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    V

     

     

     

                C’est un autre client qui vient de la salle d’attente. Une cliente. Une dame habillée simplement, plus très jeune, les cheveux courts et blonds, teints et permanentés, avec un sac en cuir. Une petite dame comme il faut, ridée. Elle marche en tremblant un peu, s’installe sur le divan, commence. Elle a l’air bien habituée.

                « On ne devrait jamais parler. Il faut se taire. Tenez, ma voisine, morte il y a six mois d’un cancer, si gentille si distinguée, ma fille m’a raconté ce matin à son propos quelque chose de très malsain : sa bru vient de trouver, bien protégés sous une bâche, entassés dans un local sec, les sacs d’aspirateurs pleins de poussière qu’elle y avait accumulés. Depuis vingt ans ! Un énorme monceau de poussière ensachée, au beau milieu de sa maison dans le sous-sol. Les poussières aspirées depuis qu’elle y avait aménagé. Un tumulus de poussière du passé. Sous une bâche. Et chaque sac daté. Sa bru l’a dit à ma fille, peut-être une façon de se venger… Elle a eu tort. On doit taire ces monstres qui permettent aux vivants de vivre ou de faire semblant, jusqu’aux âges avancés. Pourtant je le raconte aussi, il faut que je m’en libère. Après tout, c’est peut-être pour éventer d’un coup cette poussière… » Elle se tait. « Cela m’effraie, j’ai peur de ressembler à cette femme morte, à son aspirateur, de ramasser à chaque fois que vous m’enregistrez, la poussière de mes pensées, de l’aspirer comme elle et de l’accumuler jour après jour entre deux parois mortes de papier…

                Quand on y pense, quel trésor ce serait pour l’ethnologue tous ces sacs de poussière avec leurs qualités si différentes d’impalpable, et les menus objets qu’on trouve à l’intérieur, les débris de jouets, de vaisselle, de verre, les papiers, les bijoux, les insectes… Et tout en vrac, à dépiauter. Il faudrait les ouvrir un à un en partant du dernier sur le grand tas, remonter le temps peu à peu, en déduire des façons d’être et de penser. Et rebâtir l’histoire avec ces fragments-là…

                Et moi, de quoi vont me servir ces collections de mots que nous faisons à chaque fois ? A la fin ça va faire un énorme tas, mes mots aspirés par vous, mis en sac à chaque séance, chaque séance un sac… Qui sait, si un des sacs un seul contenait une perle ? Que vaut-il mieux ? Tout jeter d’un seul coup, tout garder en l’état, en laissant à d’autres vivants le soin de transformer plus tard ce tas en œuvre d’art, en trésor ou en document ? Ou tout défaire peu à peu dès maintenant pour trouver un secret ? En y réfléchissant c’est un signe pour tous, ces sacs d’aspirateurs, cette durée accumulée, cette insignifiance dormant là, cachée dans cette cave. C’est vraiment horrible, n’est-ce-pas ? Moi, je ferais le don de ça à un musée. »

                Georgia écoute cette voix, la lassitude en ce qu’elle dit. Tant d’inquiétude aussi. C’est presque douloureux d’entrer ainsi par effraction dans la tête de ceux qui vivent, et d’entendre leur peur de mourir.

                « Et vous vivez avec votre secret opaque, impénétrable, et après votre mort tout ce que vous cachiez dans vos sachets s’évente d’un seul coup ? » Mauron a dit ces mots sans expression, avec la gravité qui sied à son rôle de romancier par procuration.

                La dame rit un peu gênée : « Voyez, une vie d’homme, ce sont d’abord des personnages dans la tête, une façon de voir les autres et les cerner, faire semblant de les « comprendre », en fait, les dévorer. Chacun a ce petit cinéma-là des autres en lui, il n’est que ce cinéma-là qu’il se projette. Il croit les voir mais il ne voit que lui, il s’intéresse à lui en eux. Et chacun tisse autour des autres sa salive pour les emprisonner. Mais ils s’échappent, ils ne cessent de s’échapper, de glisser, se glisser au dehors de ce cocon tissé, ils ne cessent à leur tour de vous tisser, de vous classer en eux. Vous éveillez en eux des échos différents, toujours à côté de ce que vous croyiez pourtant… Alors, qui a finalement le plus raison, les bavards ou les taciturnes ? Il  faudrait rester muet, absolument muet pour ne pas avoir à entrer dans le jeu. » Mauron lui répond : « Et même là !... Même les silencieux, leur silence est perçu, lu, nommé. Réfléchissez à tout cela pour la prochaine fois. » C’est l’heure. La dame se lève. Elle va pleurer. Elle sort.

                C’est un homme qui lui succède. Pas grand, barbu, cheveux longs, eurasien, les yeux bleus comme ceux de Mauron. Visage étrange et dont on se souvient. Georgia se dit qu’elle l’a peut-être déjà vu. Mais où ? Il ne sait pas comment s’asseoir, se regarde dans le miroir. Il se recoiffe de la main. Il pose. Il se gratte la gorge, commence :

                « J’ai bien réfléchi à tout ce que vous m’aviez dit la dernière fois que nous nous sommes vus, Monsieur : je veux bien essayer de l’écrire avec vous, ce Roman d’Amour-là. J’ai déjà essayé mais les mots ne sont pas complaisants avec moi, rien ne me vient. Je ne sais pas les caresser dans le bon sens ni les placer. Ce qui compte, c’est un accord entre eux et soi, et on est comme un accordeur qui cherche la hauteur, le timbre juste, ou comme un harmoniste essayant la couleur. Pour qu’ils vibrent et vivent les mots. »

                Il respire un peu, reprend son souffle. Il reprend un peu plus haut.

                «  Qu’un peu de ton singulier vive en eux. Et tu ne sais jamais exactement quelle direction leur faire prendre pour leur donner leur dimension. Tu peux les faire bifurquer comme tu veux, rien ne t’oblige, ou bien ce fil qui tremble en toi, plus ou moins bien, ce fil de voix, mais tu ne sais jamais vraiment jusqu’où ça aurait pu trembler si tu étais allé par ci, par là, plus loin, plus près, si jamais, par exemple, et pour parler de ce Roman d’Amour, si jamais l’Organiste n’était pas venue ce matin-là, si Georgia n’avait jamais vu la cache, si l’automne avait été moins froid. Tous les « si » qui font que ceci existe au lieu de cela. Qu’est-ce qui nous aurait fait le mieux vivre et vibrer ? Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais. Et Georgia, ne s’est-elle pas trompée ? Est-elle si sûre que ce soient des photos, ces clichés ? Ce sont peut-être des dessins photographiés. Elle a peut-être été troublée par le contact de ce daim souple avec sa peau. Elle a cru voir son propre corps coupé. Elle a cru y sentir sa propre peau tannée. On serait tenté de la croire mais tout tient à si peu ! N’est-ce pas seulement des phrases qu’elle aurait mal regardées ? Elle se serait figuré quelque chose, allez savoir !

                Et l’Organiste ? Vaut-il mieux qu’elle ait une histoire, et quelle histoire, ou même toi qui lis cela, si tu avais existé autrement, si tu n’avais jamais voulu écouter Georgia ? Je cherche un équilibre où le Vrai n’a qu’un rôle mineur. Ou plutôt, tu y es forcément dans le Vrai, dans ton Vrai, celui qui sonne le meilleur. Ce n’est qu’un son ce Vrai, une sonorité, non ? Tout comme un tégument de sons qui te protègerait. Et je suis dans mes mots comme en un ventre protecteur. »

                Il parle vite, comme s’il allait oublier. Peu à peu sa voix devient haletante, pressée.

                « Il te vient parfois un visage précis que tu ne connais pas, la nuit, que tu n’as jamais vu mais si précis, d’une infernale précision, le grain blanc d’une peau, une figure étroite, des cheveux noirs très lourds, tout autour de ce blanc. C’est une commotion. Tu ne l’as jamais vu que là. Tout en toi, t’interdit de l’avoir rencontré déjà. Rien ne t’oblige à en faire quelqu’un de ce visage-là, mais si tu le décides il va se mettre à jouer quelque chose, et il va t’échapper. Et après c’est irréversible, quelqu’un au lieu de rien existe, quelqu’un d’autre n’existe pas, n’existera jamais, et qui aurait pu être. Et ce qui est te semble le néant de ce qui n’est pas.

                Par exemple comment tu t’appelles ? Et si tu t’appelais Mauron, que tu sois lui et qu’il soit toi, au moins en partie. Si au fond tu avais favorisé l’ouverture du coffre secret, derrière le placard, pour que sous les pieds de Georgia, sous ses racines en véranda un gouffre bée. Qu’elle bascule à s’y noyer, eh bien tu es complice alors ou bien coupable, c’aurait été peut-être toi qui aurais pris ces photos-là ou découpé ces corps ! Pour l’instant qu’est-ce que tu en sais ? Tu es le détective devant un crime inaccompli, tu ne connais ni meurtre ni mobile ni suspect, tu ne sais même pas s’il y a eu meurtre ou s’il y aura. Tu ne sais pas. C’est tout entre tes mains. Tu es comme un Dieu leibnizien en qui vivent tous les possibles, qui choisit le moins imparfait. Mais où Dieu jamais ne se trompe toi tu erres sans fin. Et tu te laisses faire au lieu de décider. Tu laisses aller comme ça vient. Ca ne se bâtit pas, ça ne se construit pas. C’est le vivant du monde en toi qui pousse et qui décide. Et n’importe comment. Et tu ne sais jamais comment ça pousse, ni ce que c’est qui pousse. Et c’est là. Vraiment, c’est embêtant ! Une vraie forêt vierge. A moins que ce soit vous Monsieur Mauron, qui ayez semé tout ce désordre en moi, c’est contenu dans votre silence… Oui, je crois que c’est ça. C’est de vous que ça vient tout ça, cette forêt qui pousse ce cancer. »

                Mauron ne bronche pas. Le client continue en le regardant :

                « …Dans ce nom que l’on vous a donné (et qui vous a donné ce nom, le hasard de la filiation ? Je n’y crois pas), eh bien, il y a ce « on » de l’homme, ce « on » mortel de l’homme. A-t-on vraiment un nom avec ce on-là ? Il y a cet anonyme en votre nom, il y a ça. Je ne dis pas que « Mauron » n’est que ça. Mais c’est là. Pardonnez-moi de vous agresser, mais il y a aussi « amour » dans ce nom, en désordre et comme malgré soi, c’est brouillé, c’est caché, c’est tordu, il faut mettre le doigt dessus. Ca, nous l’avions prévu Monsieur Mauron, n’est-ce-pas, c’est vous qui me l’aviez soufflé, mais votre nom tout nu il finit par ce « on », et nous n’y pensions pas. On n’y peut rien, plus rien, ça colle à la peau de ce nom malgré soi. A votre peau. Ce « on », c’est aussi votre peau. Tenez, vous auriez eu un T à la fin de Mauron il y aurait eu à la fois MOT et MORT dans ce nom. Pourquoi l’avoir évité, ce T ? Le sait-on? Est-ce pour éviter la mort dans votre nom ? Etait-ce vous, était-ce moi qui m’aviez raconté que jeune vous aviez découpé une photo de Baudelaire, celle où il est maigre et vieux, où il ressemble à votre père, les mâchoires serrées, où il semble vouloir tuer le spectateur du coin des yeux ? Vous aviez incisé les iris afin de faire un regard blanc ou l’aveugler. C’était il y a longtemps, c’était un enfantillage, il faudrait oublier cet épisode-là. J’en devine bien d’autres et plus obscurs que ça des découpages. »

                Georgia entend Mauron répliquer: « Monsieur, vous me semblez parler avec trop de passion, vous sortez du sujet et vous en oubliez notre équation : roman d’amour, vous vous rappelez ? Ce visage précis qui vient sans que vous le connaissiez, et si c’était notre inconnue ? Celle de l’équation bien sûr... C’est essentiel aussi pour que ça joue ! Appelons-la X pour l’instant. C’est à elle, cette X-là qu’il va falloir vous mesurer. Rêvons. Pour l’instant, je ne la vois pas. Ou plutôt je la verrais double... Deux inconnues. L’une peut-être aussi purement blanche que du papier, aussi insaisissable que ce blanc, surexposée, et l’autre noire comme l’est la pellicule vierge. Et de quoi seraient-elles l’image, ces deux X blanches et noires ? L’envers et l’endroit de la féminité ? Peut-être, pourquoi pas ? Une X n’est-ce-pas, c’est un centre interdit, raturé et montré à la fois. Laquelle serait donc la femme parfaite, la Vierge ? La Blanche, la Noire, ou les deux ? Et puis, comment les appeler ? Puisque dans vierge il y a Eve, nous aurions déjà un prénom. L’autre on l’appellerait Marie, la Vierge, la vraie. Et comment les ferait-on vivre ? Si dans vierge vous avez Eve, vous avez aussi verge et vie; sans compter rêve c’est un nom qui trois fois se nie, ce mot de « vierge » ! Si vous suivez, il faudrait donc qu’à ce nu masculin dont nous parlions à la dernière séance, vous savez, cet un qui s’annulait, on ajoute ceci, ces vierges inconnues qui se lient et se nient. Cela seul peut équilibrer ceci. Ou plutôt que la Vierge nie Eve comme on nous l’a appris, mais autrement… Ou qu’Eve nie Marie. »

     

                Georgia frémit : de qui donc a parlé Mauron? Et pourquoi parle-t-il avec ce client-là ? Les autres, il les a laissé dire ! Le client hésite. Il s’est tourné vers le miroir. Il se regarde et semble se parler : « Et toi je te préviens, si tu es là il te découpera aussi comme il a déjà fait pour d’autres tu verras, il va t’emprisonner dans ce placard secret qu’il a construit exprès. Et avec qui tu sais vous allez être à lui. Méfiez-vous. Et il vous taillera bien à son goût. Vos deux peaux blanche et noire il les tannera ! Mais ça ferait un beau roman d’horreur, cela. Un roman noir. Et cette pièce aveugle où tu t’assieds, ce placard de sorcière à balais, ce serait un beau piège tendu par le romancier chasseur, pas vrai ? »

                Il a un rire bref, se tourne vers Mauron.

                « Monsieur Mauron j’ai beau scruter tout est confus, je ne sais plus ce que je vois de vous, de moi, je nous cerne comme un point noir. Impénétrable… Ce roman dont vous parlez me gène. Vient-il de vous, de moi ? Raconter je crois bien, c’est toujours revenir à soi-même, en arrière, autrement relier, recomposer un texte déjà fait, en défaire les fils et les refaire, qu’un fil de soi, peut-être un fils, puisse glisser en cette chaîne et s’y tisser. C’est à reprendre chaque fois. Et ce fils dans ces fils, il fait tout défiler. C’est du vivant qui bouge et se défile. Et je passe mon temps à recommencer. Je me débats et je m’embrouille. Vous n’êtes pas mon fils pourtant, c’est moi qui pourrais être le vôtre. Qui sait ? N’avez-vous jamais eu d’enfant ? Êtes-vous sûr de n’avoir pas de fils Monsieur Mauron ? Si c’était moi ? Réfléchissez ! A moins que ce soit moi qui vous ai créé ? »

                Mauron reste impassible, il se frotte l’index avec le pouce. Est-ce pour caresser sa peau recto verso ou parce qu’il veut tourner la page, ou pour compter dans sa pensée les billets en échange des récits rédigés ? On sent de l’ironie dans ce qu’il dit mais sa voix tremble : « Monsieur, vous me mettez en cause vainement. N’essayez pas de lire en mon passé. Vous déguisez mal votre impuissance en m’injuriant. Mais c’est aussi le jeu. Je veux bien m’y plier vous êtes mon client. Après tout, vous payez. Le seul ennui c’est que ça ne le fait pas beaucoup avancer votre roman ces théories ! Dans le fond vous faites semblant d’écrire ! Et vous fuyez. Puis vous vous bâtissez un beau bouc émissaire que vous chargez de votre mort. C’est moi. Je n’y peux rien, c’est votre choix. »

                Le client se tourne vers Mauron une dernière fois, le regarde et s’en va. Georgia frémit. Où a-t-elle entendu cette voix ? Peut-être autrefois, quand elle recyclait dans cette véranda juste avant le coffre secret. C’est bien ça. D’un coup, elle se sent pliée comme un album en peau dans une boîte en bois. Elle veut bouger, sortir, se déployer, elle se sent liée de mille liens, de mille mots tout ronds, autour d’elle tissés. Et prisonnière d’un cocon. Le client l’a sortie de cette somnolence, il a interrompu le fil autour qui l’enrobait, la dérobait à soi et l’anesthésiait. Sa voix coupe ce fil, tout se défait. Georgia dans son placard s’est levée pour le suivre. Pourvu que la porte s’ouvre ! Elle s’ouvre bien sûr mais impossible de trouver la trace du client dehors. Il s’est évaporé. Elle aimait bien pourtant l’étrangeté de son visage. Il avait l’air pressé. Pourquoi ? Georgia pense à son Organiste. Pourvu que Mauron ne l’ait pas vue celle-là. Qu’est-elle devenue depuis qu’elle l’a quittée ? Elle pense courir vers la place de Lenche… Mais non, il ne peut rien lui arriver ! Elle hausse les épaules et sort. Vers où, elle ne sait pas.

                C’est un autre client déjà, qui se raconte : « …Ma femme voudrait que je n’écrive pas, elle croit que les mots la volent et je ne viens vous voir qu’en contrebande. Surtout, ne le répétez pas. D’ailleurs, je ne bande pas. Mais ce que je voudrais ce n’est pas ça, ce serait de réaliser un film où on verrait des orgasmes de femmes, des vrais, pas feints, pas simulés. En gros plans, des visages de femmes en orgasme. Tout le temps ! Tout un film où l’on voit des femmes jouissant. Leurs visages tout pleins de cette jouissance. On y verrait aussi parfois leur partenaire, occupé à scruter ce jouir différent sur ces visages femmes. Mais le film, ce serait ces visages de femmes en gros plan, rien d’autre, on y verrait comment s’épanouit leur spasme. Ce serait pour y approfondir la Sainteté, car ce n’est rien la Sainteté sinon de contempler la jouissance extasiée des femmes… » Sa voix devient plus sourde et basse, il faut tendre l’oreille. « Troublantes femmes d’être enfants, si frêles et tremblantes. Enceintes d’un souhait bouleversant : n’être que celle qui fait naître… Ah ! Je les aime tant ! » Il semble s’éveiller « Pourquoi je vous dis ça ? Ah oui ! Je me souviens ! Je n’ai d’abord été que soif de ce visage féminin: ma mère m’allaitait. Son visage aussi blanc que du lait, divin, paisible et souriant, encore aujourd’hui désiré, je sais bien comme il me regardait. Quand j’ai sucé son lait, son sein, j’ai vu j’ai bu aussi ses yeux. Je m’en suis abreuvé de ses yeux, mais sans savoir comment ni si c’étaient mes yeux qui les buvaient. L’amour que j’ai pour les visages femmes il est sûrement venu de là, de ces yeux miens buvant un regard sien sans bien savoir ce qu’ils faisaient. Ni s’ils étaient des yeux. C’est le lait amoureux de ce désir sans fin et sans satiété, où je ne savais pas qui ni quoi désirait… Ca s’est gravé en moi si loin ! » Il soupire. « Ecoutez, ce matin par hasard, je suivais une fille au cou de cygne, des cheveux courts, droits, blond paille. Etudiante. Et puis je suis entré dans une librairie. La fille était devant ! Elle est allée chercher, parmi tous ces bouquins, la Théodicée. Elle tenait le livre entre ses seins et dans ses bras, devant la caisse en attendant. Elle était belle comme ça. D’un coup j’ai eu aussi envie de lire ça, je suis allé chercher dans les rayons le même livre. Mais la place était vide, évidemment ! Elle venait de prendre le seul exemplaire. Elle attendait encore à la caisse, ça allait être à son tour. Je lui ai demandé : « Vous vous intéressez aussi à la Théodicée ? » avec une intention qu’elle a comprise. Elle m’a répondu : « Bien sûr, mais je n’en ai pas besoin tout de suite vraiment. Si vous voulez je vous la laisse ! » en me tendant le livre. J’aurais dû le prendre et dire « Volontiers, mais écrivez dessus en souvenir de moi un nom, n’importe quoi, que je puisse me rappeler à qui je le dois. » Au lieu de ça, j’ai bégayé : « Ca ne fait rien, gardez-le puisque vous l’avez… » Elle a payé et ça s’est fini comme ça. Voyez Monsieur, de réfléchir ça m’a toujours fait débander. Comment penser bandé Monsieur Mauron, comment penser ? Et non seulement ça, comment vivre bandé ? Evidemment, le sexe est dans la tête et ça fait “textes” vous savez, quand on les additionne ces deux mots, qu’on les assemble. Le seul déchet, c’est le “chapeau”, l’accent circonflexe de “tête” comme un prépuce sectionné. »

                Le client continue mais Georgia n’est plus là pour l’écouter ; tout ça, c’est du Mauron qui se parle à lui-même comme un vieux chewing-gum ressassé.

     

    (Un soupir de plus, ici)

     

     

     

     

     

     


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  • IV

                                                              

     

     

                Elle est quand même revenue dans sa véranda. Même si elle aime l’Organiste et son bourdon, elle a aussi besoin de cet espace vert et de ces fleurs, de son clavier d’ordinateur ! Elle a compris ce qu’il lui faut, accoupler la musique et les mots, cette fable en la voix et ce chant fabuleux, chanter comment ça se raconte en elle, en eux. L’Organiste, même si elle souffle à ses tuyaux ce qu’il leur faut de mots pour qu’ils chuchotent, parlent, ce n’est pas de cela qu’elle a besoin Georgia. Elle a beau faire elle ne peut pas toujours s’entendre seulement chanter, soupirer ou crier. L’Organiste, c’est vrai, elle lui a donné voix, l’envie de s’écouter, elle chante volontiers sous ses doigts mais c’est sa gorge et juste avant les mots, quand l’autre la conduit, et de toute sa peau, à l’orgasme ! La résonance avant la langue, d’inouïes inflexions. Georgia avec son Organiste il ne lui manque que les mots, et ça l’Organiste ne sait, ne veut, ne peut le lui donner ! Georgia, elle aime caresser aussi un chant sculpté, articulé.

                Mais les mots de Mauron ne lui suffisent pas, même plus ceux des anciens écrivains poussiéreux qu’elle a eus sous les doigts, elle ne peut plus jouir des mots avec n’importe quoi, elle a besoin de faire vivre en elle des sens inachevés, elle a besoin de caresses subtiles dont elle ne sait jamais très bien jusqu’où elles pourraient la mener. C’est l’Odyssée ou la Genèse qu’elle commence à recycler.

     

    (Une respiration ou un silence ici…)

     

                Alors, puisqu’elle est revenue, Mauron lui propose un contrat. Il ne sait pas pourquoi elle est partie et revenue mais il voit bien, elle est ailleurs - elle a toujours été ailleurs mais elle faisait semblant de s’être enracinée (peut-être avait-elle besoin de se sentir tout près pour pouvoir mieux partir très loin mais maintenant elle n’en a plus du tout besoin, l’Organiste la faisant exister ici et ailleurs à la fois). Il lui explique donc qu’il voudrait faire d’elle sa secrétaire, mais secrète. Les travaux, dans l’un des murs du cabinet où il reçoit, sont déjà terminés. Il a suffi de casser la cloison d’un ancien placard à balais indépendant, ouvrant directement sur le palier, et poser à la place une glace sans tain. Georgia pourrait s’y installer. Elle verrait tout sans que personne ne la voie. On peut entrer en cet endroit directement sans passer par le cabinet, et même recycler secrètement. Si elle venait, elle entendrait des voix à leur naissance. N’est-ce pas ce qu’elle souhaitait ?

                Pourquoi Mauron a-t-il changé d’idée se demande Georgia. Elle ne sait d’ailleurs pas si le projet pourrait l’intéresser. Elle a parlé de la proposition à l’Organiste, qui s’imagine écouter les clients de Mauron dans le placard : deux sorcières voyeuses en leur réduit aménagé. Ce serait amusant, et risqué. Et tellement piquant ! Georgia a dit « oui » à Mauron. Le lendemain, c’est un peu comme une vengeance, elle vient derrière le miroir, dans ce réduit aveugle et sourd où elle entend et voit sans être vue ni entendue. Elle entre dans ce lieu, entièrement tapissé de velours pourpre, il y a un divan donnant sur le miroir et c’est comme si on était dehors dedans, la cloison de verre permettant d’être de plain-pied. L’Organiste la rejoindra le premier jour, elle l’a promis, il suffit de ne pas fermer à clé la porte ouvrant sur le palier...

                C’est le matin. Georgia se tient derrière sa vitre sans tain. Elle a ses instruments. Elle voit Mauron qui attend son premier client de la journée. Qui c’est ce client-là déjà ? Un certain Samuel Adame, un vieil aveugle. Elle a sous les yeux son dossier. Elle entend sonner, voit entrer un vieillard, la main droite posée sur l’épaule d’un très jeune garçon. Le vieillard se retourne, elle voit ses yeux blancs qui regardent devant, vers le miroir exactement. Il sursaute le vieil Adame, sa main serre l’épaule du jeune homme qui se tourne à son tour et répond, Georgia l’entend comme à côté, Mauron a bien sonorisé : « Mais non, il n’y a personne, à part Monsieur Mauron et nous ».

                Ils se sont installés, Samuel et son guide, dans un grand canapé face au miroir. C’est Samuel qui va parler. Georgia les voit tous deux, le vieux et le jeune homme, elle ne voit plus Mauron, il s’est assis dans l’angle mort. « Qui voit qui » se demande Georgia en regardant ces deux hommes devant, l’aveugle vieux et le jeune voyant. « Celui qui voit a le pouvoir se dit-elle, je ne vois pas Mauron. S’il me voit, c’est un Dieu. » Elle imagine vaguement qu’il aurait pu dissimuler des caméras dans cette pièce noire. « Mais bah, c’est du roman ! » Et Samuel Adame parle. Elle entend sa voix blanche. Il pose son absence de regard et sa voix devant soi, et c’est juste au milieu du regard de Georgia. Elle n’avait pas prévu cela, ce regard blanc qui ne voit pas, mais tellement au centre de son voir à elle. Et puis, sa voix ! Elle a l’impression qu’il la voit du dedans. Mais qui la voit comme cela ? Est-ce bien lui, est-ce bien moi ? Mais comme il parle, écoute ça ! Il a la voix qui vacille et qui tremble.

     

                « Sortir de soi, hors du soi-même mère, hors du soi-mère… Séparation entre elle et soi. La primitive scène est là. C’est la mienne. C’est de ça que je vais vous parler, de la première fois que je suis mort. Quelque chose de moi depuis toujours veut revenir à ce moment où tout allait finir quand tout ça commençait… Il t’a semblé que quelque chose ne veut plus, quelque chose qui se défend. Le firmament parfait qui t’entourait infiniment pivote et cède et se contracte et te renverse. Une mer soudain retirée, un tremblement. Tout de ton univers t’écrase, tu ne sais plus vers où ça va, où ça te mène, où ça t’entraîne ces convulsions autour de toi. C’est peut-être un baiser. Tu sens que ça t’étreint comme ça ne t’a jamais étreint, ça se tend, se détend, va et vient, te pousse et se dérobe. Ca pousse et te retient tout à la fois, tout bouge autour, tout glisse, et ça t’engage dans des gorges que tu ne soupçonnais pas, ça s’ouvre au plus obscur plus bas et tout en grand, pour la première fois. Ce toit autour que tu croyais pour toujours être toi s’esquive et te trahit, t’engouffre là-dedans, t’expulse, et tu entends déjà que c’est un monde si bruyant au-delà, un monde tu sens ça si multiple et si grand ! Tu ne sais pas si c’est ce monde qui t’aspire, si ça vient d’ailleurs ou de toi ni de quoi ça te coupe cette déchirure-là. Tu es tout dans l’étroit. Est-ce que tu ne vas pas mourir de ça, cet étroit qui t’étreint où tu viens et tu vas ? Tu ne sais plus ni où tu es ni d’où tu viens ni qui tu es, tu sens autour de toi que ça se tend et se détend, et ça te prend et ça t’entraîne. Tu vas, tu viens et vas dans cette serre et ça s’ouvre un peu plus chaque fois. Au fond, tu vois une clarté comme tu n’as jamais vu. Tu sens le froid. Pourtant, tu sais que ça te tient plus fort que ça ne t’a jamais tenu le monde où tu te tiens, mais déjà ça ne te tient plus, ça ne peut plus tenir, quelque chose va te lâcher tu sens, t’abandonner. Ce firmament parfait il est si loin déjà, tu ne peux plus toucher tu ne vois rien. Il t’a semblé que quelque chose ne veut pas. Quelque chose qui cède et s’ouvre et se détend. C’est de la mort autour, du froid de plus en plus. Et toi non plus tu ne veux plus de ça, pourtant quelque autre chose encore te retient. Ca se débat. Ca pourrait s’appeler ta mère ce dans quoi tu vas et viens encore un peu et d’où tu sors. Jusque là c’était toi, ou plutôt tu ne savais pas bien que c’était autre chose que toi, ce toit autour. Tu sens tout contre tes oreilles, ton crâne, ton nez, tes lèvres, tes contours, cette étreinte-là de ta mère la dernière de tout son être, d’avec l’intérieur de son ventre. Sa caresse t’entoure, te serre à t’étouffer. C’est le dernier baiser du profond d’elle à toi qui soit de cette intimité, le premier, le dernier à être si désespéré, d’un amour animal si étroit, si entier et si franc, si peu raisonné, un adieu qui te donne ton toi. Cela finit et définit... Tu veux boire encore une fois à ses humeurs dont tu es plein. Tu étais plein tu ne sais plus si c’est d’elle ou de toi, ou de rien, quelque chose en allé soudain, et ce chaud, si tu veux t’en nourrir encore un peu c’est du froid qui te vient. Et pourtant tu voulais encore t’en gorger de ça, de ce liquide en elle, en toi. Quelque chose est vidé, tari, une mer retirée, cette mer mère où tu étais. Tu deviens toi, tout érodé comme une épave rejetée, dehors comme un poisson muet, un noyau sans son fruit, un noyé, il te manque sa vie, quelque chose de toi s’est tranché, tu t’es extrait de cet épais qui t’entourait, de cette pulpe et c’est un creux autour de toi, tu ouvres grand la bouche et c’est du froid qui se déplie, qui se déploie, qui t’envahit, c’est de ça que tu cries, de cet arbre de froid qui te pénètre, cette mort et soudain cette vie. Tu respires pour la première fois. Elle vit, vient et va la vie en toi, ce n’est plus toi qui bouges en elle, c’est en toi cet air froid qui circule et qui va, cette lumière froide en toi qui se déplie. Te voilà tout mué, remué, gisant, vivant dans cet inhabitable, tout entouré de ce multiple et ce mouvant, de ce bruyant autour de toi qui gis si impuissant, abandonné comme un crachat. Tu gis en gémissant. Ou plutôt quelque chose de toi gît. Tu te sens là, livré au monde entier autour. Ca tourne autour de toi ce bruyant, ce multiple, il faut fermer les yeux obstinément tu ne peux pas voir ça, il te faut refuser cette vie, ces couleurs, ces odeurs, ces voix, ces bruits si près, si crus, et cet écrasement, l’humiliation de se sentir pesant, d’un coup si lourd, inadapté, handicapé, livré à la violence autour. Ecrasé sous ton poids. Ne plus savoir, ne plus pouvoir bouger. Tout cet autour il faudrait le combler d’un cri pour qu’il y ait encore un peu de soi qui vive autour de soi… Tout ce froid l’écarter, crier, créer un chaud avec sa voix. Et s’écrier si fort que ça évacuerait tout ce qui n’est pas soi. Emplir l’espace autour de ce cri-là. Pour la première fois tu entends cette voix qui sort, tu cries de n’être plus que toi, tu te tues à le leur crier que tu es là, tout seul, au froid. Ce qui est mort c’est de vivre muet en un tissu vivant. Tu es. Tout autrement. Tu nais. C’est ta première mort à vivre là ! Ta mère n’est plus rien, c’est l’air, l’eau la terre et tout ce froid convexe désormais. Pourtant quelque chose de chaud te prend, t’a repris, te parle et te console, mais de loin, de si loin, incomplet, c’est un peu de ce chaud d’où tu viens, ça ressemble tu sais mais c’est l’autre côté, cette surface tiède, à peine assez pour désoler. Ce n’est jamais si plein cette façon dont ça te tient, ce n’est plus ça, cette façon de t’englober. Tu n’es plus au centre d’une voix, en elle, en soi, dans cette bouche qui bougeait, t’entourait organiquement, dans cette vie qui te parlait, à la source d’un chant. Tu n’es plus Dieu au centre de ce lieu, l’Unique en la concavité d’un Dieu. Ce firmament où tu vivais s’est fait maman. Elle te tient entre ses bras. Et tu la bois convexe. Avidement. Tu bois avidement et tu te combles d’elle. Tu te consoles de ton vide en la buvant. Désespérément tu la tètes. Tu voudrais qu’elle passe en toi comme tu as été en elle, en ça, mais tu n’es plus rien d’elle, tu n’es plus qu’à côté cet être-là, vidé, blotti fripé ! Sa peau n’est plus en rien la tienne. Ta mue sa peau, mais une mue vivante et pour d’autres que toi. Désormais elle est là mais pour te consoler de n’être rien de toi ! Tu vis seul désormais, seul. Tu bois en vain son lait tu ne l’auras jamais entière en toi. Voilà ta scène primitive, non ce n’est pas un meurtre c’est la façon dont tu es né, il y a tant de façons de naître il ne te vient que celle-là… Désormais tu es né, il te faut accepter de n’être plus que toi. »

     

                Georgia sent une main sur elle, une main ou une eau sur sa peau se poser, c’est l’Organiste qui est là, qui est entrée dans le placard sans qu’on la voie, et qui voit Samuel parler. Elle a gardé la fraîcheur et l’odeur du dehors sur sa peau, et Georgia veut bien y goûter. Elle se blottit contre son eau qui désaltère. Samuel, lui, s’est interrompu, comme s’il avait vu. Ses yeux blancs sont toujours fixés sur Georgia ou bien sur son reflet. Mais il reprend haleine. Sa voix est devenue plus sourde. Et Georgia la sent si bien vivre et sonner en soi, cette voix-là qu’elle ne sait plus si elle l’entend ou elle la voit. En même temps, elle se laisse aller aux caresses de l’Organiste.

     

                « …Mais il te vient une autre scène » dit Samuel. « C’était encore au temps où tu voyais. Ta deuxième naissance. Tu marches à tâtons dans des couloirs obscurs rappelle-toi. Depuis, tu as tellement tâtonné ! Ces couloirs, ce sont ceux du pensionnat religieux où tu étudiais. Tu dois avoir quatorze ans, tu crois en Dieu comme un fœtus croît en sa mère. Quelque chose t’a réveillé, un creux, un manque en toi que tu ne sais comment combler et qui, depuis quelques temps, t’appelle. Ca t’irrite et t’agace et te bande ce creux, tu ne sais pas qu’en faire. C’est la nuit au milieu de la nuit. C’est lui ce creux qui t’a sorti de ton sommeil, de ton dortoir, tu marches sans savoir où t’attire la voix : « Samuel, Samuel ! » te dit-elle. Quelque chose ou quelqu’un t’appelle tu ne sais pas pourquoi, tu quittes le dortoir sans que grince la porte palière. Tu marches dans ces couloirs que tu connais, tu sais où ne pas faire craquer les carreaux mal scellés. Tu es en érection. Qui donc a bien pu t’appeler ? Devant toi, le plein cintre de la chapelle. Tu te revois la voir dans cette nuit la voûte, alors que tu as oublié ce que veut dire voir, son dessin t’est resté ! Ou plutôt non, avant la voûte il y eut cette porte à ouvrir sous l’arcade. Tu soulèves la clenche, une odeur t’environne, celle de vieil encens. Tu refermes derrière toi. Tu es dans la chapelle. Tu sais qu’on a caché la clé du reposoir sous la nappe brodée de l’autel. Tes mains tremblent un peu, soulèvent la dentelle; le marbre est lisse, froid comme une peau glacée, si glabre sous ta main que ton sexe se tend. Tu n’as jamais encore caressé d’autres cuisses que tiennes, ce que tu cherches et qui pourrait combler ce creux c’est peut-être la clé sur cette peau de pierre. Sous la nappe brodée. Tu la sens sous tes doigts, tu la serres en tremblant et tu ouvres le tabernacle. Le ciboire du Saint Sacrement ! Tu le prends à deux mains comme le font les prêtres, tu t’agenouilles et le poses par terre, devant toi. Tu ouvres son couvercle. « Samuel, Samuel » entends-tu. Qui peut bien t’appeler ? Agenouillé, tu te dévêts devant les hosties consacrées. C’est ça qu’il te faut faire tu le sais. Depuis des mois tu as envie de caresser ces hosties blanches (et tu sais aujourd’hui à quel point elles sont blanches, aussi blanches que ta cécité). Tu voudrais t’y consacrer tout, t’en baptiser en te plongeant en elles. Tu es nu comme un baptisé. Tu puises à pleines mains dans le cratère, tes mains deviennent en tremblant ce calice où repose le Dieu vivant, tu te baptises en te faisant couler le pain azyme sur ton front, tes cheveux, sur tes épaules et tes paupières. Tu t’en baignes, tu t’en caresses. Tu trembles tout comme tu n’as jamais tremblé, tu gémis de sentir ce contact désiré du Dieu vivant avec ta peau, tu t’es touché avec la pâle peau du pain des anges, celui que tu aimes chanter le matin à la messe. Et tu te branles de ce blanc, tu serres ta queue dressée. Voici la vocation dont te parlent les prêtres : tu le sais, la pâle peau de Dieu t’appelle. Tu ne sais pas jusqu’où va te mener cette émotion, cette tension, tu t’abandonnes à ta caresse avec ce doux pain consacré, tu te sens tendre et te bander encore mieux, quelque chose s’érige en toi qui ne veut plus rester en toi, quelque chose de vieux qui veut sortir tu ne sais quoi, peut-être Dieu, qui est si doux et si violent et te violente du dedans. Tout toi tendu, agenouillé vers la Sainte Réserve, tu ne comprends pas bien comment il fait pour se mûrir en toi ce Dieu, te métamorphoser. C’est la première fois et c’est trop de délices à la fois son calice. Tu vois sortir de ton sexe érigé quelques gouttes de lait tombant au creux de ce vase doré, se mêlant à sa présence réelle. Tu comprends tout enfin, tu sais comment et pourquoi Dieu t’appelle. Ce creux en toi qui te faisait souffrir s’est consolé.

                Quelqu’un t’appelle encore par ton nom : « Samuel, Samuel » mais ce n’est plus la même voix. Tu sursautes. Ce n’est plus cette voix du dedans qui guidait - plus rien ne te guide plus depuis un instant. Tu ne sens rien que ce désir comblé, tout s’est soudain brouillé avec ce rassasiement. Mais tu vois devant toi s’ouvrir un confessionnal. Tu es encore agenouillé. C’est le Père Bourrel. Il a le visage tout congestionné, tout rouge, peut-être est-il en colère tu le vois arriver vers toi : « Petit chien » te dit-il avec une drôle de voix mal posée, une voix que tu ne connais pas, une voix trop sucrée, écœurante, « Je t’ai vu te masturber dans les hosties ! Mais je ne dirai rien si tu fais ce que je dis. »

                Il a le souffle court il est trop près, tu sens que ses mains te tiennent. Il a une odeur de sueur mal lavée et d’haleine, il est beaucoup trop près, tu te débats, tu sens ses lèvres sur les tiennes, tu ne comprends plus rien, tu l’entends qui te dit : « Tais-toi et je ne dirai rien. » Il te lèche l’oreille. Quelque chose de lui te pénètre plus bas, te pousse et se débat comme s’il te pelait. Tu veux expulser ça. Tu veux crier tu ne sais pas, tu ne sais plus crier, tu ne peux pas. »

     

                Samuel Adame s’arrête. Il tremble. L’Organiste est tout contre Georgia. Devant elles, elles voient Samuel qui raconte et son guide. Elles les voient mais le miroir qui les sépare renvoie aussi de leurs reflets: l’Organiste est penchée sur Georgia, elle la caresse et lui chuchote : « Joue avec moi dans le miroir, regarde-toi et laisse-toi toucher sur eux. C’est toi que tu devines en le miroir juste à côté, juste au milieu de ces deux hommes-là, regarde-toi jouer, jouir, pendant qu’ils parlent de toi-même. Laisse-moi donc te caresser sur eux, sur leurs poèmes! » Sa voix se contrepointe à Samuel Adame qui recommence à raconter. Ces deux femmes qui se regardent caresser, elles ne savent plus si c’est elles qu’elles caressent, leurs ombres, ou ces hommes qui s’y confondent. Samuel continue mais sa voix est brisée. Sur lui, sur ce qu’il dit dansent les deux reflets de ces femmes qui s’aiment.

     

                «…Depuis ce jour je ne sais plus quel âge j’ai. Tout s’est brouillé. On m’a dit que j’avais fait la guerre des tranchées, j’étais très jeune, j’avais dû m’engager, c’était la fin de cette guerre-là. J’étais si jeune, je devais ressembler à ce jeune homme qui est là. Je m’y suis senti mort tant de fois, si souvent que j’ai dû y crever là-bas. Ce que je me rappelle encore maintenant c’est les douleurs des agonies, les cris vivants, non pas ceux que j’entends autour mais ceux que je poussais chaque fois que j’agonisais, chaque fois le dernier. Ces cris c’étaient les miens, cette mort qui poussait, me poussait et m’arrachait à moi, entrait, sortait, me pénétrait et me pelait, me déchirait comme un métal avec son froid, cette douleur de me savoir violé déjà et profané. Déchiré mort. Fané. Et je ne savais plus si moi c’était la boue déjà que je mordais, avec autant de bouches que de corps, avec autant de moi dissous, éparpillés autour dans cette boue. Je me sens m’enfoncer de tous mes corps épars dans cette boue, je ne suis plus que la douleur de me sentir déjà dessous ! Je le sais, je le sens, je le vois que je me suis perdu là-bas. Enterré dans cette boue qui me pénètre. Eclaté. Cet effroi, cette mort qui poussait, qui voulait vivre en moi sa vie de mort, l’haleine de la mort, c’est ça que je criais sans avoir pu le voir, mais je l’ai tant vécu cet enfer-là, vécu et revécu ce mourir tant de fois ! Avec en moi la mort de tant de soi dissous, déchirés, démembrés, dépecés, rendus à ce silence qui me noue. Tous ces autres cadavres c’était moi, explosé, je ne peux pas avoir vu ça ! Là-bas non ce n’est pas la vie que j’ai perdu, mais la vue de ces doubles-là, ma vue. Je n’ai perdu que ça. C’est tout. »

     

                Samuel s’est levé, les deux femmes se sont figées. Il titube mais le jeune homme le soutient.

     

                « Je ne sais pas, M. Mauron, combien je vous dois, ni comment vous allez travailler », dit Samuel, « ou s’il me faut venir vous raconter encore autre chose de moi, mais je m’en vais. Cela fait trop longtemps que tout cela dormait, de l’avoir réveillé cela déchire quelque chose, là. » Samuel a montré ses yeux. « C’est comme si j’y voyais encore, alors que je ne vois pas. »

                Mauron tousse et se lève. Georgia se dit que l’Organiste doit partir, elle ne veut pas mais elle doit partir, elle doit sortir de là, il ne faut pas que Mauron ni Adame, ou plutôt, le jeune homme qui est avec Adame ne la voient. On ne sait jamais, si Mauron voulait venir entre deux clients voir comment était Georgia dans son placard, et qu’il découvre l’Organiste. C’est trop risqué. L’Organiste elle reste figée, son regard est fixé sur l’aveugle. Ou plutôt à côté, sur ce qu’il dit peut-être ou sur son guide. Elle ne veut plus bouger. Quant à Georgia, elle finit par l’expulser juste avant que les clients de Mauron ne sortent aussi sur le palier.

     

     

     

     

     

     


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