• Roman d’amour

     

     

     

     

     

                           

    II

     

     

     

     

    SECRET

     

     

     

     

     

     

     

    Ce qui se crée, c’est toujours du secret. Quelque  chose en se créant sécrète –mais quoi ?… Ca se dit sans se dire et dans ces interstices, du secret au sacré se tisse. Et ce tissu tissé révèle et cache en même temps. Le texte en se tissant nous crie : « J’ai un secret » et ce disant il en dit trop et pas assez. L’art se crée là, dans ce creux se creusant du secret, du sacré, creuset d’un interdit bégayant et béant.

     

     

     

     

                           

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    PROLOGUE

     

     

                « Il faut être méchant pour mourir » voilà ce que se dit peut-être l’Ange quand il nous voit vivre d’en haut si un jour il nous vit. Car jamais il n’a voulu qu’on meure l’Ange étrange. Et s’il a suscité en Othello la jalousie, il le fait de façon qu’autre méchanceté que sienne ait semblé l’éveiller. Certes !

                On sait trop bien pourtant que cet Ange n’existe guère ; il n’est peut-être qu’un poète réglant des comptes avec sa vie en faisant naître et disparaître des êtres de papier… De papier, non pas ! Ce sont des ombres attachées à nos pas qui nous harcellent, nous possèdent et deviennent à notre insu davantage nous que nous-mêmes. Aussi son art nous a-t-il tourmentés à proportion de son génie : même si ce qu’il dit tu le sais faux, il l’affirme avec un tel semblant de vérité qu’il tisse autour de toi la peau d’où tu ne peux plus t’échapper. Et ce n’est plus une ombre mais l’Habit de Lumière et tu es fasciné par ce soleil menteur comme le papillon par la clarté de la bougie. Et tu te laisses consumer tout entier jusqu’au bout de sa flamme : elle danse si bien, elle est si éloquente qu’il n’est rien d’autre qu’elle à contempler. Et puis s’il t’en consume de son feu c’est que d’abord il en était consumé lui. Autour de lui, en lui, s’était tissé ce fil de feu. Cette flamme brodée, ce poème. Aux mêmes rets brûlants qu’Othello il nous prend Dieu poète, au même rets de mots car il y a d’abord été pris. Piégé. Pris aux mots. Se tissant d’eux. Tissé. Et il nous fait souffrir de sa souffrance extrême. Comment lui échapper à celui qui te traque ? Dans sa trame et son drame il te torée comme un taureau sacrifié, et tu sais qu’il est vain de le prier cet Ange-Bœuf qu’il est. Cet Ange étrange aux ailes de tissu il est aussi c’est vrai ce Bœuf bavant ses nues : c’est l’Esprit qui voit la vie d’en haut, et la hait. Exterminateur s’il en est : « Au commencement, le Verbe était »… Il te donne des ailes crois-tu, mais ce ne sont que banderilles qu’il te plante. Et ce tissu luisant et chamarré dont il te vêt, c’est le sang de ta mort.

                Voilà ce que tu es, d’autres choses aussi. Mais ce n’est pas de ça qu’il faut parler si tu veux bien parler de toi…

                Tu as d’abord goûté la vie gluante et grasse du plancton. Tu avais cru n’aimer qu’amour stérile, Morgiane t’a détrompé. Elle t’a révélé les humeurs spermatiques. Les lèvres de son sexe sécrètent, dès l’amour, un lait. Tu as aimé que ton vit pénétrât en sa vie, en fût tout englué, tout baigné, tout béni. Fécondé. Et qu’il y prît racine. Qu’il y fût enceint d’elle. Et si tu aimes mieux raconter des chimères aujourd’hui, ce goût pour la mythologie t’est venu de Morgiane : car Morgiane a le goût du mythe. Ainsi, ne croyez pas que j’aille raconter ma vie - et pourtant, c’est la mienne! Autobiographie? Non pas! On se penche, on croit se pencher sur celui qu’on croit avoir été, sans voir que ces mots qu’on écrit vous feraient être et naître et vous porteraient autrement si on voulait, si on vivait, si on les vivait vraiment : pas d’autre événement que ceux que main-tenant je me raconte. Ce n’est pas un passé mais un autre présent. Je serais plus vivant et plus vrai, plus proche du goût de mon sang si je vous racontais cette vie-là, que j’ai sans jamais l’avoir eue… Celle qui naît de mes doigts maintenant, se sécrète secrète… Cela dit en passant c’est mon automythographie ce que voici. Réfléchir, être exact, être au fait, ça m’a toujours fait débander et je voudrais penser bandé c’est comme ça.

                Mais savez-vous de qui, de quoi je suis jaloux ? Non pas d’une femme, la féminité me semble inépuisable, mais de la façon dont la langue couche et joue avec d’autres que moi. Cette façon qu’ils ont de la faire accoucher de soi. C’est terrible ce que j’envie ceux qui lui font l’amour si bien à cette langue ! Non, je ne les envie pas, j’en suis jaloux vraiment, parce qu’ils la font chanter en la baisant : de la voix, de la bouche et des lèvres, des doigts. Ce que je n’ai jamais su révéler en cette langue mienne et qui l’est moins que leur, eux ils le lui font faire ! Pour la faire gémir pourtant il faut et il suffit d’être vivant et c’est rare de l’être, ça n’a lieu qu’une fois, il faut en profiter tant que c’est là ! Ils sont tellement plus vivants que moi et même s’ils sont morts tous ceux-là de l’avoir fait jouir leur langue dans leurs voix. Moi, j’ai beau faire semblant de lui faire rythmer le temps, j’en suis loin, elle me traite avec tant de poli dédain ! Avec moi elle ne jouit pas. Il aurait mieux valu rester muet, analphabète, une bête en train de grogner. Comment font-ils pour la faire jouer si bien la langue dans leur tête, et la faire danser ? Et moi rien, ou si peu. Je ne suis pas peut-être un homme de parole. Même pas un homme. Plutôt un buffle, un sanglier. Avec ce mufle et cette trogne que j’ai, je grogne et ne sais que grogner !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


    votre commentaire
  •  

    ROMAN D'AMOUR 

     

     

     

     

     

     

    Ne parle pas de mer mais d’autre chose et que la mer s’éveille d’elle-même, que ce soit la mer même sur ta langue qui veuille et vienne. Il te faudrait parler non pas de mer mais parler mer, que ce soit elle qui chuchote. Qu’il y ait en tes mots qui flottent quelque présence même de la mer

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                                  

     

     

    I

     

     

    GEORGIA, RECYCLEUSE DE TEXTES

     

     

     

     

     

     

     

    « On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables, dont les tuyaux ne se suivent pas par degrés conjoints. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feront pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les touches. »

     

                          Blaise  Pascal :  Pensées

      

     

     

    PROLOGUE

     

     

                «Raisonnons un moment, cher confrère. Vous n’avez rien encore écrit mais désirez écrire, et cela suffit. Vous souhaiteriez un roman d’amour m’avez-vous dit... Avez-vous  mesuré ces deux mots l’un à l’autre: roman et amour ? Observez bien, il s’agit là, mon cher monsieur, d’une équation autour d’un : les deux «r» de début et de fin s’annulent, ainsi que les deux «o», les «m» et les «a». Autant de lettres symétriques autour d’un axe que l’on voit, auquel je viens. ROMA, AMOR, envers, endroit. Mettons à part ces lettres-là. Restent il est vrai « n » et « u » dont la remarquable identité intrigue, l’une étant l’autre renversée. Au palindrome, ROMAMOR, répond l’emboîtement de « u » et « n », de « n » et «u»: un nu. Qu’on regarde à l’envers, à l’endroit, la symétrie de la formule est presque parfaite. Mais trop de symétrie finit par nuire au sens. Il la faut incomplète dans notre monde de vivants. Comme pour les visages. Reste ce «d», le «nez» au beau milieu de la figure, avec son apostrophe, son arête. L’axe de symétrie. Lui seul reste le seul. C’est lui qui nous fait passer du même au presque même, d’une moitié du monde à l’autre. C’est le gond de la métaphore. Les autres lettre c’est du vent, de l’anecdote, de l’amour, du roman, autrement dit du contingent. Tout ce qui se jacasse. Ce « d » avec son apostrophe, il faut bâtir sur cet unique-là, sur la tranche de ce miroir. C’est sur cela qu’on va écrire, si vous le permettez.

                Bref, si vous me suivez, et pour parler de l’anecdote, car un roman c’est après tout, aussi, de l’anecdote, AMOROMA nous dit qu’il vaudrait mieux qu’on aime et  meure à Rome, ce qui n’est ni difficile ni nouveau. Quant aux « n » et « u », ils sont deux personnages encastrés et qui se «têteront» d’un bout à l’autre, sans jamais s’épuiser. Uns et nus ensemble et à la fois, seuls à deux, et tête à sexe à célébrer leur nudité.

                Additionnons tête et sexe comme nous avons soustrait d’amour roman, cela nous donne textes, vous suivez ?… Et le S singulier de sexe fait le pluriel de textes. Un S queue, un S nez. Un nu singulier double et qui s’enroulerait à soi et se mordrait la queue… Je vous vois hésiter. Ce roman, voulez-vous le faire ? L’essayer ? Est-ce avec moi le mieux ? Je m’appelle Mauron, mon nom contient hélas ces lettres arrondies dont je vous ai parlé, ces lettres qui s’annulent. Amour, Roman, ça vaut Mauron je vous l’ai dit, autrement dit, zéro. Je n’y peux rien je suis maudit, je ne peux qu’arrondir les mots.»

                Le client réfléchit un moment, hoche la tête :

                « Si je comprends bien vos calculs, tout revient à zéro, mais en retenant « D » ?

                Mauron reprend:

                « C’est tout à fait cela. C’est le système D, ou Dieu... En y réfléchissant ça vous fait un peu cher, mais votre roman est peut-être déjà à moitié écrit, ne croyez-vous pas ? »

                Le client, à nouveau, approuve :

                « Il ne reste plus, maintenant, qu’à l’écrire vraiment, n’est-ce-pas ? »

                « Si vous le voulez bien, c’est ce que nous commencerons la prochaine fois. »

     


    votre commentaire
  •  

    EPILOGUE

     

                Il faut bien que du temps se passe puisque l’instant d’un mot succède au précédent. Ta Georgia et tes autres tu ne peux pas les garder là, immobiles dans leur mouvement, comme pourrait le faire un peintre. Ils vont et tu les fais aller que tu le veuilles ou non. Chaque mot pour les peindre au lieu de les fixer fait qu’ils bougent, s’échappent, et tu les vois danser. C’est comme dans la vie : ils grandissent ou ils s’amenuisent et cela t’amuse ou t’ennuie. Tu sais trop bien où ça vous fait aller le temps, pendant que tu le passes à raconter, ton cœur bat lui aussi et ton poème c’est un peu de chair de toi-même. Tes personnages tu les as fait naître, ils vont et tu vas les faner de trop les regarder croître. Il vaudrait mieux les laisser là si tu les aimes, t’en détourner avant d’y dessiner des rides et de les perdre. Comme ils sont ils sont bien, épanouis comme il convient, tout à la pointe d’eux-mêmes. Fleuris comme roses ouvertes. Fais de ça l’instantané final sur lequel tu pourras rester. Mauron broyé, son secret avec lui dissous, et eux, tremblants tous trois de trop se désirer. Le mieux serait de laisser autour d’eux ce creux ; autour de leur Terre Promise ce mystère (et Mauron t’aurait dit qu’il y a « taire » et terre dans mystère). Et qu’ils s’y meuvent seuls et loin de ton regret, qu’il y ait entre eux et toi ce jeu, ce vide après le plein, ce blanc et cet effacement discret, presque indistinct, à peine ébauché, qui fait qu’ils resteront vivants.

     

     

     

    FIN

     

     

     

     


    votre commentaire
  •  

    VII

     

     

     

              Mais alors, qu’est-il arrivé vraiment, oui, vrai-ment ?

              Figurez-vous, il s’est trouvé que l’Organiste avait préféré tout garder, Samuel et Georgia tous les deux. Tous les trois ? Georgia n’a pas dit non. Samuel et les deux femmes ensemble pourquoi pas ! D’ailleurs, contrairement à ce que d’autres ont prétendu, Georgia ne les avait pas vus devant les Réformés, dans ce soleil sanglant annonceur d’ouragans dont je vous ai parlé. L’Organiste lui a tout avoué place de Lenche, le lendemain matin, après l’orage diluvien. Elle savait qu’il ne faut pas jouer secret avec Georgia. Après qu’elle a raconté ça, les Samuel et leurs baisers, elles ont fait l’amour toutes les deux ensemble avec leurs pénétrantes langues. Ca les a soulagées. Et Samuel était au croisement de ces deux langues. Georgia bien sûr pensait très fort à lui, elle veut y goûter elle aussi. Elle le voudrait pour elles deux. Elle le dit à l’Organiste. Ce matin-là, c’est son caprice. D’abord, que l’Organiste lui avoue tout du goût de Samuel en soi. Qu’elle lui en parle et lui raconte. Comment elle a joui de lui, ce qui l’a fait jouir, ce qui, de lui, l’a pénétrée, elle veut le tout de leur intimité. Georgia écoute l’Organiste raconter. Elle se sent quelque peu apaisée de connaître ce Samuel-là, l’impression de son sperme et celle de sa voix, et celle de ses yeux, de ses cheveux, la chaleur de ses doigts, comment ses doigts ont fait pour se poser, pour l’explorer et pour l’ouvrir, comment elle a joui de se sentir s’ouvrir à ces doigts-là. Et comment il a joui d’elle, cette chaleur de lui en elle qui lui montrait si bien qu’il jouissait, et elle, si charmée par ce jouir qu’elle s’en pâmait. Ce qu’ils ont fait et comment ils l’ont fait, et comment la lumière les portait. Elle a tout dit. Et Georgia avait envie de la frapper, de la tuer, ou plutôt, cela lui donne envie d’elle et de lui ce qu’elle dit. Aujourd’hui, Georgia ne peut plus jouir d’elle sans lui. Il faut qu’elles l’appellent. Au téléphone, tout de suite. Elles lui disent de venir pour elles deux. Pour elles. Elles le lui disent à Samuel toutes les deux. Elles le désirent. Elles lui parlent chacune d’elle au téléphone, elles l’appellent « Samuel », pour en baiser déjà le nom. Et l’une ajoute : « Je suis vierge, rappelle-toi, vierge de toi, » et elle rit. Et l’autre dit : « Viens pour nous deux, ou ne viens pas. 16, place de l’ange t’ai-je dit. » Il ne sait pas quelle des deux l’a dit.

              Il vient. Entre elles deux, sur la place de Lenche, que va-t-il se passer ? Elles ont entre elles deux tissé cette toile où il va, où il vient se poser. Samuel ne connaît pas Georgia, mais il entend sa voix, elle ressemble à celle de sa sœur après, quand elle ne chantait pas. Il a aussi besoin de ça. Il était libre de ne pas y aller, mais il y va, il va le faire, il sait, il va poser ses lèvres sur leurs corps, y goûter. Il connaît l’odeur de Georgia, il l’a sentie sur l’Organiste, il devine ses seins et ses bras: la façon dont l’Organiste l’a étreint ça le lui a appris. Aussi a-t-il envie de partager leurs reins. Elles vont se pénétrer de lui toutes les deux par tout ce qui, en elles, se pénètre, et il va se dissoudre en elles deux, et ce sera délicieux de se sentir aller à leurs deux êtres, qu’elles le mangent toutes deux, et l’une noire et l’autre blanche et leurs parfums en noir et blanc, et lui les pénétrant, et l’une et l’autre, et peu à peu. Qu’il soit ce lieu, ce Dieu où elles se mêlent en le vivant, goûtant l’écho de l’autre et de soi-même à son pénis, le goût de soi, de l’autre au bout de lui, le fond de l’autre et de soi-même, son vit tout vivant, tout glissant, tout luisant d’elles deux. Ce poisson pris, gluant, vibrant, sa vie à lui pour elles deux ! Elles l’appellent, il vient. Georgia est devant lui, il découvre l’odeur de la terre. Et l’Organiste est là, aussi. Et c’est la mer. Et c’est une jouissance infinie qu’il soit à elles, elles à lui. Entre les deux. Ces deux elles pour lui Samuel, sa mue à lui, son âme, ses deux amours en lui. L’Archange pour les deux. Il pense à ses deux mains posées sur le dos de l’Ancien, à sa poussée, à ce qu’il a précipité de lui-même à la mer. Et il se précipite en elles. Il ne sait plus laquelle des deux l’appelle le mieux, Elle ou bien Elle, l’Organiste ou Georgia, laquelle le conduit. Perle sur leurs trois peaux ce qu’on appelle la sueur, la fraîcheur de la peau quand elle est bien vivante, le suc de cette chair vivante et désirante qui a chaud et son goût d’eau de mer. Et c’est beau de voir ainsi perler de l’eau depuis dedans jusqu’au dehors sur le noir et blanc de leurs corps.

              Samuel a pensé à son rêve d’enfant. Il leur raconte doucement en leur faisant l’amour. « J’étais prêt à mourir pour qu’une femme m’aime, à quatorze ans. Pourtant, aucune n’a goûté mon corps adolescent. Qu’elle me baise et me possède avec douceur comme une sœur, que sa bouche se pose sur tous mes points sensibles, qu’elle me les ait tous découverts en les couvrant de ses baisers, que je me sois senti lié à son désir, devenu ce corps désiré, cette hostie, cet enfant célébré s’éveillant en beauté. Et puis qu’elle me tue ! » Elles l’ont écouté, l’ont prises comme il aime. Elles l’entourent gentiment. Il y a peut-être quelque chose en lui à consoler. Georgia lui dit : « Avant de continuer, tu dois aussi nous raconter un peu de toi. On connaît déjà nos histoires mais toi, on voudrait bien. Tu peux nous dire qui tu es? Avant, pendant, après l’amour, toujours on parle. J’ai encore envie de t’entendre parler. » La voix de Georgia n’a rien déplacé du silence autour d’eux, ni du désir en eux. D’abord elle raconte l’Organiste puis l’Organiste la raconte. Samuel les écoute mêlées, comme il les a goûtées. Enfin, l’Organiste lui dit : « Maintenant, c’est à toi. »

              Samuel parle entre les deux. On dirait qu’il est en colère mais ce n’est pas contre elles. Ce doit être contre sa voix, ou contre son histoire. Elles l’entourent. Sa voix est rauque un peu, et mal muée. Elle non plus ne touche rien du calme autour : « Qui je suis? Fils, petit fils de mineurs, de paysans et de putes et de petites gens. Et je n’ai pas de belle histoire à vous donner. La plus belle ce serait vous deux, mais vous la connaissez. Je ne viens pas de loin, mon père est de Gardanne, ma mère de Lacoste, après Bonnieux. Mon père est mort, ma mère est vieille et je ne la vois plus depuis longtemps. Pour l’état civil Français, mais plus rien depuis ce jour où la petite fille avec qui je jouais dans un jardin, et qui me plaisait tant - c’était à Paris, la première fois que mes parents et moi étions allés là-bas - m’a répondu: « Toi, ton bête accent ». Cette gifle encore je la sens, elle m’avait dit ça nonchalamment, sur une balançoire. Depuis ce jour j’ai compris le regard compatissant, le mépris bienveillant des passants de Paris qui m’entendaient parler. Tu es du Sud, provincial, Provençal mal pelé, tout bouseux, tout taché de ce liquide amniotique grumeleux. Il te faudra passer ta vie à te faire pardonner cette voix, et cette façon d’être, de parler. T’alléger de ce poids. Te laver d’un souvenir de terre dans la voix. Tu es humble, tu dois le rester, il faut humilier ta terre en toi. Voilà ce que je lis dans ses yeux aujourd’hui quand je me la rappelle, cette fille qui me regardait. Depuis ça je suis en colère, contre mes parents, contre tout, contre moi.

              J’ai appris à regarder ma mère et mon père autrement. J’ai compris qu’eux aussi ils avaient pris ce pli. Ils avaient dû le prendre. Deux petits provinciaux bourgeois soumis à ça, mal dégrossis. Humiliés. Mais ils l’avaient tellement mal pris ce pli de se changer en bons petits Français mal dits, ça fait pitié. Ils s’étaient si mal francisés, si mal parisianisés! Toute sa vie ma mère a essayé de mieux parler « pointu » comme elle disait, dès qu’il y avait un étranger à la maison. Je me rappelle et je l’entends, et je la vois faire l’effort, faire semblant. Se déguiser. Dans cet accoutrement devenir si parfaitement subalterne, reconnaître si bien par ses efforts et leur échec qu’elle est toujours et pour toujours indécrottable. Elle avait si bien accepté cette infériorité indiscutable ! Jeune, elle avait voulu s’élever, avait passé le bac, une licence de géographie, on l’avait recrutée prof. Quelle ironie, prof de français on l’avait faite, à l’ancienneté ! « Par la petite porte. » Tout petit prof. Et des inspecteurs de Paris venaient chaque année cultiver un peu plus leur mépris bienveillant. Ils venaient là mesurer leur pouvoir sur leur « Province », ce territoire très honteux, si nul et si déplorable, définitivement, irrémédiablement du côté de l’étable, de la non-pensée, des fascismes les plus suspects. En elle, ils venaient cultiver leur mainmise. Sonder jusqu’où était profonde leur emprise. En elle entre autres! Et la violer. Au mieux terne et subalterne la Province, à tenir en lisière, en respect, un moins, un presque rien qui devrait disparaître. Et ma mère était censée transmettre à ses élèves cet effroi.

              Mais cela au fond, ce n’est rien. J’ai des chagrins plus essentiels. Je ne suis plus fils de ma mère depuis que j’ai compris dans quel théâtre elle me jouait. Elle en voulait tellement à mon père de n’être qu’un ouvrier mineur, de n’avoir pas su « monter », comme elle disait ! Ma mère, elle m’avait fait complice du meurtre en elle de mon père, le bourreau de sa mise à mort. Je le comprends aujourd’hui seul, elle me l’a fait tuer et tant de fois ! Et chaque fois elle jouissait de ça, de sentir que c’était si violent en moi, sa haine et mon mépris et je ne savais pas qu’elle me tenait la main, que j’étais son poignard dans le sein de mon père. Lui, je l’entendais me dire : « J’ai mal, tu me fais mal, Garçon, de me tuer, c’est moi ton Père que tu touches, et c’est toi, donc. » Non. Sa dignité à lui l’en empêchait de dire ça. Et son orgueil. Il faisait semblant que ça ne le touche pas. J’étais très fort en lettres au lycée, ma mère en était fière. Mon père lui ne disait rien, jamais. Et moi ça me donnait envie de le tuer vraiment de le sentir indifférent. Mais le tremblement de ses lèvres le trahissait, et puis sa voix quand il parlait. Aussi ne parlait-il pas. Il s’était trop bien enfermé. Il ne savait vraiment parler que provençal, quand il parlait de lui. Tout de lui parlait le « patois », comme il dit, autant dire que pour moi, son enfant, il ne parlait pas. Il vivait dans une langue qu’on ne comprenait pas, que ma mère m’avait interdite. Ma mère, du côté du plus fort. Mon père il en est mort un jour, le long d’un chemin creux où il cherchait des mûres, à Gardanne, près du mas où il était né. On l’a trouvé, il était allongé de tout son long dans le soleil, et les bras tout égratignés, les mains tachées du sang des mûres. Ce n’était pas de ça qu’il était mort. D’un arrêt du cœur plutôt. On l’a enterré là, tout près de son Gardanne à lui. Jamais ma mère ne voudra se faire enterrer près de lui. Ma mère, je ne l’ai jamais revue depuis. »

              Samuel avale un sanglot.

              « L’antidote à tout ça, c’est l’Ancien qui me l’a donné. Avec lui je faisais semblant d’y voir et de le diriger, d’être son guide, mais c’est lui qui me conduisait. Il se dirigeait mieux que moi dans ma pensée. Comment on s’est connus je ne sais plus. Sa main, elle est toujours sur mon épaule à me guider : pour me guérir du dégoût de ma voix, de ma vie, il m’a fait écouter de la musique. Du Flamenco. Il me disait que c’était ça l’envers du goût français ; c’était la voix des songes au saut du lit qu’il me disait, la résonance en sa maison de soi-même à soi-même. L’accent même, Le grand sexe du Sud en érection. C’était vrai, je pleurais de l’entendre. Et je dansais à en crever, et je sentais s’ouvrir tout grand le nœud qui m’enserrait, je m’échappais pour un instant de mon angoisse. Mais aussi, il m’a fait écouter du Schubert et les symphonies de Bruckner, qu’il aimait. Il m’a montré que c’était la Province, non pas l’Autriche seulement, mais le « terroir » comme il disait ; la campagne, la terre, les paysans de partout. J’entendais dans cette musique-là mon père, le paysan qu’il était en moi et que ma mère avait tant méprisé. Là je le comprenais. Samuel me disait : « Cette arrogance citadine et gourmée que tu entends chez Saint-Saëns, Delibes, Gounod, tous ces compositeurs si parisiens, aseptisés et toujours en jabot, elle est d’un coup balayée par le Voyage d’hiver, la Symphonie inachevée ou la Troisième de Mahler, ces musiques tout près de la terre. Ecoute-les chanter, tu sens la solitude  et l’odeur de l’hiver. La chaleur du soleil sur des pierres. Bruckner, il a bâti ses symphonies, on le comprend, comme un paysan qui pense à la beauté de sa maison dans un pays. Ses thèmes ils sont cette maison, pas seulement les murs, mais les odeurs, l’âme et l’amour, et orchestrés par le paysage autour. Des demeures toujours un peu les mêmes, lourdes, statiques, jaillies d’un esprit niais, naïf, élémentaire. Bruckner, qu’il me disait, c’est une Madame Bovary qui aurait écrit des symphonies sans avoir peur de la paysanne en lui. Tu vois, la différence entre le reste de l’Europe et la France, c’est que les ländlers ont donné les scherzos de Bruckner, les chants russes Le Sacre du Printemps, alors que nos bourrées font sourire même ceux qui les dansent… Paris chez nous a tout stérilisé. Comme un fascisme froid. » Je me rappelle, il riait en pensant que Madame Flaubert aurait peut-être été guérie de sa mélancolie avec ce Bruckner-là. Et je riais aussi de ça, j’entendais les rêves de mon père, sa douleur et sa joie dans ce qu’il me disait. Et ça me consolait de sentir que c’était là pour lui en moi, cette musique-là. Samuel il m’a donné ça. »

              Il se tait. Les filles le regardent. Tout en parlant, il s’est dressé. Il est si beau dans sa naïveté. Ce qu’il dit ça n’a rien à voir mais ils ont voyagé dans sa vie tous les trois, c’est mignon, et puis, il a un accent qui leur plaît. Elles rient. Samuel aussi rit de les voir, et c’est bien singulier de rire de tout ça.

              Et puis il goûte à leurs odeurs, à leurs humeurs aussi, il les explore et les pénètre. Elles ont le sexe humide. Il a cette douceur en lui qui naît, qui le remue, il n’ose pas encore y penser à son vit au centre de leurs vies, à ce qu’il ferait naître en elles. Il est entre elles deux, il nage en elles deux. Et d’ailleurs, où sont-ils ? Peut-être à la tribune en ce vieil orgue éteint, peut-être ailleurs dans ce non-dit qui en vaut d’autres, la véranda de Mauron. Mais oui, c’est là qu’ils sont, elles et Samuel, à se faire muer. Ils ont dû y aller à mon insu, pendant que Samuel parlait. Contre ma volonté mais peu importe ! Ils sont un seul vouloir en trois. Pas moyen de lutter. Et ce n’est plus leurs chairs seulement qu’ils caressent mais la magie de leurs vouloirs pareils, sentir que son jouir c’est l’autre, celui de l’autre son jouir, découvrir qu’ils me veulent comme je les voudrais, qu’ils ont le goût de moi en leur vouloir commun comme j’aurais celui du leur. Et j’ose, ils veulent bien de cette audace, et ils me font goûter la leur. Pour la première fois…

              « Moi je serais La Mère dit Georgia, et Samuel le Fils, toi l’Esprit » et l’Organiste rit. « Samuel, crucifié entre nous deux, fécondant nos deux corps de sa vie. Mais ça, ce serait de la cruxi-fiction en théologie. » Georgia rit d’elle et d’eux trois… « Moi, je voudrais un fils de toi dit Georgia, de vous deux, de nous trois, qu’on soit enceints ensemble. Mauron ? Ah non, il est trop vieux, il est trop… » D’ailleurs, ils ne voudraient pas, ni eux, ni Georgia, de cette communion-là avec Mauron. Lui, c’est le grand égoutier des passions de Marseille, un anti-organiste, et distillant en ses tuyaux l’ordure au lieu de rêve. Et puis trois c’est la Trinité, c’est un bon chiffre, chacun joue à son tour la Mère ou bien le Père, le Christ crucifié, et l’Esprit-Saint. « Et c’est chacun son tour sur l’X de la croix » dit l’Organiste à Georgia. Et elles rient toutes les deux. Mais ces mots ne sont rien. Ils chantent tous les trois et ce qui conte c’est cela. L’Organiste est une gambe octaviante très étroite et Georgia ce jeu de régale comme j’ai dit déjà. Comment vas-tu les accorder, quelle partition tu leur donneras ? Pourquoi ne pas jouir de ça, de cette angoisse à dénouer en Samuel? Dans ce contrepoint-là, l’organiste des trois tu ne sais plus qui c’est, si c’est Samuel qui joue de soi ou des deux femmes, ou l’Organiste, ou bien Georgia, et qui d’eux trois joue des deux autres. Ou bien trois claviers accouplés : et Samuel entre elles. C’est une flûte grave, ou bien plutôt un principal, prestant ou montre, c’est égal. Les deux femmes s’y penchent. Samuel se tourne vers Georgia, il l’appelle : « Georgia, Georgia, » et ce nom de Georgia roucoule dans sa gorge ; l’Organiste elle aussi l’appelle, c’est elle la première qui arrive à l’orgasme. Georgia, après, ils la caressent pour sa voix. Un récit de tierce en régale. « Effusion » dit Samuel, entre les lèvres de Georgia quand elles s’apaisent, et dans celles de l’Organiste : « Fusion. » « Emouvante » et « Mouvante, » dit-il aux lèvres d’elles deux, quand il les a. « Ma jouissance est sens ouïr, sans tutelle de sens jouir. »

              « Samuel, Samuel », soupirent-elles. Ou sonate en trio parfaite… C’est cela leur musique, je crois. Et Samuel il les entend comme deux voix dessus la sienne. Leurs deux voix qui se mêlent à lui ont déjà remplacé celle de Samuel, l’ancienne. Et il jouit.

     

    (retenir son souffle ici avant un nouveau soupir)

     

              Vous liriez un roman policier, un thriller, Mauron le découpeur profiterait de les avoir à sa portée ces trois, il les tuerait et salement. Le romancier vous le ferait d’abord paraître en gloire à l’improviste, dans cette véranda où ils se sont aventurés imprudemment, comme un Père tonnant et vaguement vengeur au jour du Jugement, et il aurait soudain tous les pouvoirs. Il sèmerait dans l’esprit des lecteurs la terreur ; cela serait symbolisé, comme dans tous ces films d’horreur qui croient en diable à Dieu par une foudre, une belle arme à feu, un gros calibre, une bite surnaturelle, un sexe-texte-tête-Dieu, qu’il brandirait vers l’un, vers l’autre, en révélant qu’il savait tout et qu’il avait depuis toujours tout calculé, et on admirerait, terrifié, le puissant de sa déduction. Tout était là depuis toujours, écrit dans son esprit en érection. Et il commencerait par les lier ses trois damnés, il choisirait des tortures exquises, proportionnées à sa colère, il les torturerait l’un après l’autre, à mort, en commençant par Samuel. Vous pouvez bien imaginer tout ce qu’il leur ferait, ce Barbe-Bleue, ce Barbe-Dieu! D’abord il les pèlerait, vous auriez des cris et des larmes, il les découperait peu à peu. Leurs douleurs, il les photographierait, qu’elles durent éternellement. Son Eden de la véranda il le mettrait à feu, à sang. Il ne l’avait jamais construit que pour cela son Paradis, pour en faire un jardin de supplices à la fin. Et ce serait un sacrifice selon un rituel ancien, cruel comme tout rituel. Mauron les punirait d’avoir osé s’unir ailleurs. Et l’inhumaine divinité triompherait de cette tendre humanité, comme toujours. Après, il en mangerait des morceaux. A vous d’imaginer lesquels il s’incorporerait, et ces trois personnages deviendraient trois beaux albums photos de plus, cachés dans son placard secret. La couverture de chacun il la ferait avec un peu de leurs trois peaux tannées ; je ne sais pas s’il les coudrait ensemble leurs trois peaux pour pouvoir les toucher et les voir à la fois, les retoucher, qui sait, ou bien s’il les séparerait. Un album pour chacun des trois. Il faudrait voir ce qui est beau. Et Mauron y réfléchirait. Croyez-moi c’est un homme de goût, il ferait ça très bien. Il marierait au mieux le nuancier, il passerait beaucoup de temps en compagnie de ces trois jeunes peaux tannées. Ca le ferait bander très fort de faire ça, et de les caresser. Mais tout ça, ce serait si vous aviez un beau roman théologique, non je veux dire policier, qui célèbre l’Unique, où Dieu le Seul châtre et punit, une Théodicée où celui qui tue et celui qui enquête sont l’envers et l’endroit d’une même théologie, un roman où la chair n’est rien si Dieu ne la supplicie.

              Et ce n’est pas un roman policier ceci, c’est un roman d’amour, on n’y veut pas savoir qui a tué mais qui tu es, ou, ce qui revient peut-être au même, qui tuer... Et Mauron je le vois debout sur le parapet d’un pont qui traverse la voie ferrée Marseille-Nice vers Cassis. C’est curieux ! que fait-il donc à cet endroit si insolite et si précis ? Peut-être il va sauter. Il est debout, figé, il saute. Exactement sous le rapide Marseille Rome, parti de la gare Saint Charles à 18 heures 54. Entre les rails précisément il a sauté… Il a pris la décision tout seul, je n’ai pas eu le temps de l’empêcher. C’est dommage, cela va tout précipiter ! On a appris le lendemain matin que c’était lui, lorsqu’on a enfin pu l’identifier. Allez savoir pourquoi il est allé se faire découper en tout menus morceaux par l’acier-là de ce rapide. Pourquoi s’est-il ainsi sacrifié ? Ni pour Georgia ni pour les autres c’est certain ! Alors, pourquoi ? Vous ne pensez quand même pas que c’est par jalousie, par désespoir d’amour ou quelque chose comme ça ! Vous ne lui ferez pas cet affront-là de le faire mourir dans un roman de gare mon Mauron, ce serait d’une vulgarité ! Ou d’y voir un bouc émissaire. Trop simple ! Mauron, il est mort en rase campagne, d’un pont il a sauté, juste devant le train qui allait le broyer. La chute avait déjà dû le tuer tout entier. C’était à la sortie d’un tunnel, un pont qui enjambait la voie ferrée juste après un tunnel, personne ne saura jamais pourquoi, c’est encore un secret de Mauron cela. Celui-là bien gardé. Il faudrait une contre-enquête. Celle de la gendarmerie conclut à un suicide. Peut-être un peu trop vite. Le conducteur du train l’a vu sauter, le rapide sortait tout juste du tunnel, phares allumés, sirène ouverte, il n’y avait plus rien à faire, il a fallu deux kilomètres au train pour s’arrêter. Il avait tout bien vu le machiniste, l’homme était seul, il n’avait vu personne le pousser. Il s’était élancé comme un ange sans aile. Le train l’avait comme aimanté. Il ne cessait de répéter cela le conducteur : c’est terrible cette impression d’aimant qu’il avait eu en le voyant ! Un quart de seconde avant, il savait qu’il allait sauter. Et l’avoir vu entre les rails tombé sur les traverses, s’être fait avaler tout cru par sa motrice et puis par ce serpent après, si goulûment. Il en était bouleversé. « Je ne suis pourtant pas un ogre », qu’il répétait. De sa cabine il n’avait pu tout voir, c’est vrai. Qui sait si quelqu’un, bien caché, n’avait pas pu pousser à peine, donner la chiquenaude qu’il fallait. Mais ça, c’est du domaine du mystère, de la supposition. Aucun indice d’ailleurs n’a confirmé cette hypothèse criminelle. Quant au corps de Mauron il a bien été mouliné par les roues, mastiqué jusqu’à l’os, à l’âme et même après, broyé plus menu que chair à pâtée. Deux kilomètres ! Plus qu’il n’en faut à tant de roues d’un train pour faire jusqu’au bout leur travail de moulin. Moulu très fin. Digéré tout à fait comme par un boa. Sauf un œil. Giclé intact de sa tête, posé sur le ballast. On l’a ramassé et mis dans le grand sac où les pompiers collectionnaient les morceaux les plus gros qui restaient. Tout son jus dégouttait des roues, et du soubassement des wagons se balançaient et séchaient doucement quelques lambeaux de chairs presque encore vivants. Les voyageurs étaient descendus voir sur le remblai. D’ailleurs l’œil de Mauron, c’est un petit garçon qui l’a déniché, si on peut dire. Robert Caïn je crois qu’il s’appelait ce petit garçon-là. C’est un détail sans importance celui-là, comme vous vous en doutez. Et dans un coin de poche un peu entier on a trouvé sur un bout de papier trois lettres à l’encre rouge : AMO. Mais l’encre s’y était si profondément imbibée, comme si le mot avait été écrit des deux côtés à la fois, qu’on n’a pas su quel était l’envers et l’endroit, s’il fallait lire AMO ou OMA. Aucun autre indice que ces trois lettres-là. C’était peut-être le fragment d’autre chose, rien n’est sûr. Quand même sibyllin, comme message ! Ce n’est pas lui qui nous éclairera.

     

    (Un soupir, là, imperceptible et recueilli)

     

              C’est vraiment dans la véranda de Mauron qu’ils sont, Samuel, l’Organiste et Georgia. Il fait nuit. Demain, ils liront peut-être Secret, le texte contenu dans cette sorte de missel au fond du coffre damassé, vous savez, cette cache secrète, celle où Georgia avait trouvé les trois albums photos couverts de peaux. Elle a osé ouvrir, elle leur a tout montré à l’Organiste et Samuel. Le livret lui aussi est relié en peau. C’est une peau de quoi? Très douce et parfumée. Ils l’ouvriront demain. Ce soir ils se sont fatigués de s’être ouverts tous trois leurs peaux vivantes ! Ils dorment presque, déjà. On n’entend que leur cœur qui bat. Et leurs respirations aussi. On entend les poissons, les plantes, les insectes. C’est à peine des bruits. Presque des tremblements. Jamais la véranda n’aura été aussi vivante, aussi paisible, aussi peuplée en même temps ! Tous les trois nagent en leurs sommeils en respirant paisiblement. Pour Mauron ils ne savent pas. Ils l’apprendront demain sûrement.

     

     

     


    votre commentaire
  •  

    VI

     

     

                Revenons quelque temps en arrière, il vaut mieux en avoir le cœur net. Pendant que Georgia a écouté tous ces clients, que faisait l’Organiste ? A peine était-elle sortie du placard à balais que le jeune homme accompagnant Samuel l’a vue. Il avait ouvert la porte du cabinet de Mauron le premier. Comment s’appelle-t-il ce jeune homme ? Attendez ! Il y a quelque chose d’étrange à son nom. Tu ne sais pas bien quoi mais ça te reviendra. Donc, quand Samuel a fini de parler, qu’ils sont sortis tous deux du cabinet du romancier par procuration, le guide a vu ou plutôt deviné l’Organiste, il a senti une impression dorée comme un parfum de mer l’été. Il entrevoit des cheveux blonds, le dessin d’une joue, d’un corps jeune et bien fait sur le palier, mais ça glisse sans bruit dans l’escalier ce chaud parfum de mer dorée. Ca s’en va et ça se dissout. Alors il veut les suivre, les cheveux et la joue, surtout que l’aveugle qu’il guide aime se promener. Et c’est la chevelure d’or ce matin-là qui les guide tous deux, Samuel et son guide, d’abord dans l’escalier puis dans la rue. Et elle marche devant eux. Elle descend la Canebière et longe le Vieux Port du côté du Panier, monte les escaliers des Accoules puis, sur la place de Lenche au numéro 16, ouvre la porte. Un vieil immeuble au sommet de la place. Et le guide s’arrête net. Samuel est tout essoufflé.

                « Et maintenant ? », dit-il.

                « Maintenant quoi ? » reprend le guide.

                « Maintenant que tu sais où venir la chercher, conduis-moi vers la mer. »

                Le guide a fait semblant de n’avoir pas compris:

                « Et pourquoi « la » chercher, qui chercher d’après toi ? »

                « Je ne sais pas si c’est un « la », ce que tu cherches, ou bien un « le », un « mi », un « fa », c’est un parfum d’été. Depuis Mauron et jusqu’ici tu l’as suivi, je l’ai senti. Ca vient juste de disparaître. Et on a marché vite pour le suivre ! Plus vite que d’habitude en tout cas. Jolie parfum a priori ! Enfin, fille ou garçon, ça m’a donné envie de mer ce parfum-là. Oui, de mer ou de mort. Ou d’amer. Ou d’aimer. Mais tout ça c’est pareil. Viens, je t’expliquerai. Mène-moi donc vers le Prophète ! »

     

    (Un soupir là aussi)

     

                Ils sont tous deux, Samuel et son guide. Il est midi. Ils sont assis haut sur la mer sur un rocher.

                « Dis-moi la mer, ce que tu vois. Moi je l’entends la mer, elle a le timbre de ta voix » dit Samuel.

                « Tu as la mer qui mord tout près », répond le guide. Sa voix est toute jeune, pas tout à fait muée. « Elle s’agite, forte et verte, elle fait peur. Pleine de sa couleur. Et ce n’est pas une couleur, elle est en son être vert. Et puis, tu sens comme elle sent fort ? Son échine tout agitée. Une hydre qui lèche la terre. Elle sent vert. Toi tu l’entends, tu sens l’odeur. Bon, touche sous toi le rocher. Tu as des îles sous les doigts. Leur netteté fait de tes mains des yeux quand tu les touches. Les îles en face elles sont là, posées, rugueuses et calcaires sur l’eau aride et minérale. Une pierre bleu-vert la mer. Qui bougerait, déborderait, mais une pierre. Tu l’entends tout autour ? Elle est là. »

                Le guide donne à Samuel un caillou qu’il vient de ramasser. « Touche d’abord le tranchant du caillou et après sens le vent. Tu comprends comme il est tranchant ? C’est lui qui nous épluche et donne à tout sa netteté : l’air est si bien aiguisé, il découpe si bien les contours, tu sens bien que c’est lui qui fait les choses nettes autour, et toi dedans, et c’est tout écorché, à vif le monde entier lu par ta peau. » Le guide voit Samuel qui fait tourner entre ses doigts le caillou de calcaire. Ce sont de très vieux doigts mais la pierre est plus vieille. Et la peau s’use de la pierre. Une pierre aiguisée sur cette peau usée. Les doigts, la main tout autour de la pierre comme paupière autour d’un œil. Un vieil œil mort. Le guide regarde Samuel, prisonnier de sa peau.

                « Pourquoi t’es-tu arrêté de parler ? » demande Samuel. Le guide a pris dans ses mains la main vieille, celle qui touchait la pierre. « Tout à l’heure, en t’écoutant te raconter chez ce Mauron, j’ai compris ce qui nous séparait. Je vis comme tous ceux qui voient, dans le miroir. Chez Mauron ce matin, il y avait un miroir face à nous, et je nous regardais. Je t’y voyais parler. Toi tu ne pouvais pas. J’imaginais pourtant qu’un autre me voyait, te voyait depuis l’autre côté, à cet endroit exactement où j’observais nos deux reflets et je pensais à son visage aussi qui, peut-être, nous dévisageait, mais je pensais aussi à ma pensée, à cette image en moi de lui; qu’il ait ou non existé, l’idée de son visage était en moi. En même temps je t’écoutais : « En Samuel, pas d’autre écho des autres que leurs voix. Pas de reflets. » Je le savais, ma vie en toi, c’était seulement ça, ce grain, cette inflexion de voix qui vient du fond quand je te parle. Quand je me tais, ce silence présent. Rien d’autre. »

                Samuel lui répond :

                « J’aime ce que tu dis. Et maintenant je vais te raconter ce que jamais je ne dirai à Mauron. Je vais te la dire cette tentation-là que j’ai d’aller plonger… Ecoute-moi : quelque chose m’appelle. Au-delà, en deçà, je ne l’ai jamais su. Ma vie, c’est toujours cet appel, tu ne sais jamais quoi mais ça t’appelle, tu l’entends t’appeler, tu ne sauras jamais d’où ça te vient ni ce que c’est, tu as envie d’aller vers cet appel. La Mort, la vraie, la grande, celle qui creuse fort, qui fait rire et parler, et puis qui fait se taire. C’est vrai, elle sait tout de moi cette Mort-là. Elle est si proche maintenant. » La voix de Samuel tremble et s’enroue, il parle plus bas. « Je le sais elle est là, tellement là que je n’ai plus envie de rien que d’elle. Je la veux. » Samuel a dégagé sa main de celles de son guide, il a jeté son caillou vers la mer.

                « Je vais te dire maintenant. Si j’avais pu au moins t’habiller de mes mots !… Je crois que c’est d’abord pour t’en vêtir que j’ai parlé. Pour te faire passer du monde du reflet à celui de la voix, de ma voix. C’est un manteau que je te fais. Ou une peau. J’aimerais que tu sois dans cette mer manteau de moi, mes mots. A tâtons dans ces mots tu t’en caresserais et je te guiderais. Et que tu sois mouillé des mots de moi. Qu’ils t’emprisonnent, qu’ils t’aveuglent, mais si légèrement que tu ne saurais pas. Comme un fœtus habillé d’utérus. Et qu’ils soient translucides autour de toi mes mots. Vivants. Tu as déjà plongé dans l’amour de la mer ? Ecoute-moi ! Quand tu y es plongé dans cette mer, je veux parler de la vraie mer en bas, quand tu es sous sa peau de mer, ce que tu prends d’abord pour son silence c’est sa vie, mais tu ne peux rester sans y mourir. Il te faudrait muer et tellement, tu ne peux pas, il te faudrait muer à en mourir. Si pour toi c’est la mort les dessous de la mer, c’est pourtant sa vraie vie. Ce bruit léger, si lumineux, tu veux bien l’écouter encore un peu mais tu remontes, tu reviens respirer sur le bord. Car tu tiens à ta vie. Au bord, à la surface où tu respires, tu as cet aveuglant silence que tu as pris d’abord pour le bruit de la mer, et qui n’est qu’un silence bruyant, un désert, l’incessant bavardage des vagues. La dernière a toujours raison, c’est celle qui résonne et sera tue par la prochaine. Ca piaille : un remuement confus, continuel, superficiel, d’événements toujours les mêmes qui fait croire que du neuf se joue. Mais il y a juste au-dessous ce multiple émouvant qui parle doucement, c’est la Vie, la vraie, la seule vie de la mer qui se tait. Il faut savoir l’entendre aller, la contempler et se remplir l’oreille de ce qu’on prend d’abord pour un silence et qui n’est que la rumeur multiple et contenue de cette vie qui se chuchote en continu. Il faut savoir avoir envie de s’y noyer dans ce silence-là. C’est la voix des Sirènes. C’est celle de la mort. Et je ne te demande pas de devenir aveugle à tout pour moi, ni d’en mourir, mais juste d’y plonger de temps en temps dans ce manteau de mer pour l’entendre chanter. Après, tu pourras remonter à ta surface, au pays des bruyants. D’avoir plongé t’aura permis de vivre en moi un temps. »

                Samuel soupire doucement.

                « Tu sais, je t’aime, et c’est pourquoi je t’ai choisi. Cette mer, tu vas m’y jeter. Maintenant. Je l’entends si fort qui m’appelle. Je comprends désormais, ce n’est pas Dieu qui m’appelait cette nuit-là dont je vous ai parlé c’était ma mère, ce manteau perdu de ma mère après lequel j’ai grelotté. Le doux firmament de sa peau. Et ces mots que je tisse et je tisse pour toi, c’est pour un peu le remplacer ce manteau-là. J’aurais voulu être ta mère et tu vas m’y jeter dedans. Tu vas m’y faire naître. C’est mon souci dernier, comment mourir ou comment n’être. Je voudrais que ce soit d’être aimé. Que ce soit toi qui me donnes ma mort en la mer. Que tu me tues. Envisager n’avoir ni visage ni vie, n’être plus rien pour ce qui vit, ni pied, ni main, ni peau, ni voix, que ça vienne par toi ! Que ce soit toi mon meurtrier. Je sais que tu en as rêvé. Je te pardonnerai si tu le fais comme je te dis de le faire. Cet été quand tu te baigneras, quand tu feras l’amour à ce parfum d’été, à ce « la » qu’on a si bien suivis tous les deux tout à l’heure, celui-là ou un autre, si vous vous caressez dans la mer j’y serai. La mer contre ta peau, ce sera moi. Je t’aimerai, j’aimerai ceux que tu aimeras. Je serai l’eau qui vous entourera, vous dissimulera : un manteau de Noé. Tu comprends ce que tu vas donner en me poussant ? J’ai besoin d’aller en sa liquidité de mer et me dissoudre. Là. Pour ça, il faut que tu me pousses. Et sentir dans mon dos tes deux mains me pousser. Car tu vas me pousser aux épaules, à la place des ailes. Ce sont tes mains qui vont me faire m’envoler. Non plutôt, place-moi à l’endroit d’où je puisse sauter. Je sauterai tout seul ne t’en fais pas. Tu n’auras rien à décider. Le tout c’est que tu sois là. Dépêche-toi de m’y conduire tant que j’en ai encore la volonté. »

                Le guide s’est penché sur Samuel, il baise une larme salée sur le bord de ses yeux, où c’est ridé profond. Erodé. Il l’aime lui aussi. Le vieux s’est levé, le jeune l’a conduit tout au bout du rocher à pic sur le ressac. La mer en bas est agitée, verbeuse et verte. Elle a une odeur sexuée. C’est une mer d’automne sans gaieté. La vague brasse et brasse l’air et l’eau, la mer bat tout en bas comme un grand cœur froid. Ils sont seuls face au vide. Samuel crie très fort à son guide avec un tremblement de voix :

                « S’il te plaît Samuel, Samuel, pousse-moi. »

    ………………………………………………………………………………………………

    (Un soupir de regret)

     

              Le jeune Samuel monte au sommet de l’escalier (Ca y est, son nom t’est revenu, il a fallu que l’aveugle en mourant te le souffle. Oui c’est bien Samuel qu’il s’appelle le guide, on peut le dire maintenant, ils ont tous deux le même nom). Sur le palier où il vient d’arriver, quelque chose sanglote. Ce n’est pas une voix, ou plutôt ce serait plusieurs voix de sirène emmêlées, quelques soupirs enchevêtrés, comme il aurait imaginé qu’elles chantaient à Ulysse attaché à son mât. Il hésite. Il halète, il a couru, il a les yeux rouges. Il frappe à la porte où ça chante. Dans son rêve ce serait là. Ca s’arrête et on ouvre. Et ça fait comme ça. Devant lui, c’est bien elles, l’odeur d’été et la lumière. C’est bien ça. Un soleil autour d’un beau visage vient d’ouvrir. Elle a rougi. Pourquoi ? Elle est si blanche, tout d’elle se voit. Il la regarde. Elle demande : « C’est pourquoi ? » elle a la voix brouillée.

              « Pourquoi ? Je ne sais pas. » Il bafouille n’importe quoi. Elle lui répond : « Justement je sortais, il me faut aller répéter à l’église, attendez-moi. » Ils sont allés jusqu’au parvis des Réformés, jusqu’à l’orgue et d’abord sans parler. Il y a du mistral. C’est le milieu d’après-midi, le soleil est si lumineux. Tout semble avoir le bleu des yeux de cette fille. En chemin il a juste pleuré… Elle, n’a rien dit. Et puis ils sont entrés dans l’église ; elle est remplie d’une lumière qui remue. C’est les vitraux si clairs –jaunes et verts- et derrière eux, dehors, les feuilles des platanes, les dernières de cette année qui filtrent la lumière du soleil : un flux et un reflux, un mouvement confus. L’église est devenue un grand aquarium de verre. Translucide. Les va et viens de la lumière semblent donner de la vie à la pierre. Sur fond de sable ou de calcaire, il y a des remous de poussière. L’Organiste se met à l’orgue pour jouer. Elle a tiré le jeu : Onde marine.

              Elle joue. Il l’écoute et repense à la voix des sirènes. Il voudrait lui parler il pleure, il reste près de l’orgue et d’elle, il dit : « J’ai fait mourir un homme ce midi. Plutôt, il s’est tué à moi. Oui, je crois que c’est comme ça. » Il a les yeux baissés, il a dit ça dans un silence entre deux accords parfaits, entre deux courants plutôt, entre deux eaux et deux sanglots, comme s’il voulait cacher ces mots en les glissant dans la musique. Les ombres des platanes font un écho mouvant à ce chant d’orgue qui se fait. Il regarde ses pieds posés sur les dalles de pierre où remuent l’ombre et la lumière, ils sont nus. De la poussière lumineuse glisse un peu sur la peau de ses pieds. Ondulante et ployée comme une laminaire, l’Organiste a suspendu ses doigts en l’air et le regarde. Sur son visage à lui il a des ombres et des boutons adolescents, des taches de rousseur sous les larmes qui coulent. « Qui est mort ? » demande-t-elle.

              Samuel respire avant de parler comme pour reprendre son souffle pour ne pas se noyer : « On avait un seul nom pour nous deux : « Samuel ». Je l’appelais « l’Ancien », il m’appelait « le Jeune ». Il était aveugle et très vieux. Je l’aimais. Je l’ai poussé à la mer, des deux mains, c’est lui qui me l’a demandé. » L’Organiste se tait. Elle ne joue plus. Elle connaît Samuel l’Ancien, c’est ce vieux qu’elle a vu ce matin. Le Jeune Samuel continue à parler. Il a une voix rauque. Il ne sait pas très bien tout ce qu’il a brisé en poussant Samuel dans la mer. Il regarde ses mains. Elles ont poussé l’Ancien juste à l’endroit des ailes, comme il l’a demandé. Pourtant, ce sont toujours ses mêmes mains, ses doigts de chair. Non, ce n’est pas un ange Samuel, nulle plume a poussé à ses mains. Cette joie avec laquelle il l’a poussé, il n’a pas bien compris pourtant d’où elle venait. Ca a surgi du fond de lui et c’est passé, soudain, par ses mains dans ses doigts. C’est ça qui a poussé. Avec joie. Peut-être c’est pour ça qu’il a tant besoin de parler. Il se tait.

              Pourquoi ça l’a touchée l’Organiste, qu’il parle et qu’il se taise, qu’il pleure comme ça ? Elle ne comprend pas si c’est sa voix ou ce qu’il dit qui touche, ce rauque mal posé. Ca fait comme Georgia pour l’autre Samuel, celui qui désormais n’existe plus, elle sent que sa voix la pénètre. C’est vrai, sa voix à lui, elle a ce grain, la vie de sa chair s’y reflète. Grain de voix, grain de vie ou de peau, grains de rousseur à lui. Le visage de Samuel rayonne, il y a dans ses yeux cette joie si jolie ! Même s’il a l’air atterré. Ce n’est pas de l’hypocrisie pourtant : derrière son effroi il y a de la vie. Elle n’a jamais vu un tel visage adolescent. Sa joie déjà la touche. Pourquoi a-t-elle ainsi envie que cette joie, encore, la pénètre. Elle pense à Georgia et à ses inflexions. Elle dit à Samuel : « J’aime une femme noire, et c’est toi. »

              Elle lui a pris entre ses mains la main. Elle est sortie de l’orgue, l’a conduit jusqu’au pied d’un pilier dans l’embrasure d’une porte, elle l’a ouverte avec ses grosses clefs, ils sont montés par l’escalier obscur, jusque sur la tribune où dort l’un des deux orgues jumeaux du transept, où le soleil du soir se pose en arc-en-ciel sur le vieux bois, les vieux tuyaux. Ça donne des reflets de fonds marins cette lumière tamisée par les platanes et les vitraux. Ils courent tous les deux entre les claires voies de pierre et la lumière irise aussi leurs peaux. C’est touchant de les voir dénudés s’embrasser là, tremblants, les ombres des feuillages se mouvant sur leurs peaux, sous les habits multicolores des vitraux. L’Organiste chuchote à Samuel : « Je suis vierge de toi. » Ils nagent l’un en l’autre. Ils font l’amour impatiemment, debout avec, autour, des tuyaux blancs. Est-ce un tuyau qui l’ouvre l’Organiste, ou Samuel entre ses cuisses ? Elle gémit d’avoir son membre dur dedans. Debout, dans le vieux buffet d’orgue poussiéreux, ils se font chanter tous les deux, ça résonne. La voix de Samuel, ça lui révèle aussi ce creux qui sait chanter en elle. A eux deux, ils sont tout un jeu d’orgue lumineux. Là-haut sur la tribune, ils sont des Dieux… L’orgue du transept nord est un vieux cachalot qui les cache et qui les révèle, ils sont debout, aussi debout que des tuyaux, derrière ses fanons, à la lisière de cet antre et de l’espace clair de l’air, cette eau limpide et verte de l’église qui ressemble à un fond de mer, à se faire chanter, en plein dans la couleur et l’odeur verte des vitraux. Vêtus de l’ombre claire des platanes. Onde marine à tous les deux, deux voix humaines. Autour avec le vent, c’est un fond d’eau paisible. Ils nagent à cette eau, dans cette eau ils se nagent, derrière les fanons de l’orgue qui les engloutit. L’église autour d’eux se creuse. Là-haut, là-haut, des Dieux au centre de ce lieu.

     

    (Un soupir ou un ange passe là aussi)

     

              Georgia aurait pu se tuer de dépit. S’anéantir de jalousie dans les eaux glauques du Vieux Port, faire monter l’eau de la mer depuis les pluies de sa colère, transformer en Venise Marseille. Le Déluge selon Georgia. On aurait vu des gondoles glissant aux pieds des colonnes gonflées de l’Opéra. Les rues seraient devenues des canaux, on y aurait entendu rires et clapotis d’eau, les putes y auraient tapiné en bateaux et chaque jour un peu plus haut, le chœur des putes autour de l’opéra, des Réformés et de tout ça, envahi par la montée des eaux. On aurait entendu chanter là le chœur des putes, surtout la voix de celle qui suçait son pouce avant de s’endormir pour effacer le va et vient des queues dans son gosier. Mais c’est une autre histoire, ça. Et tout ce tremblement à cause de Georgia, son chagrin diluvien. Venise et jalousies. Certains ont dit qu’elle les a vus ces deux amants sortir tous deux sur le parvis des Réformés tout éclairés par la lumière du couchant, s’aimant tous deux, titubants, l’un à l’autre agrippés, si rouges, si bien dessinés sur les pierres calcaires, descendant les degrés lentement. Sous le crépuscule sanglant, ils auraient dépassé la statue de Jeanne d’Arc, se seraient fondus à la foule. Elle les aurait regardés s’éloigner vers le boulevard de la Libération, n’aurait pas fait un pas. Plus tard, beaucoup plus tard, la nuit tombée, on aurait vu marcher Georgia le long des palissades blanches en bois du Vieux Port, qui séparent les boulevards des quais. Elle serait montée sur un appontement, se serait avancée en vacillant sur ce chemin de planches entre les bateaux amarrés. Assise au bout, les pieds dans l’eau, elle aurait dit : « Cette eau sale est salée » en y plongeant ses mollets et ses cuisses. Elle s’y serait glissée tout habillée, en sanglotant. Ses mains encore la retiennent, mais elles glissent. Ses vêtements sont lourds, l’eau tiède. Elle entend une moto passer. L’air est poisseux. Elle ne sait plus si elle sait nager, elle est tellement lasse. Ce sont les somnifères. Elle lâche le rebord de bois et se débat encore un peu. Et tombent les premières gouttes du déluge de Dieu, lourdes comme des pierres. « Quand le soleil est si rouge au coucher, c’est qu’il va pleuvoir », se dit-elle. Elle les voit, les entend tomber ces grosses gouttes de l’averse. Elle s’est laissée glisser sous l’eau, son corps gonflé d’un chagrin à crever. Elle s’abandonne à ce déluge de chagrin. Elle s’y résigne comme un poisson à un filet. Elle n’y peut rien. Sur l’eau très plate du Vieux Port les gouttes tombent. Entre deux pleurs, entre deux eaux, entre deux drames elle voit les rues des bas quartiers devenir des canaux pour les gondoles vénitiennes et l’eau toujours monter, s’y refléter les vieux volets à l’italienne, la lune ronde et verte, tachée de fines moisissures, s’élever dans le ciel de la nuit. Et elle a un hoquet. De quel côté du miroir ou de l’eau est-elle désormais ? Ou dans quel autre espace ? En quel ennui ? Les bulles de sa vie s’échappent, cet air tout autour d’elle et qui la quitte pour la pluie. Elle sent tout près d’elle aussi que les yeux blancs de Samuel l’Ancien l’appellent. Comment peuvent-ils l’appeler, la regarder, toujours plus bas, au creux plus creux de l’océan, très loin de là ? « Mais qu’est-ce que tu fais là Samuel ? ». Elle se demande si c’est sa tâche de le suivre ou d’aller le chercher jusqu’au fond de la mort…

              Mais qui peut croire en la mort de Georgia ? Vous me direz : « Georgia est immortelle, aussi présente aussi vivante que Marseille dont elle est l’âme charnelle. » Je ne vous contredirai pas. Et même si son corps semble s’être englué dans les eaux glauques du Vieux Port, sa mort me paraît exclue désormais. D’abord, aucun de ceux qui l’ont connue ne l’ont cherchée ni trouvée là, beaucoup l’ont vue ailleurs depuis, elle ne peut donc pas s’être durablement endormie sous cette vase où le soleil n’existe pas. D’ailleurs, je ne l’entends jamais parler sur les pontons. Rien de tout cela n’est donc vrai. Vaines suppositions. Elle ne s’est pas noyée dans son chagrin Georgia, malgré les apparences. Elle sait si bien nager, oubliez ça !

     

    (Soupir, mais de soulagement, ici)

     


    votre commentaire