur plaît. Elles rient. Samuel aussi rit de les voir, et c’est bien singulier de rire de tout ça.

              Et puis il goûte à leurs odeurs, à leurs humeurs aussi, il les explore et les pénètre. Elles ont le sexe humide. Il a cette douceur en lui qui naît, qui le remue, il n’ose pas encore y penser à son vit au centre de leurs vies, à ce qu’il ferait naître en elles. Il est entre elles deux, il nage en elles deux. Et d’ailleurs, où sont-ils ? Peut-être à la tribune en ce vieil orgue éteint, peut-être ailleurs dans ce non-dit qui en vaut d’autres, la véranda de Mauron. Mais oui, c’est là qu’ils sont, elles et Samuel, à se faire muer. Ils ont dû y aller à mon insu, pendant que Samuel parlait. Contre ma volonté mais peu importe ! Ils sont un seul vouloir en trois. Pas moyen de lutter. Et ce n’est plus leurs chairs seulement qu’ils caressent mais la magie de leurs vouloirs pareils, sentir que son jouir c’est l’autre, celui de l’autre son jouir, découvrir qu’ils me veulent comme je les voudrais, qu’ils ont le goût de moi en leur vouloir commun comme j’aurais celui du leur. Et j’ose, ils veulent bien de cette audace, et ils me font goûter la leur. Pour la première fois…

              « Moi je serais La Mère dit Georgia, et Samuel le Fils, toi l’Esprit » et l’Organiste rit. « Samuel, crucifié entre nous deux, fécondant nos deux corps de sa vie. Mais ça, ce serait de la cruxi-fiction en théologie. » Georgia rit d’elle et d’eux trois… « Moi, je voudrais un fils de toi dit Georgia, de vous deux, de nous trois, qu’on soit enceints ensemble. Mauron ? Ah non, il est trop vieux, il est trop… » D’ailleurs, ils ne voudraient pas, ni eux, ni Georgia, de cette communion-là avec Mauron. Lui, c’est le grand égoutier des passions de Marseille, un anti-organiste, et distillant en ses tuyaux l’ordure au lieu de rêve. Et puis trois c’est la Trinité, c’est un bon chiffre, chacun joue à son tour la Mère ou bien le Père, le Christ crucifié, et l’Esprit-Saint. « Et c’est chacun son tour sur l’X de la croix » dit l’Organiste à Georgia. Et elles rient toutes les deux. Mais ces mots ne sont rien. Ils chantent tous les trois et ce qui conte c’est cela. L’Organiste est une gambe octaviante très étroite et Georgia ce jeu de régale comme j’ai dit déjà. Comment vas-tu les accorder, quelle partition tu leur donneras ? Pourquoi ne pas jouir de ça, de cette angoisse à dénouer en Samuel? Dans ce contrepoint-là, l’organiste des trois tu ne sais plus qui c’est, si c’est Samuel qui joue de soi ou des deux femmes, ou l’Organiste, ou bien Georgia, et qui d’eux trois joue des deux autres. Ou bien trois claviers accouplés : et Samuel entre elles. C’est une flûte grave, ou bien plutôt un principal, prestant ou montre, c’est égal. Les deux femmes s’y penchent. Samuel se tourne vers Georgia, il l’appelle : « Georgia, Georgia, » et ce nom de Georgia roucoule dans sa gorge ; l’Organiste elle aussi l’appelle, c’est elle la première qui arrive à l’orgasme. Georgia, après, ils la caressent pour sa voix. Un récit de tierce en régale. « Effusion » dit Samuel, entre les lèvres de Georgia quand elles s’apaisent, et dans celles de l’Organiste : « Fusion. » « Emouvante » et « Mouvante, » dit-il aux lèvres d’elles deux, quand il les a. « Ma jouissance est sens ouïr, sans tutelle de sens jouir. »

              « Samuel, Samuel », soupirent-elles. Ou sonate en trio parfaite… C’est cela leur musique, je crois. Et Samuel il les entend comme deux voix dessus la sienne. Leurs deux voix qui se mêlent à lui ont déjà remplacé celle de Samuel, l’ancienne. Et il jouit.

     

    (retenir son souffle ici avant un nouveau soupir)

     

              Vous liriez un roman policier, un thriller, Mauron le découpeur profiterait de les avoir à sa portée ces trois, il les tuerait et salement. Le romancier vous le ferait d’abord paraître en gloire à l’improviste, dans cette véranda où ils se sont aventurés imprudemment, comme un Père tonnant et vaguement vengeur au jour du Jugement, et il aurait soudain tous les pouvoirs. Il sèmerait dans l’esprit des lecteurs la terreur ; cela serait symbolisé, comme dans tous ces films d’horreur qui croient en diable à Dieu par une foudre, une belle arme à feu, un gros calibre, une bite surnaturelle, un sexe-texte-tête-Dieu, qu’il brandirait vers l’un, vers l’autre, en révélant qu’il savait tout et qu’il avait depuis toujours tout calculé, et on admirerait, terrifié, le puissant de sa déduction. Tout était là depuis toujours, écrit dans son esprit en érection. Et il commencerait par les lier ses trois damnés, il choisirait des tortures exquises, proportionnées à sa colère, il les torturerait l’un après l’autre, à mort, en commençant par Samuel. Vous pouvez bien imaginer tout ce qu’il leur ferait, ce Barbe-Bleue, ce Barbe-Dieu! D’abord il les pèlerait, vous auriez des cris et des larmes, il les découperait peu à peu. Leurs douleurs, il les photographierait, qu’elles durent éternellement. Son Eden de la véranda il le mettrait à feu, à sang. Il ne l’avait jamais construit que pour cela son Paradis, pour en faire un jardin de supplices à la fin. Et ce serait un sacrifice selon un rituel ancien, cruel comme tout rituel. Mauron les punirait d’avoir osé s’unir ailleurs. Et l’inhumaine divinité triompherait de cette tendre humanité, comme toujours. Après, il en mangerait des morceaux. A vous d’imaginer lesquels il s’incorporerait, et ces trois personnages deviendraient trois beaux albums photos de plus, cachés dans son placard secret. La couverture de chacun il la ferait avec un peu de leurs trois peaux tannées ; je ne sais pas s’il les coudrait ensemble leurs trois peaux pour pouvoir les toucher et les voir à la fois, les retoucher, qui sait, ou bien s’il les séparerait. Un album pour chacun des trois. Il faudrait voir ce qui est beau. Et Mauron y réfléchirait. Croyez-moi c’est un homme de goût, il ferait ça très bien. Il marierait au mieux le nuancier, il passerait beaucoup de temps en compagnie de ces trois jeunes peaux tannées. Ca le ferait bander très fort de faire ça, et de les caresser. Mais tout ça, ce serait si vous aviez un beau roman théologique, non je veux dire policier, qui célèbre l’Unique, où Dieu le Seul châtre et punit, une Théodicée où celui qui tue et celui qui enquête sont l’envers et l’endroit d’une même théologie, un roman où la chair n’est rien si Dieu ne la supplicie.

              Et ce n’est pas un roman policier ceci, c’est un roman d’amour, on n’y veut pas savoir qui a tué mais qui tu es, ou, ce qui revient peut-être au même, qui tuer... Et Mauron je le vois debout sur le parapet d’un pont qui traverse la voie ferrée Marseille-Nice vers Cassis. C’est curieux ! que fait-il donc à cet endroit si insolite et si précis ? Peut-être il va sauter. Il est debout, figé, il saute. Exactement sous le rapide Marseille Rome, parti de la gare Saint Charles à 18 heures 54. Entre les rails précisément il a sauté… Il a pris la décision tout seul, je n’ai pas eu le temps de l’empêcher. C’est dommage, cela va tout précipiter ! On a appris le lendemain matin que c’était lui, lorsqu’on a enfin pu l’identifier. Allez savoir pourquoi il est allé se faire découper en tout menus morceaux par l’acier-là de ce rapide. Pourquoi s’est-il ainsi sacrifié ? Ni pour Georgia ni pour les autres c’est certain ! Alors, pourquoi ? Vous ne pensez quand même pas que c’est par jalousie, par désespoir d’amour ou quelque chose comme ça ! Vous ne lui ferez pas cet affront-là de le faire mourir dans un roman de gare mon Mauron, ce serait d’une vulgarité ! Ou d’y voir un bouc émissaire. Trop simple ! Mauron, il est mort en rase campagne, d’un pont il a sauté, juste devant le train qui allait le broyer. La chute avait déjà dû le tuer tout entier. C’était à la sortie d’un tunnel, un pont qui enjambait la voie ferrée juste après un tunnel, personne ne saura jamais pourquoi, c’est encore un secret de Mauron cela. Celui-là bien gardé. Il faudrait une contre-enquête. Celle de la gendarmerie conclut à un suicide. Peut-être un peu trop vite. Le conducteur du train l’a vu sauter, le rapide sortait tout juste du tunnel, phares allumés, sirène ouverte, il n’y avait plus rien à faire, il a fallu deux kilomètres au train pour s’arrêter. Il avait tout bien vu le machiniste, l’homme était seul, il n’avait vu personne le pousser. Il s’était élancé comme un ange sans aile. Le train l’avait comme aimanté. Il ne cessait de répéter cela le conducteur : c’est terrible cette impression d’aimant qu’il avait eu en le voyant ! Un quart de seconde avant, il savait qu’il allait sauter. Et l’avoir vu entre les rails tombé sur les traverses, s’être fait avaler tout cru par sa motrice et puis par ce serpent après, si goulûment. Il en était bouleversé. « Je ne suis pourtant pas un ogre », qu’il répétait. De sa cabine il n’avait pu tout voir, c’est vrai. Qui sait si quelqu’un, bien caché, n’avait pas pu pousser à peine, donner la chiquenaude qu’il fallait. Mais ça, c’est du domaine du mystère, de la supposition. Aucun indice d’ailleurs n’a confirmé cette hypothèse criminelle. Quant au corps de Mauron il a bien été mouliné par les roues, mastiqué jusqu’à l’os, à l’âme et même après, broyé plus menu que chair à pâtée. Deux kilomètres ! Plus qu’il n’en faut à tant de roues d’un train pour faire jusqu’au bout leur travail de moulin. Moulu très fin. Digéré tout à fait comme par un boa. Sauf un œil. Giclé intact de sa tête, posé sur le ballast. On l’a ramassé et mis dans le grand sac où les pompiers collectionnaient les morceaux les plus gros qui restaient. Tout son jus dégouttait des roues, et du soubassement des wagons se balançaient et séchaient doucement quelques lambeaux de chairs presque encore vivants. Les voyageurs étaient descendus voir sur le remblai. D’ailleurs l’œil de Mauron, c’est un petit garçon qui l’a déniché, si on peut dire. Robert Caïn je crois qu’il s’appelait ce petit garçon-là. C’est un détail sans importance celui-là, comme vous vous en doutez. Et dans un coin de poche un peu entier on a trouvé sur un bout de papier trois lettres à l’encre rouge : AMO. Mais l’encre s’y était si profondément imbibée, comme si le mot avait été écrit des deux côtés à la fois, qu’on n’a pas su quel était l’envers et l’endroit, s’il fallait lire AMO ou OMA. Aucun autre indice que ces trois lettres-là. C’était peut-être le fragment d’autre chose, rien n’est sûr. Quand même sibyllin, comme message ! Ce n’est pas lui qui nous éclairera.

     

    (Un soupir, là, imperceptible et recueilli)

     

              C’est vraiment dans la véranda de Mauron qu’ils sont, Samuel, l’Organiste et Georgia. Il fait nuit. Demain, ils liront peut-être Secret, le texte contenu dans cette sorte de missel au fond du coffre damassé, vous savez, cette cache secrète, celle où Georgia avait trouvé les trois albums photos couverts de peaux. Elle a osé ouvrir, elle leur a tout montré à l’Organiste et Samuel. Le livret lui aussi est relié en peau. C’est une peau de quoi? Très douce et parfumée. Ils l’ouvriront demain. Ce soir ils se sont fatigués de s’être ouverts tous trois leurs peaux vivantes ! Ils dorment presque, déjà. On n’entend que leur cœur qui bat. Et leurs respirations aussi. On entend les poissons, les plantes, les insectes. C’est à peine des bruits. Presque des tremblements. Jamais la véranda n’aura été aussi vivante, aussi paisible, aussi peuplée en même temps ! Tous les trois nagent en leurs sommeils en respirant paisiblement. Pour Mauron ils ne savent pas. Ils l’apprendront demain sûrement.

     

     

     


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    VI

     

     

                Revenons quelque temps en arrière, il vaut mieux en avoir le cœur net. Pendant que Georgia a écouté tous ces clients, que faisait l’Organiste ? A peine était-elle sortie du placard à balais que le jeune homme accompagnant Samuel l’a vue. Il avait ouvert la porte du cabinet de Mauron le premier. Comment s’appelle-t-il ce jeune homme ? Attendez ! Il y a quelque chose d’étrange à son nom. Tu ne sais pas bien quoi mais ça te reviendra. Donc, quand Samuel a fini de parler, qu’ils sont sortis tous deux du cabinet du romancier par procuration, le guide a vu ou plutôt deviné l’Organiste, il a senti une impression dorée comme un parfum de mer l’été. Il entrevoit des cheveux blonds, le dessin d’une joue, d’un corps jeune et bien fait sur le palier, mais ça glisse sans bruit dans l’escalier ce chaud parfum de mer dorée. Ca s’en va et ça se dissout. Alors il veut les suivre, les cheveux et la joue, surtout que l’aveugle qu’il guide aime se promener. Et c’est la chevelure d’or ce matin-là qui les guide tous deux, Samuel et son guide, d’abord dans l’escalier puis dans la rue. Et elle marche devant eux. Elle descend la Canebière et longe le Vieux Port du côté du Panier, monte les escaliers des Accoules puis, sur la place de Lenche au numéro 16, ouvre la porte. Un vieil immeuble au sommet de la place. Et le guide s’arrête net. Samuel est tout essoufflé.

                « Et maintenant ? », dit-il.

                « Maintenant quoi ? » reprend le guide.

                « Maintenant que tu sais où venir la chercher, conduis-moi vers la mer. »

                Le guide a fait semblant de n’avoir pas compris:

                « Et pourquoi « la » chercher, qui chercher d’après toi ? »

                « Je ne sais pas si c’est un « la », ce que tu cherches, ou bien un « le », un « mi », un « fa », c’est un parfum d’été. Depuis Mauron et jusqu’ici tu l’as suivi, je l’ai senti. Ca vient juste de disparaître. Et on a marché vite pour le suivre ! Plus vite que d’habitude en tout cas. Jolie parfum a priori ! Enfin, fille ou garçon, ça m’a donné envie de mer ce parfum-là. Oui, de mer ou de mort. Ou d’amer. Ou d’aimer. Mais tout ça c’est pareil. Viens, je t’expliquerai. Mène-moi donc vers le Prophète ! »

     

    (Un soupir là aussi)

     

                Ils sont tous deux, Samuel et son guide. Il est midi. Ils sont assis haut sur la mer sur un rocher.

                « Dis-moi la mer, ce que tu vois. Moi je l’entends la mer, elle a le timbre de ta voix » dit Samuel.

                « Tu as la mer qui mord tout près », répond le guide. Sa voix est toute jeune, pas tout à fait muée. « Elle s’agite, forte et verte, elle fait peur. Pleine de sa couleur. Et ce n’est pas une couleur, elle est en son être vert. Et puis, tu sens comme elle sent fort ? Son échine tout agitée. Une hydre qui lèche la terre. Elle sent vert. Toi tu l’entends, tu sens l’odeur. Bon, touche sous toi le rocher. Tu as des îles sous les doigts. Leur netteté fait de tes mains des yeux quand tu les touches. Les îles en face elles sont là, posées, rugueuses et calcaires sur l’eau aride et minérale. Une pierre bleu-vert la mer. Qui bougerait, déborderait, mais une pierre. Tu l’entends tout autour ? Elle est là. »

                Le guide donne à Samuel un caillou qu’il vient de ramasser. « Touche d’abord le tranchant du caillou et après sens le vent. Tu comprends comme il est tranchant ? C’est lui qui nous épluche et donne à tout sa netteté : l’air est si bien aiguisé, il découpe si bien les contours, tu sens bien que c’est lui qui fait les choses nettes autour, et toi dedans, et c’est tout écorché, à vif le monde entier lu par ta peau. » Le guide voit Samuel qui fait tourner entre ses doigts le caillou de calcaire. Ce sont de très vieux doigts mais la pierre est plus vieille. Et la peau s’use de la pierre. Une pierre aiguisée sur cette peau usée. Les doigts, la main tout autour de la pierre comme paupière autour d’un œil. Un vieil œil mort. Le guide regarde Samuel, prisonnier de sa peau.

                « Pourquoi t’es-tu arrêté de parler ? » demande Samuel. Le guide a pris dans ses mains la main vieille, celle qui touchait la pierre. « Tout à l’heure, en t’écoutant te raconter chez ce Mauron, j’ai compris ce qui nous séparait. Je vis comme tous ceux qui voient, dans le miroir. Chez Mauron ce matin, il y avait un miroir face à nous, et je nous regardais. Je t’y voyais parler. Toi tu ne pouvais pas. J’imaginais pourtant qu’un autre me voyait, te voyait depuis l’autre côté, à cet endroit exactement où j’observais nos deux reflets et je pensais à son visage aussi qui, peut-être, nous dévisageait, mais je pensais aussi à ma pensée, à cette image en moi de lui; qu’il ait ou non existé, l’idée de son visage était en moi. En même temps je t’écoutais : « En Samuel, pas d’autre écho des autres que leurs voix. Pas de reflets. » Je le savais, ma vie en toi, c’était seulement ça, ce grain, cette inflexion de voix qui vient du fond quand je te parle. Quand je me tais, ce silence présent. Rien d’autre. »

                Samuel lui répond :

                « J’aime ce que tu dis. Et maintenant je vais te raconter ce que jamais je ne dirai à Mauron. Je vais te la dire cette tentation-là que j’ai d’aller plonger… Ecoute-moi : quelque chose m’appelle. Au-delà, en deçà, je ne l’ai jamais su. Ma vie, c’est toujours cet appel, tu ne sais jamais quoi mais ça t’appelle, tu l’entends t’appeler, tu ne sauras jamais d’où ça te vient ni ce que c’est, tu as envie d’aller vers cet appel. La Mort, la vraie, la grande, celle qui creuse fort, qui fait rire et parler, et puis qui fait se taire. C’est vrai, elle sait tout de moi cette Mort-là. Elle est si proche maintenant. » La voix de Samuel tremble et s’enroue, il parle plus bas. « Je le sais elle est là, tellement là que je n’ai plus envie de rien que d’elle. Je la veux. » Samuel a dégagé sa main de celles de son guide, il a jeté son caillou vers la mer.

                « Je vais te dire maintenant. Si j’avais pu au moins t’habiller de mes mots !… Je crois que c’est d’abord pour t’en vêtir que j’ai parlé. Pour te faire passer du monde du reflet à celui de la voix, de ma voix. C’est un manteau que je te fais. Ou une peau. J’aimerais que tu sois dans cette mer manteau de moi, mes mots. A tâtons dans ces mots tu t’en caresserais et je te guiderais. Et que tu sois mouillé des mots de moi. Qu’ils t’emprisonnent, qu’ils t’aveuglent, mais si légèrement que tu ne saurais pas. Comme un fœtus habillé d’utérus. Et qu’ils soient translucides autour de toi mes mots. Vivants. Tu as déjà plongé dans l’amour de la mer ? Ecoute-moi ! Quand tu y es plongé dans cette mer, je veux parler de la vraie mer en bas, quand tu es sous sa peau de mer, ce que tu prends d’abord pour son silence c’est sa vie, mais tu ne peux rester sans y mourir. Il te faudrait muer et tellement, tu ne peux pas, il te faudrait muer à en mourir. Si pour toi c’est la mort les dessous de la mer, c’est pourtant sa vraie vie. Ce bruit léger, si lumineux, tu veux bien l’écouter encore un peu mais tu remontes, tu reviens respirer sur le bord. Car tu tiens à ta vie. Au bord, à la surface où tu respires, tu as cet aveuglant silence que tu as pris d’abord pour le bruit de la mer, et qui n’est qu’un silence bruyant, un désert, l’incessant bavardage des vagues. La dernière a toujours raison, c’est celle qui résonne et sera tue par la prochaine. Ca piaille : un remuement confus, continuel, superficiel, d’événements toujours les mêmes qui fait croire que du neuf se joue. Mais il y a juste au-dessous ce multiple émouvant qui parle doucement, c’est la Vie, la vraie, la seule vie de la mer qui se tait. Il faut savoir l’entendre aller, la contempler et se remplir l’oreille de ce qu’on prend d’abord pour un silence et qui n’est que la rumeur multiple et contenue de cette vie qui se chuchote en continu. Il faut savoir avoir envie de s’y noyer dans ce silence-là. C’est la voix des Sirènes. C’est celle de la mort. Et je ne te demande pas de devenir aveugle à tout pour moi, ni d’en mourir, mais juste d’y plonger de temps en temps dans ce manteau de mer pour l’entendre chanter. Après, tu pourras remonter à ta surface, au pays des bruyants. D’avoir plongé t’aura permis de vivre en moi un temps. »

                Samuel soupire doucement.

                « Tu sais, je t’aime, et c’est pourquoi je t’ai choisi. Cette mer, tu vas m’y jeter. Maintenant. Je l’entends si fort qui m’appelle. Je comprends désormais, ce n’est pas Dieu qui m’appelait cette nuit-là dont je vous ai parlé c’était ma mère, ce manteau perdu de ma mère après lequel j’ai grelotté. Le doux firmament de sa peau. Et ces mots que je tisse et je tisse pour toi, c’est pour un peu le remplacer ce manteau-là. J’aurais voulu être ta mère et tu vas m’y jeter dedans. Tu vas m’y faire naître. C’est mon souci dernier, comment mourir ou comment n’être. Je voudrais que ce soit d’être aimé. Que ce soit toi qui me donnes ma mort en la mer. Que tu me tues. Envisager n’avoir ni visage ni vie, n’être plus rien pour ce qui vit, ni pied, ni main, ni peau, ni voix, que ça vienne par toi ! Que ce soit toi mon meurtrier. Je sais que tu en as rêvé. Je te pardonnerai si tu le fais comme je te dis de le faire. Cet été quand tu te baigneras, quand tu feras l’amour à ce parfum d’été, à ce « la » qu’on a si bien suivis tous les deux tout à l’heure, celui-là ou un autre, si vous vous caressez dans la mer j’y serai. La mer contre ta peau, ce sera moi. Je t’aimerai, j’aimerai ceux que tu aimeras. Je serai l’eau qui vous entourera, vous dissimulera : un manteau de Noé. Tu comprends ce que tu vas donner en me poussant ? J’ai besoin d’aller en sa liquidité de mer et me dissoudre. Là. Pour ça, il faut que tu me pousses. Et sentir dans mon dos tes deux mains me pousser. Car tu vas me pousser aux épaules, à la place des ailes. Ce sont tes mains qui vont me faire m’envoler. Non plutôt, place-moi à l’endroit d’où je puisse sauter. Je sauterai tout seul ne t’en fais pas. Tu n’auras rien à décider. Le tout c’est que tu sois là. Dépêche-toi de m’y conduire tant que j’en ai encore la volonté. »

                Le guide s’est penché sur Samuel, il baise une larme salée sur le bord de ses yeux, où c’est ridé profond. Erodé. Il l’aime lui aussi. Le vieux s’est levé, le jeune l’a conduit tout au bout du rocher à pic sur le ressac. La mer en bas est agitée, verbeuse et verte. Elle a une odeur sexuée. C’est une mer d’automne sans gaieté. La vague brasse et brasse l’air et l’eau, la mer bat tout en bas comme un grand cœur froid. Ils sont seuls face au vide. Samuel crie très fort à son guide avec un tremblement de voix :

                « S’il te plaît Samuel, Samuel, pousse-moi. »

    ………………………………………………………………………………………………

    (Un soupir de regret)

     

              Le jeune Samuel monte au sommet de l’escalier (Ca y est, son nom t’est revenu, il a fallu que l’aveugle en mourant te le souffle. Oui c’est bien Samuel qu’il s’appelle le guide, on peut le dire maintenant, ils ont tous deux le même nom). Sur le palier où il vient d’arriver, quelque chose sanglote. Ce n’est pas une voix, ou plutôt ce serait plusieurs voix de sirène emmêlées, quelques soupirs enchevêtrés, comme il aurait imaginé qu’elles chantaient à Ulysse attaché à son mât. Il hésite. Il halète, il a couru, il a les yeux rouges. Il frappe à la porte où ça chante. Dans son rêve ce serait là. Ca s’arrête et on ouvre. Et ça fait comme ça. Devant lui, c’est bien elles, l’odeur d’été et la lumière. C’est bien ça. Un soleil autour d’un beau visage vient d’ouvrir. Elle a rougi. Pourquoi ? Elle est si blanche, tout d’elle se voit. Il la regarde. Elle demande : « C’est pourquoi ? » elle a la voix brouillée.

              « Pourquoi ? Je ne sais pas. » Il bafouille n’importe quoi. Elle lui répond : « Justement je sortais, il me faut aller répéter à l’église, attendez-moi. » Ils sont allés jusqu’au parvis des Réformés, jusqu’à l’orgue et d’abord sans parler. Il y a du mistral. C’est le milieu d’après-midi, le soleil est si lumineux. Tout semble avoir le bleu des yeux de cette fille. En chemin il a juste pleuré… Elle, n’a rien dit. Et puis ils sont entrés dans l’église ; elle est remplie d’une lumière qui remue. C’est les vitraux si clairs –jaunes et verts- et derrière eux, dehors, les feuilles des platanes, les dernières de cette année qui filtrent la lumière du soleil : un flux et un reflux, un mouvement confus. L’église est devenue un grand aquarium de verre. Translucide. Les va et viens de la lumière semblent donner de la vie à la pierre. Sur fond de sable ou de calcaire, il y a des remous de poussière. L’Organiste se met à l’orgue pour jouer. Elle a tiré le jeu : Onde marine.

              Elle joue. Il l’écoute et repense à la voix des sirènes. Il voudrait lui parler il pleure, il reste près de l’orgue et d’elle, il dit : « J’ai fait mourir un homme ce midi. Plutôt, il s’est tué à moi. Oui, je crois que c’est comme ça. » Il a les yeux baissés, il a dit ça dans un silence entre deux accords parfaits, entre deux courants plutôt, entre deux eaux et deux sanglots, comme s’il voulait cacher ces mots en les glissant dans la musique. Les ombres des platanes font un écho mouvant à ce chant d’orgue qui se fait. Il regarde ses pieds posés sur les dalles de pierre où remuent l’ombre et la lumière, ils sont nus. De la poussière lumineuse glisse un peu sur la peau de ses pieds. Ondulante et ployée comme une laminaire, l’Organiste a suspendu ses doigts en l’air et le regarde. Sur son visage à lui il a des ombres et des boutons adolescents, des taches de rousseur sous les larmes qui coulent. « Qui est mort ? » demande-t-elle.

              Samuel respire avant de parler comme pour reprendre son souffle pour ne pas se noyer : « On avait un seul nom pour nous deux : « Samuel ». Je l’appelais « l’Ancien », il m’appelait « le Jeune ». Il était aveugle et très vieux. Je l’aimais. Je l’ai poussé à la mer, des deux mains, c’est lui qui me l’a demandé. » L’Organiste se tait. Elle ne joue plus. Elle connaît Samuel l’Ancien, c’est ce vieux qu’elle a vu ce matin. Le Jeune Samuel continue à parler. Il a une voix rauque. Il ne sait pas très bien tout ce qu’il a brisé en poussant Samuel dans la mer. Il regarde ses mains. Elles ont poussé l’Ancien juste à l’endroit des ailes, comme il l’a demandé. Pourtant, ce sont toujours ses mêmes mains, ses doigts de chair. Non, ce n’est pas un ange Samuel, nulle plume a poussé à ses mains. Cette joie avec laquelle il l’a poussé, il n’a pas bien compris pourtant d’où elle venait. Ca a surgi du fond de lui et c’est passé, soudain, par ses mains dans ses doigts. C’est ça qui a poussé. Avec joie. Peut-être c’est pour ça qu’il a tant besoin de parler. Il se tait.

              Pourquoi ça l’a touchée l’Organiste, qu’il parle et qu’il se taise, qu’il pleure comme ça ? Elle ne comprend pas si c’est sa voix ou ce qu’il dit qui touche, ce rauque mal posé. Ca fait comme Georgia pour l’autre Samuel, celui qui désormais n’existe plus, elle sent que sa voix la pénètre. C’est vrai, sa voix à lui, elle a ce grain, la vie de sa chair s’y reflète. Grain de voix, grain de vie ou de peau, grains de rousseur à lui. Le visage de Samuel rayonne, il y a dans ses yeux cette joie si jolie ! Même s’il a l’air atterré. Ce n’est pas de l’hypocrisie pourtant : derrière son effroi il y a de la vie. Elle n’a jamais vu un tel visage adolescent. Sa joie déjà la touche. Pourquoi a-t-elle ainsi envie que cette joie, encore, la pénètre. Elle pense à Georgia et à ses inflexions. Elle dit à Samuel : « J’aime une femme noire, et c’est toi. »

              Elle lui a pris entre ses mains la main. Elle est sortie de l’orgue, l’a conduit jusqu’au pied d’un pilier dans l’embrasure d’une porte, elle l’a ouverte avec ses grosses clefs, ils sont montés par l’escalier obscur, jusque sur la tribune où dort l’un des deux orgues jumeaux du transept, où le soleil du soir se pose en arc-en-ciel sur le vieux bois, les vieux tuyaux. Ça donne des reflets de fonds marins cette lumière tamisée par les platanes et les vitraux. Ils courent tous les deux entre les claires voies de pierre et la lumière irise aussi leurs peaux. C’est touchant de les voir dénudés s’embrasser là, tremblants, les ombres des feuillages se mouvant sur leurs peaux, sous les habits multicolores des vitraux. L’Organiste chuchote à Samuel : « Je suis vierge de toi. » Ils nagent l’un en l’autre. Ils font l’amour impatiemment, debout avec, autour, des tuyaux blancs. Est-ce un tuyau qui l’ouvre l’Organiste, ou Samuel entre ses cuisses ? Elle gémit d’avoir son membre dur dedans. Debout, dans le vieux buffet d’orgue poussiéreux, ils se font chanter tous les deux, ça résonne. La voix de Samuel, ça lui révèle aussi ce creux qui sait chanter en elle. A eux deux, ils sont tout un jeu d’orgue lumineux. Là-haut sur la tribune, ils sont des Dieux… L’orgue du transept nord est un vieux cachalot qui les cache et qui les révèle, ils sont debout, aussi debout que des tuyaux, derrière ses fanons, à la lisière de cet antre et de l’espace clair de l’air, cette eau limpide et verte de l’église qui ressemble à un fond de mer, à se faire chanter, en plein dans la couleur et l’odeur verte des vitraux. Vêtus de l’ombre claire des platanes. Onde marine à tous les deux, deux voix humaines. Autour avec le vent, c’est un fond d’eau paisible. Ils nagent à cette eau, dans cette eau ils se nagent, derrière les fanons de l’orgue qui les engloutit. L’église autour d’eux se creuse. Là-haut, là-haut, des Dieux au centre de ce lieu.

     

    (Un soupir ou un ange passe là aussi)

     

              Georgia aurait pu se tuer de dépit. S’anéantir de jalousie dans les eaux glauques du Vieux Port, faire monter l’eau de la mer depuis les pluies de sa colère, transformer en Venise Marseille. Le Déluge selon Georgia. On aurait vu des gondoles glissant aux pieds des colonnes gonflées de l’Opéra. Les rues seraient devenues des canaux, on y aurait entendu rires et clapotis d’eau, les putes y auraient tapiné en bateaux et chaque jour un peu plus haut, le chœur des putes autour de l’opéra, des Réformés et de tout ça, envahi par la montée des eaux. On aurait entendu chanter là le chœur des putes, surtout la voix de celle qui suçait son pouce avant de s’endormir pour effacer le va et vient des queues dans son gosier. Mais c’est une autre histoire, ça. Et tout ce tremblement à cause de Georgia, son chagrin diluvien. Venise et jalousies. Certains ont dit qu’elle les a vus ces deux amants sortir tous deux sur le parvis des Réformés tout éclairés par la lumière du couchant, s’aimant tous deux, titubants, l’un à l’autre agrippés, si rouges, si bien dessinés sur les pierres calcaires, descendant les degrés lentement. Sous le crépuscule sanglant, ils auraient dépassé la statue de Jeanne d’Arc, se seraient fondus à la foule. Elle les aurait regardés s’éloigner vers le boulevard de la Libération, n’aurait pas fait un pas. Plus tard, beaucoup plus tard, la nuit tombée, on aurait vu marcher Georgia le long des palissades blanches en bois du Vieux Port, qui séparent les boulevards des quais. Elle serait montée sur un appontement, se serait avancée en vacillant sur ce chemin de planches entre les bateaux amarrés. Assise au bout, les pieds dans l’eau, elle aurait dit : « Cette eau sale est salée » en y plongeant ses mollets et ses cuisses. Elle s’y serait glissée tout habillée, en sanglotant. Ses mains encore la retiennent, mais elles glissent. Ses vêtements sont lourds, l’eau tiède. Elle entend une moto passer. L’air est poisseux. Elle ne sait plus si elle sait nager, elle est tellement lasse. Ce sont les somnifères. Elle lâche le rebord de bois et se débat encore un peu. Et tombent les premières gouttes du déluge de Dieu, lourdes comme des pierres. « Quand le soleil est si rouge au coucher, c’est qu’il va pleuvoir », se dit-elle. Elle les voit, les entend tomber ces grosses gouttes de l’averse. Elle s’est laissée glisser sous l’eau, son corps gonflé d’un chagrin à crever. Elle s’abandonne à ce déluge de chagrin. Elle s’y résigne comme un poisson à un filet. Elle n’y peut rien. Sur l’eau très plate du Vieux Port les gouttes tombent. Entre deux pleurs, entre deux eaux, entre deux drames elle voit les rues des bas quartiers devenir des canaux pour les gondoles vénitiennes et l’eau toujours monter, s’y refléter les vieux volets à l’italienne, la lune ronde et verte, tachée de fines moisissures, s’élever dans le ciel de la nuit. Et elle a un hoquet. De quel côté du miroir ou de l’eau est-elle désormais ? Ou dans quel autre espace ? En quel ennui ? Les bulles de sa vie s’échappent, cet air tout autour d’elle et qui la quitte pour la pluie. Elle sent tout près d’elle aussi que les yeux blancs de Samuel l’Ancien l’appellent. Comment peuvent-ils l’appeler, la regarder, toujours plus bas, au creux plus creux de l’océan, très loin de là ? « Mais qu’est-ce que tu fais là Samuel ? ». Elle se demande si c’est sa tâche de le suivre ou d’aller le chercher jusqu’au fond de la mort…

              Mais qui peut croire en la mort de Georgia ? Vous me direz : « Georgia est immortelle, aussi présente aussi vivante que Marseille dont elle est l’âme charnelle. » Je ne vous contredirai pas. Et même si son corps semble s’être englué dans les eaux glauques du Vieux Port, sa mort me paraît exclue désormais. D’abord, aucun de ceux qui l’ont connue ne l’ont cherchée ni trouvée là, beaucoup l’ont vue ailleurs depuis, elle ne peut donc pas s’être durablement endormie sous cette vase où le soleil n’existe pas. D’ailleurs, je ne l’entends jamais parler sur les pontons. Rien de tout cela n’est donc vrai. Vaines suppositions. Elle ne s’est pas noyée dans son chagrin Georgia, malgré les apparences. Elle sait si bien nager, oubliez ça !

     

    (Soupir, mais de soulagement, ici)

     


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    V

     

     

     

                C’est un autre client qui vient de la salle d’attente. Une cliente. Une dame habillée simplement, plus très jeune, les cheveux courts et blonds, teints et permanentés, avec un sac en cuir. Une petite dame comme il faut, ridée. Elle marche en tremblant un peu, s’installe sur le divan, commence. Elle a l’air bien habituée.

                « On ne devrait jamais parler. Il faut se taire. Tenez, ma voisine, morte il y a six mois d’un cancer, si gentille si distinguée, ma fille m’a raconté ce matin à son propos quelque chose de très malsain : sa bru vient de trouver, bien protégés sous une bâche, entassés dans un local sec, les sacs d’aspirateurs pleins de poussière qu’elle y avait accumulés. Depuis vingt ans ! Un énorme monceau de poussière ensachée, au beau milieu de sa maison dans le sous-sol. Les poussières aspirées depuis qu’elle y avait aménagé. Un tumulus de poussière du passé. Sous une bâche. Et chaque sac daté. Sa bru l’a dit à ma fille, peut-être une façon de se venger… Elle a eu tort. On doit taire ces monstres qui permettent aux vivants de vivre ou de faire semblant, jusqu’aux âges avancés. Pourtant je le raconte aussi, il faut que je m’en libère. Après tout, c’est peut-être pour éventer d’un coup cette poussière… » Elle se tait. « Cela m’effraie, j’ai peur de ressembler à cette femme morte, à son aspirateur, de ramasser à chaque fois que vous m’enregistrez, la poussière de mes pensées, de l’aspirer comme elle et de l’accumuler jour après jour entre deux parois mortes de papier…

                Quand on y pense, quel trésor ce serait pour l’ethnologue tous ces sacs de poussière avec leurs qualités si différentes d’impalpable, et les menus objets qu’on trouve à l’intérieur, les débris de jouets, de vaisselle, de verre, les papiers, les bijoux, les insectes… Et tout en vrac, à dépiauter. Il faudrait les ouvrir un à un en partant du dernier sur le grand tas, remonter le temps peu à peu, en déduire des façons d’être et de penser. Et rebâtir l’histoire avec ces fragments-là…

                Et moi, de quoi vont me servir ces collections de mots que nous faisons à chaque fois ? A la fin ça va faire un énorme tas, mes mots aspirés par vous, mis en sac à chaque séance, chaque séance un sac… Qui sait, si un des sacs un seul contenait une perle ? Que vaut-il mieux ? Tout jeter d’un seul coup, tout garder en l’état, en laissant à d’autres vivants le soin de transformer plus tard ce tas en œuvre d’art, en trésor ou en document ? Ou tout défaire peu à peu dès maintenant pour trouver un secret ? En y réfléchissant c’est un signe pour tous, ces sacs d’aspirateurs, cette durée accumulée, cette insignifiance dormant là, cachée dans cette cave. C’est vraiment horrible, n’est-ce-pas ? Moi, je ferais le don de ça à un musée. »

                Georgia écoute cette voix, la lassitude en ce qu’elle dit. Tant d’inquiétude aussi. C’est presque douloureux d’entrer ainsi par effraction dans la tête de ceux qui vivent, et d’entendre leur peur de mourir.

                « Et vous vivez avec votre secret opaque, impénétrable, et après votre mort tout ce que vous cachiez dans vos sachets s’évente d’un seul coup ? » Mauron a dit ces mots sans expression, avec la gravité qui sied à son rôle de romancier par procuration.

                La dame rit un peu gênée : « Voyez, une vie d’homme, ce sont d’abord des personnages dans la tête, une façon de voir les autres et les cerner, faire semblant de les « comprendre », en fait, les dévorer. Chacun a ce petit cinéma-là des autres en lui, il n’est que ce cinéma-là qu’il se projette. Il croit les voir mais il ne voit que lui, il s’intéresse à lui en eux. Et chacun tisse autour des autres sa salive pour les emprisonner. Mais ils s’échappent, ils ne cessent de s’échapper, de glisser, se glisser au dehors de ce cocon tissé, ils ne cessent à leur tour de vous tisser, de vous classer en eux. Vous éveillez en eux des échos différents, toujours à côté de ce que vous croyiez pourtant… Alors, qui a finalement le plus raison, les bavards ou les taciturnes ? Il  faudrait rester muet, absolument muet pour ne pas avoir à entrer dans le jeu. » Mauron lui répond : « Et même là !... Même les silencieux, leur silence est perçu, lu, nommé. Réfléchissez à tout cela pour la prochaine fois. » C’est l’heure. La dame se lève. Elle va pleurer. Elle sort.

                C’est un homme qui lui succède. Pas grand, barbu, cheveux longs, eurasien, les yeux bleus comme ceux de Mauron. Visage étrange et dont on se souvient. Georgia se dit qu’elle l’a peut-être déjà vu. Mais où ? Il ne sait pas comment s’asseoir, se regarde dans le miroir. Il se recoiffe de la main. Il pose. Il se gratte la gorge, commence :

                « J’ai bien réfléchi à tout ce que vous m’aviez dit la dernière fois que nous nous sommes vus, Monsieur : je veux bien essayer de l’écrire avec vous, ce Roman d’Amour-là. J’ai déjà essayé mais les mots ne sont pas complaisants avec moi, rien ne me vient. Je ne sais pas les caresser dans le bon sens ni les placer. Ce qui compte, c’est un accord entre eux et soi, et on est comme un accordeur qui cherche la hauteur, le timbre juste, ou comme un harmoniste essayant la couleur. Pour qu’ils vibrent et vivent les mots. »

                Il respire un peu, reprend son souffle. Il reprend un peu plus haut.

                «  Qu’un peu de ton singulier vive en eux. Et tu ne sais jamais exactement quelle direction leur faire prendre pour leur donner leur dimension. Tu peux les faire bifurquer comme tu veux, rien ne t’oblige, ou bien ce fil qui tremble en toi, plus ou moins bien, ce fil de voix, mais tu ne sais jamais vraiment jusqu’où ça aurait pu trembler si tu étais allé par ci, par là, plus loin, plus près, si jamais, par exemple, et pour parler de ce Roman d’Amour, si jamais l’Organiste n’était pas venue ce matin-là, si Georgia n’avait jamais vu la cache, si l’automne avait été moins froid. Tous les « si » qui font que ceci existe au lieu de cela. Qu’est-ce qui nous aurait fait le mieux vivre et vibrer ? Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais. Et Georgia, ne s’est-elle pas trompée ? Est-elle si sûre que ce soient des photos, ces clichés ? Ce sont peut-être des dessins photographiés. Elle a peut-être été troublée par le contact de ce daim souple avec sa peau. Elle a cru voir son propre corps coupé. Elle a cru y sentir sa propre peau tannée. On serait tenté de la croire mais tout tient à si peu ! N’est-ce pas seulement des phrases qu’elle aurait mal regardées ? Elle se serait figuré quelque chose, allez savoir !

                Et l’Organiste ? Vaut-il mieux qu’elle ait une histoire, et quelle histoire, ou même toi qui lis cela, si tu avais existé autrement, si tu n’avais jamais voulu écouter Georgia ? Je cherche un équilibre où le Vrai n’a qu’un rôle mineur. Ou plutôt, tu y es forcément dans le Vrai, dans ton Vrai, celui qui sonne le meilleur. Ce n’est qu’un son ce Vrai, une sonorité, non ? Tout comme un tégument de sons qui te protègerait. Et je suis dans mes mots comme en un ventre protecteur. »

                Il parle vite, comme s’il allait oublier. Peu à peu sa voix devient haletante, pressée.

                « Il te vient parfois un visage précis que tu ne connais pas, la nuit, que tu n’as jamais vu mais si précis, d’une infernale précision, le grain blanc d’une peau, une figure étroite, des cheveux noirs très lourds, tout autour de ce blanc. C’est une commotion. Tu ne l’as jamais vu que là. Tout en toi, t’interdit de l’avoir rencontré déjà. Rien ne t’oblige à en faire quelqu’un de ce visage-là, mais si tu le décides il va se mettre à jouer quelque chose, et il va t’échapper. Et après c’est irréversible, quelqu’un au lieu de rien existe, quelqu’un d’autre n’existe pas, n’existera jamais, et qui aurait pu être. Et ce qui est te semble le néant de ce qui n’est pas.

                Par exemple comment tu t’appelles ? Et si tu t’appelais Mauron, que tu sois lui et qu’il soit toi, au moins en partie. Si au fond tu avais favorisé l’ouverture du coffre secret, derrière le placard, pour que sous les pieds de Georgia, sous ses racines en véranda un gouffre bée. Qu’elle bascule à s’y noyer, eh bien tu es complice alors ou bien coupable, c’aurait été peut-être toi qui aurais pris ces photos-là ou découpé ces corps ! Pour l’instant qu’est-ce que tu en sais ? Tu es le détective devant un crime inaccompli, tu ne connais ni meurtre ni mobile ni suspect, tu ne sais même pas s’il y a eu meurtre ou s’il y aura. Tu ne sais pas. C’est tout entre tes mains. Tu es comme un Dieu leibnizien en qui vivent tous les possibles, qui choisit le moins imparfait. Mais où Dieu jamais ne se trompe toi tu erres sans fin. Et tu te laisses faire au lieu de décider. Tu laisses aller comme ça vient. Ca ne se bâtit pas, ça ne se construit pas. C’est le vivant du monde en toi qui pousse et qui décide. Et n’importe comment. Et tu ne sais jamais comment ça pousse, ni ce que c’est qui pousse. Et c’est là. Vraiment, c’est embêtant ! Une vraie forêt vierge. A moins que ce soit vous Monsieur Mauron, qui ayez semé tout ce désordre en moi, c’est contenu dans votre silence… Oui, je crois que c’est ça. C’est de vous que ça vient tout ça, cette forêt qui pousse ce cancer. »

                Mauron ne bronche pas. Le client continue en le regardant :

                « …Dans ce nom que l’on vous a donné (et qui vous a donné ce nom, le hasard de la filiation ? Je n’y crois pas), eh bien, il y a ce « on » de l’homme, ce « on » mortel de l’homme. A-t-on vraiment un nom avec ce on-là ? Il y a cet anonyme en votre nom, il y a ça. Je ne dis pas que « Mauron » n’est que ça. Mais c’est là. Pardonnez-moi de vous agresser, mais il y a aussi « amour » dans ce nom, en désordre et comme malgré soi, c’est brouillé, c’est caché, c’est tordu, il faut mettre le doigt dessus. Ca, nous l’avions prévu Monsieur Mauron, n’est-ce-pas, c’est vous qui me l’aviez soufflé, mais votre nom tout nu il finit par ce « on », et nous n’y pensions pas. On n’y peut rien, plus rien, ça colle à la peau de ce nom malgré soi. A votre peau. Ce « on », c’est aussi votre peau. Tenez, vous auriez eu un T à la fin de Mauron il y aurait eu à la fois MOT et MORT dans ce nom. Pourquoi l’avoir évité, ce T ? Le sait-on? Est-ce pour éviter la mort dans votre nom ? Etait-ce vous, était-ce moi qui m’aviez raconté que jeune vous aviez découpé une photo de Baudelaire, celle où il est maigre et vieux, où il ressemble à votre père, les mâchoires serrées, où il semble vouloir tuer le spectateur du coin des yeux ? Vous aviez incisé les iris afin de faire un regard blanc ou l’aveugler. C’était il y a longtemps, c’était un enfantillage, il faudrait oublier cet épisode-là. J’en devine bien d’autres et plus obscurs que ça des découpages. »

                Georgia entend Mauron répliquer: « Monsieur, vous me semblez parler avec trop de passion, vous sortez du sujet et vous en oubliez notre équation : roman d’amour, vous vous rappelez ? Ce visage précis qui vient sans que vous le connaissiez, et si c’était notre inconnue ? Celle de l’équation bien sûr... C’est essentiel aussi pour que ça joue ! Appelons-la X pour l’instant. C’est à elle, cette X-là qu’il va falloir vous mesurer. Rêvons. Pour l’instant, je ne la vois pas. Ou plutôt je la verrais double... Deux inconnues. L’une peut-être aussi purement blanche que du papier, aussi insaisissable que ce blanc, surexposée, et l’autre noire comme l’est la pellicule vierge. Et de quoi seraient-elles l’image, ces deux X blanches et noires ? L’envers et l’endroit de la féminité ? Peut-être, pourquoi pas ? Une X n’est-ce-pas, c’est un centre interdit, raturé et montré à la fois. Laquelle serait donc la femme parfaite, la Vierge ? La Blanche, la Noire, ou les deux ? Et puis, comment les appeler ? Puisque dans vierge il y a Eve, nous aurions déjà un prénom. L’autre on l’appellerait Marie, la Vierge, la vraie. Et comment les ferait-on vivre ? Si dans vierge vous avez Eve, vous avez aussi verge et vie; sans compter rêve c’est un nom qui trois fois se nie, ce mot de « vierge » ! Si vous suivez, il faudrait donc qu’à ce nu masculin dont nous parlions à la dernière séance, vous savez, cet un qui s’annulait, on ajoute ceci, ces vierges inconnues qui se lient et se nient. Cela seul peut équilibrer ceci. Ou plutôt que la Vierge nie Eve comme on nous l’a appris, mais autrement… Ou qu’Eve nie Marie. »

     

                Georgia frémit : de qui donc a parlé Mauron? Et pourquoi parle-t-il avec ce client-là ? Les autres, il les a laissé dire ! Le client hésite. Il s’est tourné vers le miroir. Il se regarde et semble se parler : « Et toi je te préviens, si tu es là il te découpera aussi comme il a déjà fait pour d’autres tu verras, il va t’emprisonner dans ce placard secret qu’il a construit exprès. Et avec qui tu sais vous allez être à lui. Méfiez-vous. Et il vous taillera bien à son goût. Vos deux peaux blanche et noire il les tannera ! Mais ça ferait un beau roman d’horreur, cela. Un roman noir. Et cette pièce aveugle où tu t’assieds, ce placard de sorcière à balais, ce serait un beau piège tendu par le romancier chasseur, pas vrai ? »

                Il a un rire bref, se tourne vers Mauron.

                « Monsieur Mauron j’ai beau scruter tout est confus, je ne sais plus ce que je vois de vous, de moi, je nous cerne comme un point noir. Impénétrable… Ce roman dont vous parlez me gène. Vient-il de vous, de moi ? Raconter je crois bien, c’est toujours revenir à soi-même, en arrière, autrement relier, recomposer un texte déjà fait, en défaire les fils et les refaire, qu’un fil de soi, peut-être un fils, puisse glisser en cette chaîne et s’y tisser. C’est à reprendre chaque fois. Et ce fils dans ces fils, il fait tout défiler. C’est du vivant qui bouge et se défile. Et je passe mon temps à recommencer. Je me débats et je m’embrouille. Vous n’êtes pas mon fils pourtant, c’est moi qui pourrais être le vôtre. Qui sait ? N’avez-vous jamais eu d’enfant ? Êtes-vous sûr de n’avoir pas de fils Monsieur Mauron ? Si c’était moi ? Réfléchissez ! A moins que ce soit moi qui vous ai créé ? »

                Mauron reste impassible, il se frotte l’index avec le pouce. Est-ce pour caresser sa peau recto verso ou parce qu’il veut tourner la page, ou pour compter dans sa pensée les billets en échange des récits rédigés ? On sent de l’ironie dans ce qu’il dit mais sa voix tremble : « Monsieur, vous me mettez en cause vainement. N’essayez pas de lire en mon passé. Vous déguisez mal votre impuissance en m’injuriant. Mais c’est aussi le jeu. Je veux bien m’y plier vous êtes mon client. Après tout, vous payez. Le seul ennui c’est que ça ne le fait pas beaucoup avancer votre roman ces théories ! Dans le fond vous faites semblant d’écrire ! Et vous fuyez. Puis vous vous bâtissez un beau bouc émissaire que vous chargez de votre mort. C’est moi. Je n’y peux rien, c’est votre choix. »

                Le client se tourne vers Mauron une dernière fois, le regarde et s’en va. Georgia frémit. Où a-t-elle entendu cette voix ? Peut-être autrefois, quand elle recyclait dans cette véranda juste avant le coffre secret. C’est bien ça. D’un coup, elle se sent pliée comme un album en peau dans une boîte en bois. Elle veut bouger, sortir, se déployer, elle se sent liée de mille liens, de mille mots tout ronds, autour d’elle tissés. Et prisonnière d’un cocon. Le client l’a sortie de cette somnolence, il a interrompu le fil autour qui l’enrobait, la dérobait à soi et l’anesthésiait. Sa voix coupe ce fil, tout se défait. Georgia dans son placard s’est levée pour le suivre. Pourvu que la porte s’ouvre ! Elle s’ouvre bien sûr mais impossible de trouver la trace du client dehors. Il s’est évaporé. Elle aimait bien pourtant l’étrangeté de son visage. Il avait l’air pressé. Pourquoi ? Georgia pense à son Organiste. Pourvu que Mauron ne l’ait pas vue celle-là. Qu’est-elle devenue depuis qu’elle l’a quittée ? Elle pense courir vers la place de Lenche… Mais non, il ne peut rien lui arriver ! Elle hausse les épaules et sort. Vers où, elle ne sait pas.

                C’est un autre client déjà, qui se raconte : « …Ma femme voudrait que je n’écrive pas, elle croit que les mots la volent et je ne viens vous voir qu’en contrebande. Surtout, ne le répétez pas. D’ailleurs, je ne bande pas. Mais ce que je voudrais ce n’est pas ça, ce serait de réaliser un film où on verrait des orgasmes de femmes, des vrais, pas feints, pas simulés. En gros plans, des visages de femmes en orgasme. Tout le temps ! Tout un film où l’on voit des femmes jouissant. Leurs visages tout pleins de cette jouissance. On y verrait aussi parfois leur partenaire, occupé à scruter ce jouir différent sur ces visages femmes. Mais le film, ce serait ces visages de femmes en gros plan, rien d’autre, on y verrait comment s’épanouit leur spasme. Ce serait pour y approfondir la Sainteté, car ce n’est rien la Sainteté sinon de contempler la jouissance extasiée des femmes… » Sa voix devient plus sourde et basse, il faut tendre l’oreille. « Troublantes femmes d’être enfants, si frêles et tremblantes. Enceintes d’un souhait bouleversant : n’être que celle qui fait naître… Ah ! Je les aime tant ! » Il semble s’éveiller « Pourquoi je vous dis ça ? Ah oui ! Je me souviens ! Je n’ai d’abord été que soif de ce visage féminin: ma mère m’allaitait. Son visage aussi blanc que du lait, divin, paisible et souriant, encore aujourd’hui désiré, je sais bien comme il me regardait. Quand j’ai sucé son lait, son sein, j’ai vu j’ai bu aussi ses yeux. Je m’en suis abreuvé de ses yeux, mais sans savoir comment ni si c’étaient mes yeux qui les buvaient. L’amour que j’ai pour les visages femmes il est sûrement venu de là, de ces yeux miens buvant un regard sien sans bien savoir ce qu’ils faisaient. Ni s’ils étaient des yeux. C’est le lait amoureux de ce désir sans fin et sans satiété, où je ne savais pas qui ni quoi désirait… Ca s’est gravé en moi si loin ! » Il soupire. « Ecoutez, ce matin par hasard, je suivais une fille au cou de cygne, des cheveux courts, droits, blond paille. Etudiante. Et puis je suis entré dans une librairie. La fille était devant ! Elle est allée chercher, parmi tous ces bouquins, la Théodicée. Elle tenait le livre entre ses seins et dans ses bras, devant la caisse en attendant. Elle était belle comme ça. D’un coup j’ai eu aussi envie de lire ça, je suis allé chercher dans les rayons le même livre. Mais la place était vide, évidemment ! Elle venait de prendre le seul exemplaire. Elle attendait encore à la caisse, ça allait être à son tour. Je lui ai demandé : « Vous vous intéressez aussi à la Théodicée ? » avec une intention qu’elle a comprise. Elle m’a répondu : « Bien sûr, mais je n’en ai pas besoin tout de suite vraiment. Si vous voulez je vous la laisse ! » en me tendant le livre. J’aurais dû le prendre et dire « Volontiers, mais écrivez dessus en souvenir de moi un nom, n’importe quoi, que je puisse me rappeler à qui je le dois. » Au lieu de ça, j’ai bégayé : « Ca ne fait rien, gardez-le puisque vous l’avez… » Elle a payé et ça s’est fini comme ça. Voyez Monsieur, de réfléchir ça m’a toujours fait débander. Comment penser bandé Monsieur Mauron, comment penser ? Et non seulement ça, comment vivre bandé ? Evidemment, le sexe est dans la tête et ça fait “textes” vous savez, quand on les additionne ces deux mots, qu’on les assemble. Le seul déchet, c’est le “chapeau”, l’accent circonflexe de “tête” comme un prépuce sectionné. »

                Le client continue mais Georgia n’est plus là pour l’écouter ; tout ça, c’est du Mauron qui se parle à lui-même comme un vieux chewing-gum ressassé.

     

    (Un soupir de plus, ici)

     

     

     

     

     

     


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  • IV

                                                              

     

     

                Elle est quand même revenue dans sa véranda. Même si elle aime l’Organiste et son bourdon, elle a aussi besoin de cet espace vert et de ces fleurs, de son clavier d’ordinateur ! Elle a compris ce qu’il lui faut, accoupler la musique et les mots, cette fable en la voix et ce chant fabuleux, chanter comment ça se raconte en elle, en eux. L’Organiste, même si elle souffle à ses tuyaux ce qu’il leur faut de mots pour qu’ils chuchotent, parlent, ce n’est pas de cela qu’elle a besoin Georgia. Elle a beau faire elle ne peut pas toujours s’entendre seulement chanter, soupirer ou crier. L’Organiste, c’est vrai, elle lui a donné voix, l’envie de s’écouter, elle chante volontiers sous ses doigts mais c’est sa gorge et juste avant les mots, quand l’autre la conduit, et de toute sa peau, à l’orgasme ! La résonance avant la langue, d’inouïes inflexions. Georgia avec son Organiste il ne lui manque que les mots, et ça l’Organiste ne sait, ne veut, ne peut le lui donner ! Georgia, elle aime caresser aussi un chant sculpté, articulé.

                Mais les mots de Mauron ne lui suffisent pas, même plus ceux des anciens écrivains poussiéreux qu’elle a eus sous les doigts, elle ne peut plus jouir des mots avec n’importe quoi, elle a besoin de faire vivre en elle des sens inachevés, elle a besoin de caresses subtiles dont elle ne sait jamais très bien jusqu’où elles pourraient la mener. C’est l’Odyssée ou la Genèse qu’elle commence à recycler.

     

    (Une respiration ou un silence ici…)

     

                Alors, puisqu’elle est revenue, Mauron lui propose un contrat. Il ne sait pas pourquoi elle est partie et revenue mais il voit bien, elle est ailleurs - elle a toujours été ailleurs mais elle faisait semblant de s’être enracinée (peut-être avait-elle besoin de se sentir tout près pour pouvoir mieux partir très loin mais maintenant elle n’en a plus du tout besoin, l’Organiste la faisant exister ici et ailleurs à la fois). Il lui explique donc qu’il voudrait faire d’elle sa secrétaire, mais secrète. Les travaux, dans l’un des murs du cabinet où il reçoit, sont déjà terminés. Il a suffi de casser la cloison d’un ancien placard à balais indépendant, ouvrant directement sur le palier, et poser à la place une glace sans tain. Georgia pourrait s’y installer. Elle verrait tout sans que personne ne la voie. On peut entrer en cet endroit directement sans passer par le cabinet, et même recycler secrètement. Si elle venait, elle entendrait des voix à leur naissance. N’est-ce pas ce qu’elle souhaitait ?

                Pourquoi Mauron a-t-il changé d’idée se demande Georgia. Elle ne sait d’ailleurs pas si le projet pourrait l’intéresser. Elle a parlé de la proposition à l’Organiste, qui s’imagine écouter les clients de Mauron dans le placard : deux sorcières voyeuses en leur réduit aménagé. Ce serait amusant, et risqué. Et tellement piquant ! Georgia a dit « oui » à Mauron. Le lendemain, c’est un peu comme une vengeance, elle vient derrière le miroir, dans ce réduit aveugle et sourd où elle entend et voit sans être vue ni entendue. Elle entre dans ce lieu, entièrement tapissé de velours pourpre, il y a un divan donnant sur le miroir et c’est comme si on était dehors dedans, la cloison de verre permettant d’être de plain-pied. L’Organiste la rejoindra le premier jour, elle l’a promis, il suffit de ne pas fermer à clé la porte ouvrant sur le palier...

                C’est le matin. Georgia se tient derrière sa vitre sans tain. Elle a ses instruments. Elle voit Mauron qui attend son premier client de la journée. Qui c’est ce client-là déjà ? Un certain Samuel Adame, un vieil aveugle. Elle a sous les yeux son dossier. Elle entend sonner, voit entrer un vieillard, la main droite posée sur l’épaule d’un très jeune garçon. Le vieillard se retourne, elle voit ses yeux blancs qui regardent devant, vers le miroir exactement. Il sursaute le vieil Adame, sa main serre l’épaule du jeune homme qui se tourne à son tour et répond, Georgia l’entend comme à côté, Mauron a bien sonorisé : « Mais non, il n’y a personne, à part Monsieur Mauron et nous ».

                Ils se sont installés, Samuel et son guide, dans un grand canapé face au miroir. C’est Samuel qui va parler. Georgia les voit tous deux, le vieux et le jeune homme, elle ne voit plus Mauron, il s’est assis dans l’angle mort. « Qui voit qui » se demande Georgia en regardant ces deux hommes devant, l’aveugle vieux et le jeune voyant. « Celui qui voit a le pouvoir se dit-elle, je ne vois pas Mauron. S’il me voit, c’est un Dieu. » Elle imagine vaguement qu’il aurait pu dissimuler des caméras dans cette pièce noire. « Mais bah, c’est du roman ! » Et Samuel Adame parle. Elle entend sa voix blanche. Il pose son absence de regard et sa voix devant soi, et c’est juste au milieu du regard de Georgia. Elle n’avait pas prévu cela, ce regard blanc qui ne voit pas, mais tellement au centre de son voir à elle. Et puis, sa voix ! Elle a l’impression qu’il la voit du dedans. Mais qui la voit comme cela ? Est-ce bien lui, est-ce bien moi ? Mais comme il parle, écoute ça ! Il a la voix qui vacille et qui tremble.

     

                « Sortir de soi, hors du soi-même mère, hors du soi-mère… Séparation entre elle et soi. La primitive scène est là. C’est la mienne. C’est de ça que je vais vous parler, de la première fois que je suis mort. Quelque chose de moi depuis toujours veut revenir à ce moment où tout allait finir quand tout ça commençait… Il t’a semblé que quelque chose ne veut plus, quelque chose qui se défend. Le firmament parfait qui t’entourait infiniment pivote et cède et se contracte et te renverse. Une mer soudain retirée, un tremblement. Tout de ton univers t’écrase, tu ne sais plus vers où ça va, où ça te mène, où ça t’entraîne ces convulsions autour de toi. C’est peut-être un baiser. Tu sens que ça t’étreint comme ça ne t’a jamais étreint, ça se tend, se détend, va et vient, te pousse et se dérobe. Ca pousse et te retient tout à la fois, tout bouge autour, tout glisse, et ça t’engage dans des gorges que tu ne soupçonnais pas, ça s’ouvre au plus obscur plus bas et tout en grand, pour la première fois. Ce toit autour que tu croyais pour toujours être toi s’esquive et te trahit, t’engouffre là-dedans, t’expulse, et tu entends déjà que c’est un monde si bruyant au-delà, un monde tu sens ça si multiple et si grand ! Tu ne sais pas si c’est ce monde qui t’aspire, si ça vient d’ailleurs ou de toi ni de quoi ça te coupe cette déchirure-là. Tu es tout dans l’étroit. Est-ce que tu ne vas pas mourir de ça, cet étroit qui t’étreint où tu viens et tu vas ? Tu ne sais plus ni où tu es ni d’où tu viens ni qui tu es, tu sens autour de toi que ça se tend et se détend, et ça te prend et ça t’entraîne. Tu vas, tu viens et vas dans cette serre et ça s’ouvre un peu plus chaque fois. Au fond, tu vois une clarté comme tu n’as jamais vu. Tu sens le froid. Pourtant, tu sais que ça te tient plus fort que ça ne t’a jamais tenu le monde où tu te tiens, mais déjà ça ne te tient plus, ça ne peut plus tenir, quelque chose va te lâcher tu sens, t’abandonner. Ce firmament parfait il est si loin déjà, tu ne peux plus toucher tu ne vois rien. Il t’a semblé que quelque chose ne veut pas. Quelque chose qui cède et s’ouvre et se détend. C’est de la mort autour, du froid de plus en plus. Et toi non plus tu ne veux plus de ça, pourtant quelque autre chose encore te retient. Ca se débat. Ca pourrait s’appeler ta mère ce dans quoi tu vas et viens encore un peu et d’où tu sors. Jusque là c’était toi, ou plutôt tu ne savais pas bien que c’était autre chose que toi, ce toit autour. Tu sens tout contre tes oreilles, ton crâne, ton nez, tes lèvres, tes contours, cette étreinte-là de ta mère la dernière de tout son être, d’avec l’intérieur de son ventre. Sa caresse t’entoure, te serre à t’étouffer. C’est le dernier baiser du profond d’elle à toi qui soit de cette intimité, le premier, le dernier à être si désespéré, d’un amour animal si étroit, si entier et si franc, si peu raisonné, un adieu qui te donne ton toi. Cela finit et définit... Tu veux boire encore une fois à ses humeurs dont tu es plein. Tu étais plein tu ne sais plus si c’est d’elle ou de toi, ou de rien, quelque chose en allé soudain, et ce chaud, si tu veux t’en nourrir encore un peu c’est du froid qui te vient. Et pourtant tu voulais encore t’en gorger de ça, de ce liquide en elle, en toi. Quelque chose est vidé, tari, une mer retirée, cette mer mère où tu étais. Tu deviens toi, tout érodé comme une épave rejetée, dehors comme un poisson muet, un noyau sans son fruit, un noyé, il te manque sa vie, quelque chose de toi s’est tranché, tu t’es extrait de cet épais qui t’entourait, de cette pulpe et c’est un creux autour de toi, tu ouvres grand la bouche et c’est du froid qui se déplie, qui se déploie, qui t’envahit, c’est de ça que tu cries, de cet arbre de froid qui te pénètre, cette mort et soudain cette vie. Tu respires pour la première fois. Elle vit, vient et va la vie en toi, ce n’est plus toi qui bouges en elle, c’est en toi cet air froid qui circule et qui va, cette lumière froide en toi qui se déplie. Te voilà tout mué, remué, gisant, vivant dans cet inhabitable, tout entouré de ce multiple et ce mouvant, de ce bruyant autour de toi qui gis si impuissant, abandonné comme un crachat. Tu gis en gémissant. Ou plutôt quelque chose de toi gît. Tu te sens là, livré au monde entier autour. Ca tourne autour de toi ce bruyant, ce multiple, il faut fermer les yeux obstinément tu ne peux pas voir ça, il te faut refuser cette vie, ces couleurs, ces odeurs, ces voix, ces bruits si près, si crus, et cet écrasement, l’humiliation de se sentir pesant, d’un coup si lourd, inadapté, handicapé, livré à la violence autour. Ecrasé sous ton poids. Ne plus savoir, ne plus pouvoir bouger. Tout cet autour il faudrait le combler d’un cri pour qu’il y ait encore un peu de soi qui vive autour de soi… Tout ce froid l’écarter, crier, créer un chaud avec sa voix. Et s’écrier si fort que ça évacuerait tout ce qui n’est pas soi. Emplir l’espace autour de ce cri-là. Pour la première fois tu entends cette voix qui sort, tu cries de n’être plus que toi, tu te tues à le leur crier que tu es là, tout seul, au froid. Ce qui est mort c’est de vivre muet en un tissu vivant. Tu es. Tout autrement. Tu nais. C’est ta première mort à vivre là ! Ta mère n’est plus rien, c’est l’air, l’eau la terre et tout ce froid convexe désormais. Pourtant quelque chose de chaud te prend, t’a repris, te parle et te console, mais de loin, de si loin, incomplet, c’est un peu de ce chaud d’où tu viens, ça ressemble tu sais mais c’est l’autre côté, cette surface tiède, à peine assez pour désoler. Ce n’est jamais si plein cette façon dont ça te tient, ce n’est plus ça, cette façon de t’englober. Tu n’es plus au centre d’une voix, en elle, en soi, dans cette bouche qui bougeait, t’entourait organiquement, dans cette vie qui te parlait, à la source d’un chant. Tu n’es plus Dieu au centre de ce lieu, l’Unique en la concavité d’un Dieu. Ce firmament où tu vivais s’est fait maman. Elle te tient entre ses bras. Et tu la bois convexe. Avidement. Tu bois avidement et tu te combles d’elle. Tu te consoles de ton vide en la buvant. Désespérément tu la tètes. Tu voudrais qu’elle passe en toi comme tu as été en elle, en ça, mais tu n’es plus rien d’elle, tu n’es plus qu’à côté cet être-là, vidé, blotti fripé ! Sa peau n’est plus en rien la tienne. Ta mue sa peau, mais une mue vivante et pour d’autres que toi. Désormais elle est là mais pour te consoler de n’être rien de toi ! Tu vis seul désormais, seul. Tu bois en vain son lait tu ne l’auras jamais entière en toi. Voilà ta scène primitive, non ce n’est pas un meurtre c’est la façon dont tu es né, il y a tant de façons de naître il ne te vient que celle-là… Désormais tu es né, il te faut accepter de n’être plus que toi. »

     

                Georgia sent une main sur elle, une main ou une eau sur sa peau se poser, c’est l’Organiste qui est là, qui est entrée dans le placard sans qu’on la voie, et qui voit Samuel parler. Elle a gardé la fraîcheur et l’odeur du dehors sur sa peau, et Georgia veut bien y goûter. Elle se blottit contre son eau qui désaltère. Samuel, lui, s’est interrompu, comme s’il avait vu. Ses yeux blancs sont toujours fixés sur Georgia ou bien sur son reflet. Mais il reprend haleine. Sa voix est devenue plus sourde. Et Georgia la sent si bien vivre et sonner en soi, cette voix-là qu’elle ne sait plus si elle l’entend ou elle la voit. En même temps, elle se laisse aller aux caresses de l’Organiste.

     

                « …Mais il te vient une autre scène » dit Samuel. « C’était encore au temps où tu voyais. Ta deuxième naissance. Tu marches à tâtons dans des couloirs obscurs rappelle-toi. Depuis, tu as tellement tâtonné ! Ces couloirs, ce sont ceux du pensionnat religieux où tu étudiais. Tu dois avoir quatorze ans, tu crois en Dieu comme un fœtus croît en sa mère. Quelque chose t’a réveillé, un creux, un manque en toi que tu ne sais comment combler et qui, depuis quelques temps, t’appelle. Ca t’irrite et t’agace et te bande ce creux, tu ne sais pas qu’en faire. C’est la nuit au milieu de la nuit. C’est lui ce creux qui t’a sorti de ton sommeil, de ton dortoir, tu marches sans savoir où t’attire la voix : « Samuel, Samuel ! » te dit-elle. Quelque chose ou quelqu’un t’appelle tu ne sais pas pourquoi, tu quittes le dortoir sans que grince la porte palière. Tu marches dans ces couloirs que tu connais, tu sais où ne pas faire craquer les carreaux mal scellés. Tu es en érection. Qui donc a bien pu t’appeler ? Devant toi, le plein cintre de la chapelle. Tu te revois la voir dans cette nuit la voûte, alors que tu as oublié ce que veut dire voir, son dessin t’est resté ! Ou plutôt non, avant la voûte il y eut cette porte à ouvrir sous l’arcade. Tu soulèves la clenche, une odeur t’environne, celle de vieil encens. Tu refermes derrière toi. Tu es dans la chapelle. Tu sais qu’on a caché la clé du reposoir sous la nappe brodée de l’autel. Tes mains tremblent un peu, soulèvent la dentelle; le marbre est lisse, froid comme une peau glacée, si glabre sous ta main que ton sexe se tend. Tu n’as jamais encore caressé d’autres cuisses que tiennes, ce que tu cherches et qui pourrait combler ce creux c’est peut-être la clé sur cette peau de pierre. Sous la nappe brodée. Tu la sens sous tes doigts, tu la serres en tremblant et tu ouvres le tabernacle. Le ciboire du Saint Sacrement ! Tu le prends à deux mains comme le font les prêtres, tu t’agenouilles et le poses par terre, devant toi. Tu ouvres son couvercle. « Samuel, Samuel » entends-tu. Qui peut bien t’appeler ? Agenouillé, tu te dévêts devant les hosties consacrées. C’est ça qu’il te faut faire tu le sais. Depuis des mois tu as envie de caresser ces hosties blanches (et tu sais aujourd’hui à quel point elles sont blanches, aussi blanches que ta cécité). Tu voudrais t’y consacrer tout, t’en baptiser en te plongeant en elles. Tu es nu comme un baptisé. Tu puises à pleines mains dans le cratère, tes mains deviennent en tremblant ce calice où repose le Dieu vivant, tu te baptises en te faisant couler le pain azyme sur ton front, tes cheveux, sur tes épaules et tes paupières. Tu t’en baignes, tu t’en caresses. Tu trembles tout comme tu n’as jamais tremblé, tu gémis de sentir ce contact désiré du Dieu vivant avec ta peau, tu t’es touché avec la pâle peau du pain des anges, celui que tu aimes chanter le matin à la messe. Et tu te branles de ce blanc, tu serres ta queue dressée. Voici la vocation dont te parlent les prêtres : tu le sais, la pâle peau de Dieu t’appelle. Tu ne sais pas jusqu’où va te mener cette émotion, cette tension, tu t’abandonnes à ta caresse avec ce doux pain consacré, tu te sens tendre et te bander encore mieux, quelque chose s’érige en toi qui ne veut plus rester en toi, quelque chose de vieux qui veut sortir tu ne sais quoi, peut-être Dieu, qui est si doux et si violent et te violente du dedans. Tout toi tendu, agenouillé vers la Sainte Réserve, tu ne comprends pas bien comment il fait pour se mûrir en toi ce Dieu, te métamorphoser. C’est la première fois et c’est trop de délices à la fois son calice. Tu vois sortir de ton sexe érigé quelques gouttes de lait tombant au creux de ce vase doré, se mêlant à sa présence réelle. Tu comprends tout enfin, tu sais comment et pourquoi Dieu t’appelle. Ce creux en toi qui te faisait souffrir s’est consolé.

                Quelqu’un t’appelle encore par ton nom : « Samuel, Samuel » mais ce n’est plus la même voix. Tu sursautes. Ce n’est plus cette voix du dedans qui guidait - plus rien ne te guide plus depuis un instant. Tu ne sens rien que ce désir comblé, tout s’est soudain brouillé avec ce rassasiement. Mais tu vois devant toi s’ouvrir un confessionnal. Tu es encore agenouillé. C’est le Père Bourrel. Il a le visage tout congestionné, tout rouge, peut-être est-il en colère tu le vois arriver vers toi : « Petit chien » te dit-il avec une drôle de voix mal posée, une voix que tu ne connais pas, une voix trop sucrée, écœurante, « Je t’ai vu te masturber dans les hosties ! Mais je ne dirai rien si tu fais ce que je dis. »

                Il a le souffle court il est trop près, tu sens que ses mains te tiennent. Il a une odeur de sueur mal lavée et d’haleine, il est beaucoup trop près, tu te débats, tu sens ses lèvres sur les tiennes, tu ne comprends plus rien, tu l’entends qui te dit : « Tais-toi et je ne dirai rien. » Il te lèche l’oreille. Quelque chose de lui te pénètre plus bas, te pousse et se débat comme s’il te pelait. Tu veux expulser ça. Tu veux crier tu ne sais pas, tu ne sais plus crier, tu ne peux pas. »

     

                Samuel Adame s’arrête. Il tremble. L’Organiste est tout contre Georgia. Devant elles, elles voient Samuel qui raconte et son guide. Elles les voient mais le miroir qui les sépare renvoie aussi de leurs reflets: l’Organiste est penchée sur Georgia, elle la caresse et lui chuchote : « Joue avec moi dans le miroir, regarde-toi et laisse-toi toucher sur eux. C’est toi que tu devines en le miroir juste à côté, juste au milieu de ces deux hommes-là, regarde-toi jouer, jouir, pendant qu’ils parlent de toi-même. Laisse-moi donc te caresser sur eux, sur leurs poèmes! » Sa voix se contrepointe à Samuel Adame qui recommence à raconter. Ces deux femmes qui se regardent caresser, elles ne savent plus si c’est elles qu’elles caressent, leurs ombres, ou ces hommes qui s’y confondent. Samuel continue mais sa voix est brisée. Sur lui, sur ce qu’il dit dansent les deux reflets de ces femmes qui s’aiment.

     

                «…Depuis ce jour je ne sais plus quel âge j’ai. Tout s’est brouillé. On m’a dit que j’avais fait la guerre des tranchées, j’étais très jeune, j’avais dû m’engager, c’était la fin de cette guerre-là. J’étais si jeune, je devais ressembler à ce jeune homme qui est là. Je m’y suis senti mort tant de fois, si souvent que j’ai dû y crever là-bas. Ce que je me rappelle encore maintenant c’est les douleurs des agonies, les cris vivants, non pas ceux que j’entends autour mais ceux que je poussais chaque fois que j’agonisais, chaque fois le dernier. Ces cris c’étaient les miens, cette mort qui poussait, me poussait et m’arrachait à moi, entrait, sortait, me pénétrait et me pelait, me déchirait comme un métal avec son froid, cette douleur de me savoir violé déjà et profané. Déchiré mort. Fané. Et je ne savais plus si moi c’était la boue déjà que je mordais, avec autant de bouches que de corps, avec autant de moi dissous, éparpillés autour dans cette boue. Je me sens m’enfoncer de tous mes corps épars dans cette boue, je ne suis plus que la douleur de me sentir déjà dessous ! Je le sais, je le sens, je le vois que je me suis perdu là-bas. Enterré dans cette boue qui me pénètre. Eclaté. Cet effroi, cette mort qui poussait, qui voulait vivre en moi sa vie de mort, l’haleine de la mort, c’est ça que je criais sans avoir pu le voir, mais je l’ai tant vécu cet enfer-là, vécu et revécu ce mourir tant de fois ! Avec en moi la mort de tant de soi dissous, déchirés, démembrés, dépecés, rendus à ce silence qui me noue. Tous ces autres cadavres c’était moi, explosé, je ne peux pas avoir vu ça ! Là-bas non ce n’est pas la vie que j’ai perdu, mais la vue de ces doubles-là, ma vue. Je n’ai perdu que ça. C’est tout. »

     

                Samuel s’est levé, les deux femmes se sont figées. Il titube mais le jeune homme le soutient.

     

                « Je ne sais pas, M. Mauron, combien je vous dois, ni comment vous allez travailler », dit Samuel, « ou s’il me faut venir vous raconter encore autre chose de moi, mais je m’en vais. Cela fait trop longtemps que tout cela dormait, de l’avoir réveillé cela déchire quelque chose, là. » Samuel a montré ses yeux. « C’est comme si j’y voyais encore, alors que je ne vois pas. »

                Mauron tousse et se lève. Georgia se dit que l’Organiste doit partir, elle ne veut pas mais elle doit partir, elle doit sortir de là, il ne faut pas que Mauron ni Adame, ou plutôt, le jeune homme qui est avec Adame ne la voient. On ne sait jamais, si Mauron voulait venir entre deux clients voir comment était Georgia dans son placard, et qu’il découvre l’Organiste. C’est trop risqué. L’Organiste elle reste figée, son regard est fixé sur l’aveugle. Ou plutôt à côté, sur ce qu’il dit peut-être ou sur son guide. Elle ne veut plus bouger. Quant à Georgia, elle finit par l’expulser juste avant que les clients de Mauron ne sortent aussi sur le palier.

     

     

     

     

     

     


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    III

     

     

     

                Iront-elles là-haut, dans le clocher ? Sur un sommier poussiéreux d’orgue, - celui, qui a porté la voix humaine justement, et qui est nu de ses tuyaux ? Si elles étaient deux anges l’Organiste et Georgia, deux personnages d’un roman, elles se contenteraient de ce sommier de bois, - le mot « sommier » à coup sûr s’y prêtant. Elles préféreraient aller là, près de ces autres anges, les tuyaux aux ailes repliées, muets depuis longtemps mais prêts à déployer l’hermaphrodisme de leurs chants. Georgia en cueillerait un dans sa main et soufflerait dedans, un tuyau d’anche, elle rirait de l’entendre le son de ce tuyau, si nu, si cru, aigu, aigre, fragile, un cri de bête mal domptée, un cri d’orgasme. L’organiste dirait qu’il faut les entendre habillés d’espace et de bois ces tuyaux-là, de loin ! Sinon, trop près, ils deviennent sauvages, une voix mal posée, des ailes de vampire au lieu d’ange. Elle avoue à Georgia qu’elle aime ces voix-là, imprévisibles, rauques, ces voix d’adolescents, ni féminins ni masculins mais tous les deux en même temps.

                Georgia en l’embrassant, elle aurait répondu qu’elles allaient s’aimer en plein milieu de ces tuyaux, parmi ces membres creux, érigés, sonores et silencieux. Et le rire de l’organiste aurait fait frissonner ces tuyaux… Elles auraient pu faire cela…

                Mais l’organiste habite au sommet d’un immeuble vieux, non loin de là, c’est l’escalier de cet immeuble que je les vois grimper toutes les deux. Elles ont décidé d’aller là. C’est, je crois, sur la place de Lenche. Moi, j’aurais écrit l’Anche ou même l’Ange. Mais ce nom-là, ce n’est pas moi qui l’ai trouvé (décidément, on n’écrit pas ce que l’on veut). On y est près du ciel, du vent du nord et de la mer. L’Organiste a ouvert la porte. La chambre est tiède. La clarté vient d’une fenêtre sur le toit. Tous les objets sont entourés de sa lumière. L’Organiste tire les deux battants d’un buffet et découvre des tuyaux qui scintillent.

                « Encore un orgue ? »

                « Laisse-moi te présenter mon matou, dit l’Organiste, il fait moins de bruit qu’un piano, il n’a qu’un jeu, ça s’appelle un bourdon, écoute comme il est rond ! »

                Elle appuie sur un interrupteur, s’assied, pose ses doigts sur le clavier. Chaque tuyau, avant de bourdonner chuinte un peu. C’est un murmure à peine audible ce chant-là, ça coule dans l’oreille et Georgia se demande où elle a entendu parler si près de soi. Mais qu’est-ce que cette voix ? Et ça lui donne encore plus envie de la toucher, celle qui, comme ça, lui parle. Elle dénoue le lacet qui rassemble et retient les cheveux d’or de l’Organiste, elle les caresse, elle s’y plonge. Elle lui chuchote aussi des choses rauques, et qui la fassent fondre comme elle fond en écoutant souffler le son. Georgia se sent au centre du jouir, elle glisse la main dans la tiédeur des seins de l’Organiste ; elle sent son sexe couler, s’ouvrir, d’entendre l’Organiste respirer. Est-ce le souffle de l’instrument ou de la femme qu’elle entend ? Elle lui lèche le lobe de l’oreille, dans le miroir elle se regarde l’embrasser, elle voit sa langue entourée de ses lèvres pourpres tout près du visage si blanc, si blond, de la robe si bleue de celle qui se laisse faire, qui continue d’improviser, l’oreille dans les lèvres goulues de Georgia, laissant encore aller ses doigts sur le clavier de bois -quel bois est-ce ? Du buis, du cerisier, du merisier, de l’ébène, ce bois si sombre où ses doigts errent ? La voilà presque nue entre les mains si brunes de Georgia. Elle préfère encore - jusqu’à quand ?- différer le moment où ses doigts vont passer du clavier à la peau de Georgia, et l’orgue fait toujours sous sa main ce son chaud qu’elle sent caresser, lécher l’oreille de Georgia, ce doux ronronnement de chat…

     

                « Je ne voudrais que toi. Comment rester en toi, tout près, plus près encore, et ne pas, ne jamais te quitter, comment se tisser l’une à l’autre et te tisser à moi ? D’abord, t’emprisonner comme un habit la peau, être sur toi comme un manteau que tu ne pourrais plus enlever, te couvrir de la tête aux pieds. Que ce soit toujours moi ce manteau qui t’habille. Que tu remplisses tout l’espace : tu m’ouvres une bonne fois, tu te glisses en ma peau, tu me caresses à l’intérieur. Tes seins à l’intérieur des miens, qu’ils bourgeonnent de moi et moi des tiens. Ma peau sur la tienne tantôt, tantôt la tienne sur la mienne. Et puis après, ce serait à mon tour de disparaître et me glisser en toi. J’aimerais être, en toi. Être toi qui me sentes être. Je m’abandonnerais. Tes cheveux dans les miens pousseraient et tu émergerais. Je me fondrais à toi et je m’effondrerais. Tu pousserais, tu fleurirais depuis mon intérieur de toute la surface de ta peau, à ton tour tu m’habillerais, et je me glisserais sous ta surface à peine, je vivrais là dessous, juste dessous. J’habiterais dessous ta peau, j’adhérerais d’abord à elle et puis je céderais, m’aventurant profond, me repliant dans tes canaux vivants, tes bruits. Ta vie intime aller dedans, et me troubler des insinuations charnues de tes organes, cette harmonie en continu. Être en voyage en toi, toujours tourner mes yeux vers ce dedans de toi. Te visiter jusqu’à ton centre. Voir la lumière tamisée venue de l’extérieur s’iriser de tes chairs, au cœur de tes couleurs intimes me baigner, te baiser l’être de tout l’être, te mesurer en profondeur. Être englobée d’un monde bienveillant. Je saurais l’odeur de ton sang, la rumeur de ton cœur qui bat. Je connaîtrais ta vie paisible, à laquelle tu ne penses pas, celle tous les jours de ton ventre. Je vivrais de ta vie, j’irais dedans, tu sentirais ce parfum étranger toujours en toi présent. Je me ferais légère et me concentrerais. Plus qu’une graine au cœur de toi je deviendrais. Infime. Et je m’endormirais. Longtemps, longtemps… Et puis après, bien après ça, je pousserais, me déploierais, de retour sous ta peau comme dessous un gant, tout ajustée, juste dessous, ma peau contre la tienne de nouveau, et tu ne pourrais plus parler, penser, danser, vivre sans moi, sans que quelque chose de moi te chatouille dedans. Tu rirais. Quelquefois un geste t’échappant, ce serait moi qui te dirais que je suis là, ça te caresserait de l’intérieur ce geste-là, et puis je reviendrais à la surface, j’éclorais à nouveau de toi, tes lèvres, tes cheveux se glissant dans les miens, tu plongerais à ton tour dans ma vie, je suivrais ton voyage, ton repliement en me disant : « c’est elle, je la vis, je la sens qui se coule à nouveau en moi, la voilà qui me voit du dedans, ou plutôt je la bois. » Tu descendrais jusqu’à mon plus intime toi aussi, tu boirais de mon sang et me visiterais, je serais enceinte de toi comme on ne l’a jamais été et tu te nourrirais de moi comme tu m’aurais nourrie. J’habillerais ta nudité. Tu me ferais jouir depuis dedans. C’est ça que je voudrais, prendre ta place et toi la mienne, te fondre à moi, qu’on ne soit qu’une femme en deux, entrées l’une des deux en l’autre, et parfois toi, et parfois moi à l’intérieur, à l’extérieur. Te rentrer dedans tout entière, toute dedans, comme jamais un homme ne pénètre. Et me désaltérer de ton altérité. »

     

                L’Organiste et Georgia se parlent dans la bouche, deux langues qui s’enroulent, s’embrassent, ne savent plus où se poser. C’est sur le lit qu’elles s’enlacent, qu’elles se vrillent l’une à l’autre et s’entendent chanter. Elles ont l’une de l’autre soif, c’est terrible comme elles ont soif, c’est une soif insatiable, elles se boivent à se tarir. Qui parle à qui je ne sais pas, sait-on jamais à qui on parle ni de quoi ? Ce qu’elles disent elles le vivent. Elles en sont à leur désir, c’est un moyen de vivre à ce désir leurs voix, elles se disent là ce qu’elles ne peuvent vivre, et toi qui lis cela, tu vis avec ces mots ce qui, sans eux, ne serait pas, tu te sers d’eux pour être là, tout au milieu mais au-delà, au tout dedans de toi, de ça…

                Quand elles se sont bien épuisées, bien endormies l’une de l’autre, et puis qu’elles se sont de nouveau éveillées l’une à l’autre, combien de temps après, combien de fois, je ne sais pas, Georgia a dit à l’Organiste : « Mais qui es-tu finalement ? »

                « Rien n’existe que maintenant » répond l’Organiste à Georgia. « Je n’ai pas envie de te parler de qui je fus parce que je suis tout cet instant. Tu me vois, c’est moi toute. J’ai oublié ce que j’étais, ce que je venais faire dans l’église, je me demande même comment j’ai fait pour vivre avant. Cela pourrait ne pas durer ! Mais là, parler de moi ce serait te parler d’une autre, ce ne serait pas même te parler. Non, d’être à toi ça me ferait te raconter plutôt une autre histoire inattendue, celle d’une autre, qui est moi-même plus que moi mais qui dormait. Je vais te raconter quelque chose dont je ne sais, même moi, si c’est vrai. Je ne l’ai jamais raconté à personne et c’est moi. Mon moi secret.

                Tu les vois, ces tuyaux qui brillent devant toi, imagine les mêmes loin d’ici, au Sud de la Russie, dans la demeure démesurée d’un propriétaire foncier, à la fin du siècle dernier. C’étaient ces tuyaux-là, les mêmes, j’ai fini par en hériter. Ne me demande pas comment ils sont venus, c’est un « secret » comme tu dis, c’est le secret de ces tuyaux, mais il m’échappe. J’ai beau les écouter depuis toujours, ils le chantent et je ne l’entends pas. Je veux parler de leur secret. Là-bas, ils étaient entourés d’autres tuyaux encore, c’était un jeu d’un orgue de salon que mon arrière grand-père avait fait construire, ce bourdon. Mais il n’a ramené que lui. Pourquoi lui, je ne sais pas. Les tuyaux des autres jeux sont sûrement perdus, détruits, fondus. Ceux que tu vois, ils sont longtemps restés emballés dans un coin de cave, mais ma grand-mère a fait construire un jour pour eux cet instrument et ce buffet de chêne. Trois ans après que je suis née. J’ai appris la musique avec eux. Je les ai toujours eus près de moi. Elle a voulu que ce soit moi qui les fasse chanter. Et c’est eux qui m’ont appris à jouer, ils ont été mon gros nounours, c’est ma « peluche » préférée, ils me consolent. Il suffit de m’asseoir et de poser mes doigts sur le clavier pour qu’ils m’entourent. Leur métal devient souple et se plie à ma volonté. Presque à ma voix. Ils m’obéissent à l’œil, au doigt. Ils chantent sans parler, leur chant me choie comme peluche. Ils ne parlent jamais. Ils m’enchantent. Avec eux je suis invulnérable. »

                « Il n’y a jamais eu d’homme à la maison, mon arrière grand-père était mort depuis longtemps quand je suis née, ma grand-mère et ma mère je ne leur en ai jamais connu, et je n’ai jamais su comment elles m’avaient faite. Mais mon père c’est eux : ces tuyaux-là ! J’ai pour père la voix d’un orgue… Dans la famille on est des «Matrioschka», une femme contient en elle toutes les autres. Mais il y a la voix secrète des tuyaux, ils cèlent une autre voix ces tuyaux-là peut-être, celle de mon arrière grand-père, c’est elle que je vais te raconter.

                Voilà ce qu’ils m’ont dit quand j’étais dans leur main ces tuyaux, que je posais ma main dans cette grande main de leur clavier : imagine-toi au milieu d’une plaine comme personne ici n’en peut imaginer, si plate qu’on s’y égare, avec des terres, tant de terres, et toutes à la famille des Ratzkine. Jusqu’à l’horizon et même après, ils ont des serfs qui les appellent « Maître » et qui vivent dans des isbas de terre. Mais le jeune Maître s’ennuie dans ses domaines depuis qu’il est revenu d’Italie pour succéder à son père. Alors il fait bâtir, non loin de là, un palais comme il en a vu à Florence, haut comme une montagne. Il s’est marié à l’Etrangère. Elle a voulu que l’on dispose un orgue au grand salon. Un facteur italien est venu l’installer. Il est resté là tout l’hiver. Le printemps d’après, de retour de Moscou, la femme du Maître est revenue en compagnie d’une très frêle jeune fille. Toutes les langues tu peux l’imaginer sont allées leur train, mais les caquets ont redoublé lorsqu’on a su qu’elle était organiste, et qu’elle tirait de l’instrument des timbres inouïs qui rendaient tour à tour heureux ou affligés. Elle apparut alors aux yeux de tous comme une fée. Son visage était d’une transparence surnaturelle, paraît-il, on aurait dit un ange, on se signait sur son passage. »

                L’organiste se tait.

                « Eh bien, continue » dit Georgia.

                L’Organiste a les lèvres qui tremblent, les yeux humides. « Attends », dit-elle. « Comment sais-tu cela, qui te l’a raconté ? »

                « Je te l’ai dit, un peu ma mère et ma grand-mère. Et l’orgue aussi, regarde ! »

                Elle a posé son doigt sur le buffet de l’orgue, elle appuie sur un angle. S’ouvre un tiroir secret.

                « C’est ça tu vois le secret de ce bois : ce tiroir que ma grand-mère a fait loger à notre insu, et pour y cacher tu sais quoi ? »

                Elle prend deux photos jaunies qu’elle tend à Georgia. Sur la première, on voit deux jeunes femmes vêtues de robes d’été du début du XXème siècle. Elles sont debout et se tiennent la main. Derrière elles, mais presque effacée dans l’ombre, la silhouette d’un orgue en effet. L’une d’elles, très blonde et frêle dirait-on - elle ressemble à l’Organiste - jette un coup d’œil furtif sur l’appareil photo, on devine son regard - très beau. L’autre, plus grande, brune, a le regard tourné ailleurs. La deuxième photo les montre nues, étroitement enlacées sur un lit. On voit leurs visages paisibles, endormis, les yeux fermés. Elles sont l’une contre l’autre, soudées à ne faire qu’un. Derrière ces clichés, une date : 1916.

                                                      « Décidément, je ne comprends rien à ton histoire » avoue Georgia.

                                           « Ni moi non plus répond l’organiste. Ces deux photos, je les ai découvertes par hasard dans cet orgue, il y a deux ans, un jour que je déménageais. Un coup malencontreux, le tiroir s’est ouvert j’ai vu ça ! D’abord, je n’ai pas su ce que c’était ces photos-là. Ma mère même, qui me racontait l’histoire de ma famille ne m’en avait jamais parlé. Peut-être ne devait-elle même pas les connaître. Ma grand-mère je n’ai rien pu lui demander, elle était déjà morte. Ce doit être elle qui a fait mettre là ces deux photos quand elle a fait assembler ce buffet d’orgue et ces tuyaux ! Elle a laissé le soin au hasard de me le révéler ou non, son secret. Peut-être savait-elle quelque chose de plus. J’ai bien cherché, j’ai tout sondé, pas d’autre cache dans ce bois. Moi, tout ce que ma grand-mère et ma mère me racontaient, c’est que ces deux femmes ont été massacrées au moment de la Révolution d’Octobre. A ce qu’elles disaient, seuls Le Maître et sa fille âgée d’un an, mon arrière grand-père et ma grand-mère, avaient pu échapper à la fureur des paysans. Le palais florentin avait été mis à sac et brûlé.

                « Au fond, de qui ta grand-mère était-elle la fille ? » demande Georgia : « De la femme du Maître, ou bien de l’organiste ? Quant aux photos, qui aurait pu les prendre ? »

                 Elle frémit Georgia, elle pense à d’autres photos, secrètes et si contemporaines. Elle s’attarde encore à regarder ces deux femmes si jeunes et anciennes, quelque chose la fait frissonner, comme si c’était hier qu’on avait pris ces deux photos. Elle va parler à l’Organiste, mais celle-ci reprend :

                « Regarde bien le deuxième cliché. Tu crois vraiment qu’elles auraient accepté de se faire photographier ainsi ? Le photographe ne pouvait pas les surprendre, même dans leur sommeil, avec tout l’attirail qu’il fallait à l’époque. Jamais elles n’auraient voulu n’est-ce pas qu’on les photographie nues, enlacées ? »

                Georgia hausse la tête : « Tu crois qu’elles sont… droguées, peut-être. A moins qu’on ne les aie… tuées ? Et ce serait… le photographe ? Et ce photographe, serait… ton arrière grand-père ?… C’est bien ce que tu penses ? »

                « Je n’en sais rien » répond l’organiste. « Aucune hypothèse à exclure. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi ma grand-mère a voulu les cacher, ces photos-là. Pourquoi ne les a-t-elle pas tout simplement brûlées ?… Elles sont restées si longtemps le secret de ce bois. » L’Organiste soupire, passe ses mains sur son visage, tire en arrière ses cheveux, comme pour chasser de la mémoire prise en eux. « Mais c’est assez de mon histoire, moi aussi je veux aller en toi, raconte-moi ce que tu es ! Fais-moi oublier tout ça. »

     

                « Ce que je suis ? » répond Georgia, « Je suis une île… Toi, tu m’as raconté ta terre. Moi, c’est de la mer que je viens. D’ici tu l’entends la mer, tu vis tout près, imagine-la chaude toujours, tous les matins la même. Ce matin-là dont je te parle, un garçon aussi noir que moi court sur le sable noir entre les cocotiers. Derrière le volcan c’est l’aurore et il fait très calme. C’est sur la côte sous le vent, celle où il n’y a jamais de vagues, vers l’Ouest, et le matin il y fait frais. Ce garçon c’est mon frère, il a l’air impatient mais tu sais pourquoi il l’est tant. Il s’approche des chaloupes échouées sur le sable, il met la sienne à l’eau, celle qui s’appelle : ISLE. Notre père la lui a donnée pour ses quinze ans. Tu sais qu’il ne va pas pêcher. Elle l’attend, cachée derrière un promontoire, à un bout de la baie. Tu aperçois, derrière un rocher, ses cheveux crépus. Il dirige sa barque vers elle, mais elle ne veut pas être vue, elle saute dans la barque et s’allonge au fond. Tu aperçois un instant sa robe rouge. Il reprend les rames, s’éloigne. Tu te doutes où ils vont: sur l’ilet Pigeon, au centre de la baie. Ils y seront au calme. Tu connais les courants… Quelque chose te pousse, un sentiment désagréable et même plus, quelque chose comme une envie de mordre. Tu te mets nue à l’eau, tu nages ! C’était beaucoup plus loin que tu n’avais imaginé l’ilet Pigeon. Quand tu prends pied sur un fond de cailloux, tu es à bout de forces. Sur la grève tu tombes malgré toi, si fort que ta tête se blesse. Lorsque tu te relèves tout est blanc, si lumineux que la barque, échouée près de toi, disparaît presque sous le blanc. Tu entends le clapot du ressac tout autour. Personne près de l’eau. Tu te remets debout, tu marches. Les voici au centre de l’îlet, sous les arbres. Enlacés nus ils ne font qu’un. Ils ont suspendu leurs habits à des branches. Tu vois sa robe rouge violemment. Ils sont assis l’un face à l’autre, jambes ouvertes. Elle fait « Non » mais ses yeux brillent. Il prend dans les mains ses larges seins ronds et les aspire dans sa bouche, l’un après l’autre dans sa bouche. Il s’en amuse lentement. Ils sont attendrissants ses seins, lisses de sa salive à lui, mais tu la hais d’être si belle et désirable, tu voudrais l’avaler aussi. Tu as passé la main sur ta poitrine plate. Elle a glissé sous lui, elle embrasse son ventre et plus bas. Lui pivote sur elle, la baise entre ses cuisses à l’endroit le plus sombre et tu te touches où tu croyais qu’il n’y avait rien jusque là qu’une fente, et tu poses ta main sur ça, cette insignifiante fente. Et tu la touches avec ta main. Sa bouche ouverte en O, elle prend le sommet de son gland érigé. Lui, il se glisse dans sa fente avec sa langue, avec ses doigts, avec son nez. Regarde-le s’enfouir en elle peu à peu, ils sont la roue solaire, tu les vois se tendre et se détendre, bouger comme un animal bizarre qui te ferait presque pitié. Ils nagent. Ils sont des poissons hors de l’eau, ils auraient presque l’air de souffrir, d’étouffer, sauf que tu les entends soupirer. Tu voudrais être leurs deux sexes, au centre d’eux tu te voudrais !

                Tue-les.

                Tu n’es pas avec eux, tu ne pourras jamais plus l’être. Ils sont dans un autre élément. Tu voudrais être au centre de leurs mouvements. Mais tu es seule et tu es nue. Entre eux et toi, il y a ce mur transparent et têtu.

                Te voici revenue sous le soleil brûlant. Tu sais qu’ils sont là-bas, au centre; tu fais le tour de l’île, tu lances des galets pour briser la mer nue. Cette barque échouée reparaît devant toi. Tu voudrais la pousser à la mer, qu’ils soient prisonniers là, mais c’est trop lourd. Son nom en lettres rouges brille sur un fond bleu : ISLE. Avec un caillou tu racles la peinture, tu effaces le E pour la tuer, la supprimer. Mais tu changes d’avis. Tu graves un S maladroit, peu visible, pour inscrire ton chiffre à côté. Un pluriel singulier. La mer respire doucement, tu ne sais pas si ce qu’elle sous-entend te console ou t’accable. Tu grelottes sous le soleil. Tu te glisses sous la chaloupe, dans son ombre, à même les galets, tu te loves en te tournant sur le côté, les jambes et les bras repliés, le pouce dans la bouche et tu t’endors en sanglotant… Ainsi blottie sur fond de sable et de galets, ton corps en S sous la barque. »

     

                Georgia s’arrête de parler. Et c’est presque le soir déjà. La pluie s’est mise à tomber, on l’entend sur le toit, on la voit sur la vitre couler, mais l’Organiste ni Georgia ne se sont encore rassasiées… Georgia va-t-elle retourner chez Mauron? Peut-être pas ce soir, ni demain, mais bientôt, et ce ne sera plus la même. Laissons-lui le temps de savourer le temps avec cette Organiste dont elle n’ose pas demander le prénom. Parce qu’un prénom ça emprisonne. Georgia parfois se fait appeler George, comme si elle était garçon. Même si elle est fille elle a cet homme en elle. Alors elle voudrait ça pour l’Organiste aussi, découvrir chaque fois qu’elle est femme, que ça prend toute la surface et beaucoup de la profondeur, et l’oublier pour mieux le découvrir, et sentir chaque fois qu’il y a quelque part dans sa voix, dans son corps et sa tête aussi, comme un garçon qui vit.



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