•  

     

     

     

    III

     

     

     

                Iront-elles là-haut, dans le clocher ? Sur un sommier poussiéreux d’orgue, - celui, qui a porté la voix humaine justement, et qui est nu de ses tuyaux ? Si elles étaient deux anges l’Organiste et Georgia, deux personnages d’un roman, elles se contenteraient de ce sommier de bois, - le mot « sommier » à coup sûr s’y prêtant. Elles préféreraient aller là, près de ces autres anges, les tuyaux aux ailes repliées, muets depuis longtemps mais prêts à déployer l’hermaphrodisme de leurs chants. Georgia en cueillerait un dans sa main et soufflerait dedans, un tuyau d’anche, elle rirait de l’entendre le son de ce tuyau, si nu, si cru, aigu, aigre, fragile, un cri de bête mal domptée, un cri d’orgasme. L’organiste dirait qu’il faut les entendre habillés d’espace et de bois ces tuyaux-là, de loin ! Sinon, trop près, ils deviennent sauvages, une voix mal posée, des ailes de vampire au lieu d’ange. Elle avoue à Georgia qu’elle aime ces voix-là, imprévisibles, rauques, ces voix d’adolescents, ni féminins ni masculins mais tous les deux en même temps.

                Georgia en l’embrassant, elle aurait répondu qu’elles allaient s’aimer en plein milieu de ces tuyaux, parmi ces membres creux, érigés, sonores et silencieux. Et le rire de l’organiste aurait fait frissonner ces tuyaux… Elles auraient pu faire cela…

                Mais l’organiste habite au sommet d’un immeuble vieux, non loin de là, c’est l’escalier de cet immeuble que je les vois grimper toutes les deux. Elles ont décidé d’aller là. C’est, je crois, sur la place de Lenche. Moi, j’aurais écrit l’Anche ou même l’Ange. Mais ce nom-là, ce n’est pas moi qui l’ai trouvé (décidément, on n’écrit pas ce que l’on veut). On y est près du ciel, du vent du nord et de la mer. L’Organiste a ouvert la porte. La chambre est tiède. La clarté vient d’une fenêtre sur le toit. Tous les objets sont entourés de sa lumière. L’Organiste tire les deux battants d’un buffet et découvre des tuyaux qui scintillent.

                « Encore un orgue ? »

                « Laisse-moi te présenter mon matou, dit l’Organiste, il fait moins de bruit qu’un piano, il n’a qu’un jeu, ça s’appelle un bourdon, écoute comme il est rond ! »

                Elle appuie sur un interrupteur, s’assied, pose ses doigts sur le clavier. Chaque tuyau, avant de bourdonner chuinte un peu. C’est un murmure à peine audible ce chant-là, ça coule dans l’oreille et Georgia se demande où elle a entendu parler si près de soi. Mais qu’est-ce que cette voix ? Et ça lui donne encore plus envie de la toucher, celle qui, comme ça, lui parle. Elle dénoue le lacet qui rassemble et retient les cheveux d’or de l’Organiste, elle les caresse, elle s’y plonge. Elle lui chuchote aussi des choses rauques, et qui la fassent fondre comme elle fond en écoutant souffler le son. Georgia se sent au centre du jouir, elle glisse la main dans la tiédeur des seins de l’Organiste ; elle sent son sexe couler, s’ouvrir, d’entendre l’Organiste respirer. Est-ce le souffle de l’instrument ou de la femme qu’elle entend ? Elle lui lèche le lobe de l’oreille, dans le miroir elle se regarde l’embrasser, elle voit sa langue entourée de ses lèvres pourpres tout près du visage si blanc, si blond, de la robe si bleue de celle qui se laisse faire, qui continue d’improviser, l’oreille dans les lèvres goulues de Georgia, laissant encore aller ses doigts sur le clavier de bois -quel bois est-ce ? Du buis, du cerisier, du merisier, de l’ébène, ce bois si sombre où ses doigts errent ? La voilà presque nue entre les mains si brunes de Georgia. Elle préfère encore - jusqu’à quand ?- différer le moment où ses doigts vont passer du clavier à la peau de Georgia, et l’orgue fait toujours sous sa main ce son chaud qu’elle sent caresser, lécher l’oreille de Georgia, ce doux ronronnement de chat…

     

                « Je ne voudrais que toi. Comment rester en toi, tout près, plus près encore, et ne pas, ne jamais te quitter, comment se tisser l’une à l’autre et te tisser à moi ? D’abord, t’emprisonner comme un habit la peau, être sur toi comme un manteau que tu ne pourrais plus enlever, te couvrir de la tête aux pieds. Que ce soit toujours moi ce manteau qui t’habille. Que tu remplisses tout l’espace : tu m’ouvres une bonne fois, tu te glisses en ma peau, tu me caresses à l’intérieur. Tes seins à l’intérieur des miens, qu’ils bourgeonnent de moi et moi des tiens. Ma peau sur la tienne tantôt, tantôt la tienne sur la mienne. Et puis après, ce serait à mon tour de disparaître et me glisser en toi. J’aimerais être, en toi. Être toi qui me sentes être. Je m’abandonnerais. Tes cheveux dans les miens pousseraient et tu émergerais. Je me fondrais à toi et je m’effondrerais. Tu pousserais, tu fleurirais depuis mon intérieur de toute la surface de ta peau, à ton tour tu m’habillerais, et je me glisserais sous ta surface à peine, je vivrais là dessous, juste dessous. J’habiterais dessous ta peau, j’adhérerais d’abord à elle et puis je céderais, m’aventurant profond, me repliant dans tes canaux vivants, tes bruits. Ta vie intime aller dedans, et me troubler des insinuations charnues de tes organes, cette harmonie en continu. Être en voyage en toi, toujours tourner mes yeux vers ce dedans de toi. Te visiter jusqu’à ton centre. Voir la lumière tamisée venue de l’extérieur s’iriser de tes chairs, au cœur de tes couleurs intimes me baigner, te baiser l’être de tout l’être, te mesurer en profondeur. Être englobée d’un monde bienveillant. Je saurais l’odeur de ton sang, la rumeur de ton cœur qui bat. Je connaîtrais ta vie paisible, à laquelle tu ne penses pas, celle tous les jours de ton ventre. Je vivrais de ta vie, j’irais dedans, tu sentirais ce parfum étranger toujours en toi présent. Je me ferais légère et me concentrerais. Plus qu’une graine au cœur de toi je deviendrais. Infime. Et je m’endormirais. Longtemps, longtemps… Et puis après, bien après ça, je pousserais, me déploierais, de retour sous ta peau comme dessous un gant, tout ajustée, juste dessous, ma peau contre la tienne de nouveau, et tu ne pourrais plus parler, penser, danser, vivre sans moi, sans que quelque chose de moi te chatouille dedans. Tu rirais. Quelquefois un geste t’échappant, ce serait moi qui te dirais que je suis là, ça te caresserait de l’intérieur ce geste-là, et puis je reviendrais à la surface, j’éclorais à nouveau de toi, tes lèvres, tes cheveux se glissant dans les miens, tu plongerais à ton tour dans ma vie, je suivrais ton voyage, ton repliement en me disant : « c’est elle, je la vis, je la sens qui se coule à nouveau en moi, la voilà qui me voit du dedans, ou plutôt je la bois. » Tu descendrais jusqu’à mon plus intime toi aussi, tu boirais de mon sang et me visiterais, je serais enceinte de toi comme on ne l’a jamais été et tu te nourrirais de moi comme tu m’aurais nourrie. J’habillerais ta nudité. Tu me ferais jouir depuis dedans. C’est ça que je voudrais, prendre ta place et toi la mienne, te fondre à moi, qu’on ne soit qu’une femme en deux, entrées l’une des deux en l’autre, et parfois toi, et parfois moi à l’intérieur, à l’extérieur. Te rentrer dedans tout entière, toute dedans, comme jamais un homme ne pénètre. Et me désaltérer de ton altérité. »

     

                L’Organiste et Georgia se parlent dans la bouche, deux langues qui s’enroulent, s’embrassent, ne savent plus où se poser. C’est sur le lit qu’elles s’enlacent, qu’elles se vrillent l’une à l’autre et s’entendent chanter. Elles ont l’une de l’autre soif, c’est terrible comme elles ont soif, c’est une soif insatiable, elles se boivent à se tarir. Qui parle à qui je ne sais pas, sait-on jamais à qui on parle ni de quoi ? Ce qu’elles disent elles le vivent. Elles en sont à leur désir, c’est un moyen de vivre à ce désir leurs voix, elles se disent là ce qu’elles ne peuvent vivre, et toi qui lis cela, tu vis avec ces mots ce qui, sans eux, ne serait pas, tu te sers d’eux pour être là, tout au milieu mais au-delà, au tout dedans de toi, de ça…

                Quand elles se sont bien épuisées, bien endormies l’une de l’autre, et puis qu’elles se sont de nouveau éveillées l’une à l’autre, combien de temps après, combien de fois, je ne sais pas, Georgia a dit à l’Organiste : « Mais qui es-tu finalement ? »

                « Rien n’existe que maintenant » répond l’Organiste à Georgia. « Je n’ai pas envie de te parler de qui je fus parce que je suis tout cet instant. Tu me vois, c’est moi toute. J’ai oublié ce que j’étais, ce que je venais faire dans l’église, je me demande même comment j’ai fait pour vivre avant. Cela pourrait ne pas durer ! Mais là, parler de moi ce serait te parler d’une autre, ce ne serait pas même te parler. Non, d’être à toi ça me ferait te raconter plutôt une autre histoire inattendue, celle d’une autre, qui est moi-même plus que moi mais qui dormait. Je vais te raconter quelque chose dont je ne sais, même moi, si c’est vrai. Je ne l’ai jamais raconté à personne et c’est moi. Mon moi secret.

                Tu les vois, ces tuyaux qui brillent devant toi, imagine les mêmes loin d’ici, au Sud de la Russie, dans la demeure démesurée d’un propriétaire foncier, à la fin du siècle dernier. C’étaient ces tuyaux-là, les mêmes, j’ai fini par en hériter. Ne me demande pas comment ils sont venus, c’est un « secret » comme tu dis, c’est le secret de ces tuyaux, mais il m’échappe. J’ai beau les écouter depuis toujours, ils le chantent et je ne l’entends pas. Je veux parler de leur secret. Là-bas, ils étaient entourés d’autres tuyaux encore, c’était un jeu d’un orgue de salon que mon arrière grand-père avait fait construire, ce bourdon. Mais il n’a ramené que lui. Pourquoi lui, je ne sais pas. Les tuyaux des autres jeux sont sûrement perdus, détruits, fondus. Ceux que tu vois, ils sont longtemps restés emballés dans un coin de cave, mais ma grand-mère a fait construire un jour pour eux cet instrument et ce buffet de chêne. Trois ans après que je suis née. J’ai appris la musique avec eux. Je les ai toujours eus près de moi. Elle a voulu que ce soit moi qui les fasse chanter. Et c’est eux qui m’ont appris à jouer, ils ont été mon gros nounours, c’est ma « peluche » préférée, ils me consolent. Il suffit de m’asseoir et de poser mes doigts sur le clavier pour qu’ils m’entourent. Leur métal devient souple et se plie à ma volonté. Presque à ma voix. Ils m’obéissent à l’œil, au doigt. Ils chantent sans parler, leur chant me choie comme peluche. Ils ne parlent jamais. Ils m’enchantent. Avec eux je suis invulnérable. »

                « Il n’y a jamais eu d’homme à la maison, mon arrière grand-père était mort depuis longtemps quand je suis née, ma grand-mère et ma mère je ne leur en ai jamais connu, et je n’ai jamais su comment elles m’avaient faite. Mais mon père c’est eux : ces tuyaux-là ! J’ai pour père la voix d’un orgue… Dans la famille on est des «Matrioschka», une femme contient en elle toutes les autres. Mais il y a la voix secrète des tuyaux, ils cèlent une autre voix ces tuyaux-là peut-être, celle de mon arrière grand-père, c’est elle que je vais te raconter.

                Voilà ce qu’ils m’ont dit quand j’étais dans leur main ces tuyaux, que je posais ma main dans cette grande main de leur clavier : imagine-toi au milieu d’une plaine comme personne ici n’en peut imaginer, si plate qu’on s’y égare, avec des terres, tant de terres, et toutes à la famille des Ratzkine. Jusqu’à l’horizon et même après, ils ont des serfs qui les appellent « Maître » et qui vivent dans des isbas de terre. Mais le jeune Maître s’ennuie dans ses domaines depuis qu’il est revenu d’Italie pour succéder à son père. Alors il fait bâtir, non loin de là, un palais comme il en a vu à Florence, haut comme une montagne. Il s’est marié à l’Etrangère. Elle a voulu que l’on dispose un orgue au grand salon. Un facteur italien est venu l’installer. Il est resté là tout l’hiver. Le printemps d’après, de retour de Moscou, la femme du Maître est revenue en compagnie d’une très frêle jeune fille. Toutes les langues tu peux l’imaginer sont allées leur train, mais les caquets ont redoublé lorsqu’on a su qu’elle était organiste, et qu’elle tirait de l’instrument des timbres inouïs qui rendaient tour à tour heureux ou affligés. Elle apparut alors aux yeux de tous comme une fée. Son visage était d’une transparence surnaturelle, paraît-il, on aurait dit un ange, on se signait sur son passage. »

                L’organiste se tait.

                « Eh bien, continue » dit Georgia.

                L’Organiste a les lèvres qui tremblent, les yeux humides. « Attends », dit-elle. « Comment sais-tu cela, qui te l’a raconté ? »

                « Je te l’ai dit, un peu ma mère et ma grand-mère. Et l’orgue aussi, regarde ! »

                Elle a posé son doigt sur le buffet de l’orgue, elle appuie sur un angle. S’ouvre un tiroir secret.

                « C’est ça tu vois le secret de ce bois : ce tiroir que ma grand-mère a fait loger à notre insu, et pour y cacher tu sais quoi ? »

                Elle prend deux photos jaunies qu’elle tend à Georgia. Sur la première, on voit deux jeunes femmes vêtues de robes d’été du début du XXème siècle. Elles sont debout et se tiennent la main. Derrière elles, mais presque effacée dans l’ombre, la silhouette d’un orgue en effet. L’une d’elles, très blonde et frêle dirait-on - elle ressemble à l’Organiste - jette un coup d’œil furtif sur l’appareil photo, on devine son regard - très beau. L’autre, plus grande, brune, a le regard tourné ailleurs. La deuxième photo les montre nues, étroitement enlacées sur un lit. On voit leurs visages paisibles, endormis, les yeux fermés. Elles sont l’une contre l’autre, soudées à ne faire qu’un. Derrière ces clichés, une date : 1916.

                                                      « Décidément, je ne comprends rien à ton histoire » avoue Georgia.

                                           « Ni moi non plus répond l’organiste. Ces deux photos, je les ai découvertes par hasard dans cet orgue, il y a deux ans, un jour que je déménageais. Un coup malencontreux, le tiroir s’est ouvert j’ai vu ça ! D’abord, je n’ai pas su ce que c’était ces photos-là. Ma mère même, qui me racontait l’histoire de ma famille ne m’en avait jamais parlé. Peut-être ne devait-elle même pas les connaître. Ma grand-mère je n’ai rien pu lui demander, elle était déjà morte. Ce doit être elle qui a fait mettre là ces deux photos quand elle a fait assembler ce buffet d’orgue et ces tuyaux ! Elle a laissé le soin au hasard de me le révéler ou non, son secret. Peut-être savait-elle quelque chose de plus. J’ai bien cherché, j’ai tout sondé, pas d’autre cache dans ce bois. Moi, tout ce que ma grand-mère et ma mère me racontaient, c’est que ces deux femmes ont été massacrées au moment de la Révolution d’Octobre. A ce qu’elles disaient, seuls Le Maître et sa fille âgée d’un an, mon arrière grand-père et ma grand-mère, avaient pu échapper à la fureur des paysans. Le palais florentin avait été mis à sac et brûlé.

                « Au fond, de qui ta grand-mère était-elle la fille ? » demande Georgia : « De la femme du Maître, ou bien de l’organiste ? Quant aux photos, qui aurait pu les prendre ? »

                 Elle frémit Georgia, elle pense à d’autres photos, secrètes et si contemporaines. Elle s’attarde encore à regarder ces deux femmes si jeunes et anciennes, quelque chose la fait frissonner, comme si c’était hier qu’on avait pris ces deux photos. Elle va parler à l’Organiste, mais celle-ci reprend :

                « Regarde bien le deuxième cliché. Tu crois vraiment qu’elles auraient accepté de se faire photographier ainsi ? Le photographe ne pouvait pas les surprendre, même dans leur sommeil, avec tout l’attirail qu’il fallait à l’époque. Jamais elles n’auraient voulu n’est-ce pas qu’on les photographie nues, enlacées ? »

                Georgia hausse la tête : « Tu crois qu’elles sont… droguées, peut-être. A moins qu’on ne les aie… tuées ? Et ce serait… le photographe ? Et ce photographe, serait… ton arrière grand-père ?… C’est bien ce que tu penses ? »

                « Je n’en sais rien » répond l’organiste. « Aucune hypothèse à exclure. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi ma grand-mère a voulu les cacher, ces photos-là. Pourquoi ne les a-t-elle pas tout simplement brûlées ?… Elles sont restées si longtemps le secret de ce bois. » L’Organiste soupire, passe ses mains sur son visage, tire en arrière ses cheveux, comme pour chasser de la mémoire prise en eux. « Mais c’est assez de mon histoire, moi aussi je veux aller en toi, raconte-moi ce que tu es ! Fais-moi oublier tout ça. »

     

                « Ce que je suis ? » répond Georgia, « Je suis une île… Toi, tu m’as raconté ta terre. Moi, c’est de la mer que je viens. D’ici tu l’entends la mer, tu vis tout près, imagine-la chaude toujours, tous les matins la même. Ce matin-là dont je te parle, un garçon aussi noir que moi court sur le sable noir entre les cocotiers. Derrière le volcan c’est l’aurore et il fait très calme. C’est sur la côte sous le vent, celle où il n’y a jamais de vagues, vers l’Ouest, et le matin il y fait frais. Ce garçon c’est mon frère, il a l’air impatient mais tu sais pourquoi il l’est tant. Il s’approche des chaloupes échouées sur le sable, il met la sienne à l’eau, celle qui s’appelle : ISLE. Notre père la lui a donnée pour ses quinze ans. Tu sais qu’il ne va pas pêcher. Elle l’attend, cachée derrière un promontoire, à un bout de la baie. Tu aperçois, derrière un rocher, ses cheveux crépus. Il dirige sa barque vers elle, mais elle ne veut pas être vue, elle saute dans la barque et s’allonge au fond. Tu aperçois un instant sa robe rouge. Il reprend les rames, s’éloigne. Tu te doutes où ils vont: sur l’ilet Pigeon, au centre de la baie. Ils y seront au calme. Tu connais les courants… Quelque chose te pousse, un sentiment désagréable et même plus, quelque chose comme une envie de mordre. Tu te mets nue à l’eau, tu nages ! C’était beaucoup plus loin que tu n’avais imaginé l’ilet Pigeon. Quand tu prends pied sur un fond de cailloux, tu es à bout de forces. Sur la grève tu tombes malgré toi, si fort que ta tête se blesse. Lorsque tu te relèves tout est blanc, si lumineux que la barque, échouée près de toi, disparaît presque sous le blanc. Tu entends le clapot du ressac tout autour. Personne près de l’eau. Tu te remets debout, tu marches. Les voici au centre de l’îlet, sous les arbres. Enlacés nus ils ne font qu’un. Ils ont suspendu leurs habits à des branches. Tu vois sa robe rouge violemment. Ils sont assis l’un face à l’autre, jambes ouvertes. Elle fait « Non » mais ses yeux brillent. Il prend dans les mains ses larges seins ronds et les aspire dans sa bouche, l’un après l’autre dans sa bouche. Il s’en amuse lentement. Ils sont attendrissants ses seins, lisses de sa salive à lui, mais tu la hais d’être si belle et désirable, tu voudrais l’avaler aussi. Tu as passé la main sur ta poitrine plate. Elle a glissé sous lui, elle embrasse son ventre et plus bas. Lui pivote sur elle, la baise entre ses cuisses à l’endroit le plus sombre et tu te touches où tu croyais qu’il n’y avait rien jusque là qu’une fente, et tu poses ta main sur ça, cette insignifiante fente. Et tu la touches avec ta main. Sa bouche ouverte en O, elle prend le sommet de son gland érigé. Lui, il se glisse dans sa fente avec sa langue, avec ses doigts, avec son nez. Regarde-le s’enfouir en elle peu à peu, ils sont la roue solaire, tu les vois se tendre et se détendre, bouger comme un animal bizarre qui te ferait presque pitié. Ils nagent. Ils sont des poissons hors de l’eau, ils auraient presque l’air de souffrir, d’étouffer, sauf que tu les entends soupirer. Tu voudrais être leurs deux sexes, au centre d’eux tu te voudrais !

                Tue-les.

                Tu n’es pas avec eux, tu ne pourras jamais plus l’être. Ils sont dans un autre élément. Tu voudrais être au centre de leurs mouvements. Mais tu es seule et tu es nue. Entre eux et toi, il y a ce mur transparent et têtu.

                Te voici revenue sous le soleil brûlant. Tu sais qu’ils sont là-bas, au centre; tu fais le tour de l’île, tu lances des galets pour briser la mer nue. Cette barque échouée reparaît devant toi. Tu voudrais la pousser à la mer, qu’ils soient prisonniers là, mais c’est trop lourd. Son nom en lettres rouges brille sur un fond bleu : ISLE. Avec un caillou tu racles la peinture, tu effaces le E pour la tuer, la supprimer. Mais tu changes d’avis. Tu graves un S maladroit, peu visible, pour inscrire ton chiffre à côté. Un pluriel singulier. La mer respire doucement, tu ne sais pas si ce qu’elle sous-entend te console ou t’accable. Tu grelottes sous le soleil. Tu te glisses sous la chaloupe, dans son ombre, à même les galets, tu te loves en te tournant sur le côté, les jambes et les bras repliés, le pouce dans la bouche et tu t’endors en sanglotant… Ainsi blottie sur fond de sable et de galets, ton corps en S sous la barque. »

     

                Georgia s’arrête de parler. Et c’est presque le soir déjà. La pluie s’est mise à tomber, on l’entend sur le toit, on la voit sur la vitre couler, mais l’Organiste ni Georgia ne se sont encore rassasiées… Georgia va-t-elle retourner chez Mauron? Peut-être pas ce soir, ni demain, mais bientôt, et ce ne sera plus la même. Laissons-lui le temps de savourer le temps avec cette Organiste dont elle n’ose pas demander le prénom. Parce qu’un prénom ça emprisonne. Georgia parfois se fait appeler George, comme si elle était garçon. Même si elle est fille elle a cet homme en elle. Alors elle voudrait ça pour l’Organiste aussi, découvrir chaque fois qu’elle est femme, que ça prend toute la surface et beaucoup de la profondeur, et l’oublier pour mieux le découvrir, et sentir chaque fois qu’il y a quelque part dans sa voix, dans son corps et sa tête aussi, comme un garçon qui vit.



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  • II

     

                                                                                                                                     

     

                Un an ça a duré.

                Georgia aurait vécu dans cette véranda toute une éternité si elle n’avait pas un jour trouvé, derrière des bouquins, que sonnait creux un panneau de bois. Elle n’avait pas tardé à le faire glisser. Un placard était dissimulé là, entièrement tapissé de velours pourpre et contenant trois grands albums reliés. Au fond, comme un missel, un petit livret. Fascinée par la couleur et la matière ainsi que par l’odeur, elle prend le premier album, touche sa couverture : non pas en cuir mais en un daim vivant. Elle hésite à l’ouvrir. Dedans, ce sont des photos découpées, recollées, de corps pris de très près. Comme un puzzle. Georgia voudrait savoir si c’est bien une femme, si c’est la même, si elle était vivante ou morte, elle feuillette ces pages où elle voit ces images de corps, sanguinolentes. Elle ne sait pas bien si les déchirures sont celles des corps ou du papier. Le dernier grand cahier, à peine commencé, collectionne des photos aux couleurs rouge sombre. Sur la page de garde est calligraphiée la formule suivante :

     

    UN

    AMOROMA
    ROMAMOR
    NU

     

                Georgia soudain a l’impression de vivre un conte, peut-être Barbe-Bleue et la lumière matinale, l’absence de Mauron, l’appartement bourgeois aux plafonds à caissons et aux murs lambrissés creuse en elle comme un silence. Toutes les voix tissées, entassées, amassées qui circulaient en elle se sont tues, comme mer soudain retirée. Georgia jette encore un coup d’œil à la formule du cahier. « A Marseille pas de marées » chantonne-t-elle, et elle sort comme pour vérifier.

                C’est la première fois depuis des mois que Georgia sort de chez elle. Est-ce qu’elle sort, est-ce qu’elle fuit ? Si elle voulait aller jusqu’à la mer elle s’est couverte juste assez, il fait très frais, c’est l’automne autour d’elle. Depuis le temps elle avait oublié les saisons. Au dessus d’elle, des gabians. Des feuilles de platane jonchent la chaussée, se soulèvent en tourbillonnant. Elles font un bruit de papier mat. La plante de ses pieds froisse la chair dernière de ces feuilles encore de couleur vivante. Elle la mâche de ses pieds. En marchant elle sent cette dernière vie des feuilles de l’été, elle la goûte, c’est une vraie gaieté de sentir sur un sol vivant ses pas. Elle y prend de la force comme si elle écrivait. Georgia est en retard d’une saison, elle promène encore un peu d’été tout autour d’elle, il lui semble qu’elle ne pèse pas. Comme ces feuilles qu’elle soulève, comme l’air qui soulève ses pas. Dans les vitrines elle se voit marcher avec sa jupe si légère, ses jambes si bien ajustées. Ce qui change c’est la lumière. Elle se regarde ainsi, elle a envie de sa silhouette à peine habillée, elle se laisse pousser par le vent froid qui la réveille ou l’engourdit elle ne sait pas. Elle marche sur des trottoirs sonores, elle a perdu cette habitude de marcher, elle titube un peu entre des façades sculptées qui sont comme des dos de livres, reliés au lieu de peau de pierre. Georgia marche, il lui semble que les voix reviennent mais il fait trop de bruit dehors, elle n’entend pas distinctement. De temps en temps elle dit : « Plus fort ! », et des passants distraits se retournent sur elle. Elle arrive au bas du Boulevard Longchamp et soudain elle a froid. Elle pense qu’à chacun sa véranda, ce tégument, ce microclimat pour rendre la vie supportable. Devant elle se dresse le sexe double de l’église des Réformés, ces clochers blancs comme les Blancs savent en dresser. Elle se rappelle qu’elle est noire ! Elle court, gravit les escaliers gris du parvis, dépasse la statue de Jeanne d’Arc placée en plein milieu, - mais que tient-elle entre ses deux mains jointes, face inclinée, yeux éplorés levés au ciel cette statue de femme laide ? Il fait si froid, le vent si violemment érode, il faut entrer !

                « Elle a déboutonné sa robe blanche et, ployant les épaules en avant, se dégage de l’encolure. Elle apparaît non pas tout à fait nue mais dans un justaucorps qui donne à sa chair des reflets. Elle a levé lascivement les bras, faisant mine d’arranger ses cheveux, on voit le creux à peine ombré de ses aisselles… » Ca y est, les voix lui reviennent. C’est peut-être Léon Daudet, Bourget ou Taine. Ou bien un vieil auteur, encore plus muet. La haute nef gothique semble en être hantée de ces voix-là. C’est du gothique XIXème. Elle les entend s’articuler, tourner et circuler en soi. Le vent imprime un mouvement de va-et-vient à la porte d’entrée. Il menace les cierges dont la flamme vacille à s’éteindre.

                Mais quelques pas résonnent sous les voûtes. C’est une jeune fille blonde, à la peau ou la robe bleue. Elle descend jusqu’au transept la nef, oblique vers le bas-côté, se dirige vers l’orgue de chœur. Elle marche ou peut-être nage, portée par l’ombre et la lumière. Elle est plus légère qu’un Dieu. Elle a posé ses partitions sur le bois noir de la console. Georgia suit son parfum et la regarde mieux. On dirait qu’elle est transparente. Elle se déchausse d’un geste précieux, se glisse sur le banc. Ses bas contre le bois crissent. Elle est assise droite et blanche en plein milieu de l’instrument. Son visage, très régulier, entoure aussi des yeux très clairs, très bleus. Glissant ses mains des deux côtés de son visage, elle attache avec un lacet ses cheveux blonds ébouriffés. L’instrument la serre de près, il l’entoure ou plutôt l’incorpore à son ombre. Quelque chose de lui s’entrouvre exactement. L’organiste se penche et le flatte doucement, comme pour apprivoiser un animal. Elle en joue maintenant avec les mains, avec les pieds, ou plutôt le caresse. Une vague sonore va, vient, se répercute, et cela donne envie à Georgia de danser.

                Georgia écoute jouer cette femme si blanche, si bien éclairée, charriant autour d’elle tant d’ombre pourtant. Dans un grand mouvement d’ellipse dont l’organiste serait l’un des foyers, elle va dans la nef centrale, traverse le transept. Sous les deux rosaces, de l’un et de l’autre côté, elle aperçoit deux autres vieilles orgues silencieuses, élancées, aux buffets poussiéreux et postées face à face. Encore quelques pas, Georgia se trouve exactement en face l’organiste. On ne voit d’elle que son visage absent, tourné vers le dedans, éclairé par dessous, très blanc. Son corps est englouti par le soubassement. C’est un seul corps ce visage et cet orgue. Au dessus du nimbe d’or de ses cheveux, les tuyaux font un halo sonore. Georgia entend chanter en elle d’autres phrases, venues d’eux : « Elle fait corps avec l’orgue il paraît… Ou peut-être avec l’ogre, il la dévorerait et ce serait dommage, j’aurais besoin d’une elle nue… » Mais de qui sont ces phrases ? Sait-on jamais précisément ? Sur la couverture de peau du petit carnet, dans le placard secret de son appartement il y avait un titre écrit, gravé en lettre d’or, elle ne se le rappelle plus... Poursuivant son ellipse dont l’autel serait l’autre foyer, Georgia marche toujours et tourne en longeant les piliers. Elle voit l’autre profil de l’organiste et l’observe en entier. C’est Shiva dans sa danse immobile, sur le point d’accomplir, à chaque instant l’accomplissant, ce tremblement d’où vient le chant de l’instrument. Elle tient le monde et Georgia est dedans. Georgia la voit : elle joue des mains, des pieds, s’entoure de sa danse. Elle entend se tisser la musique autour d’elle, elle se sent prise à cette toile d’araignée qui se file autour d’elle, elle se laisse prendre par les fils de ce chant, elle se laisse aller, s’abandonne à Shiva. « C’est à la fois Jonas, la vague et la baleine », se dit Georgia. En s’avançant vers elle, elle la voit s’arrondir comme une vague sur le point de déferler, justement celle d’où renaît le déferlement, ni celle d’avant, ni celle d’après, toujours la vague qui se gonfle, se ramassant pour avaler l’insaisissable, sécrétant la rumeur de la mer sur le sable. Georgia caresse du regard ces pieds qui bougent, glissent, crissent, trébuchent sur les marches du pédalier, donnant au mouvement son instable durée. Elle approche, elle est de plus en plus près, elle sent que se ferme sur elle ce chant, il lui semble voir l’organiste tourner, trébucher, comme vague sur elle pour mieux l’incorporer. « Me voici dans la gorge de l’orgue » se dit-elle. Sous la peau très blanche du front bombé elle devine une veine. Elle est si proche désormais, à la toucher, elle voit ses poignets si fins et les jointures de ses pieds, ses ongles si près de l’ivoire à monter et descendre sans fin leurs escaliers, elle est dans son parfum d’ambre. Prise comme la proie. Liée.

                L’organiste s’est arrêtée, elle se tourne vers Georgia, elle a les yeux bleu très léger, presque blancs sur sa peau de lait bleu, elle est si blanche, elle a des pointes de rousseur sur son visage, et ses lèvres sont graves.

                « Vous écoutiez ? », demande-t-elle.

                « C’est pour mieux vous entendre tisser », répond Georgia en reculant. Sa parole titube aussi, cela fait si longtemps qu’elle ne se parle plus qu’à elle-même, elle ne sait plus organiser ce qu’elle dit.

                L’organiste a rougi. « Ce n’est pas mon chant, mais le sien », dit-elle en caressant l’instrument de la main.

                Georgia pose son doigt sur une plaque de métal : « Et que veut dire Voix humaine ? » demande-t-elle.

                « Oh, c’est un jeu, mais pas comme les autres, il est tout désaccordé, je ne m’en sers jamais. Et puis, il vient de là-haut », dit l’organiste en se penchant pour indiquer les vieilles orgues, « il a trop de mordant pour se fondre à cet instrument-ci. »

                « Il ne fonctionne plus, ce jeu ? »

                « Si, bien sûr, l’air pénètre dans les tuyaux, mais je n’ai pas envie d’aller dans le buffet pour l’accorder ! C’est tout plein de poussière et de bestioles, là-dedans. C’est qu’il est toujours à bouger, à glisser, jamais le même ! Capricieux, pire qu’un enfant. Il faudrait tout le temps le toucher, lui parler, presque. C'est curieux comme il est, ce jeu ! Pour moi, j’ai renoncé à le faire chanter. C’est trop fatigant. »

                « S’il vous plaît, je voudrais l’entendre. »

                « Comme ça, tout désaccordé ? »

                « Mais bien sûr, comme ça ! Nous sommes seules dans l’église !... »

                Georgia se penche un peu, un gloussement s’échappe de sa gorge.

                L’organiste sourit, tire le registre, appuie sur le plus haut clavier - Georgia regarde avidement ces trois claviers en escalier -, et des gémissements, des cris rauques et faux résonnent dans la nef. Les hauteurs s’enchevêtrent, se mêlent en tremblant. Georgia ferme les yeux, elle imagine l’organiste en train de caresser de ses doigts blancs les touches noires de sa peau, elle s’imagine en train de se glisser entre ces doigts de peau, son corps a soif soudain de la peau de ces doigts, c’est curieux ce que ça lui fait ce chant-là, elle se sent danser tout autour de ces doigts, c’est un parfum ou une main ces orgues, ce matin. Elle s’entend chanter sous leur caresse et elle vibre à leur toucher. Elle est un grand clavier d’ébène d’où naîtraient des sons auxquels elle ne s’attend pas. Ou plutôt, ce n’est pas cet orgue-ci qui fait naître en elle cela mais la voix de ces orgues muettes et accrochées si haut sur les tribunes du passé. « La voix humaine », se dit-elle. L’organiste s’absorbe à nouveau dans son chant, le regard aspiré, en train de faire résonner l’église avec ce chant sauvage sous les doigts. Elle entend l’église entière en train de vibrer faux à cause de cela, une voix humaine désaccordée. Georgia est emportée, elle pense à la Petite Sirène, aux cétacés. Elle se sent naître des contes sous la peau. Cet orgue faux, c’est la chanson grotesque des orques sous les eaux. Mais la musique cesse et un fou-rire suit. Elles se regardent, celle qui joue, celle qui écoutait. Georgia raconte à l’Organiste ce qu’elle entend du conte d’Andersen, elle lui demande si elle aurait une clé des tribunes, elle voudrait bien aller voir de plus près ces orgues-là, les plus hautes, avec les grands fanons de leurs tuyaux, mais elle pense surtout à chanter sous ses doigts. Elle se dit : « Je lui effleure l’aile » et elle soupire une première fois.

                « Les clés ? Oui bien sûr je les ai mais c’est sale là haut, vous voulez vraiment visiter ? Il n’y a que du bois et du métal à voir, et puis de la poussière vous savez ! »

                Pour la première fois l’organiste regarde Georgia, elle voit cette femme si noire, aux yeux profonds et chauds, au visage si rond, un visage d’enfant - fille ou garçon ?- entouré de ses cheveux crépus, denses, touffus, cette femme plante à la voix drue, comme un jeu de régale, encore un autre jeu depuis si longtemps tu, planté dans un sommier des buffets du transept. C’est ce jeu de régale incarné qui est là, devant elle. Elle en a la voix grasse et ornée. L’Organiste apprend à lire à ce visage, c’est une portée neuve à déchiffrer, elle ne sait pas si elle en a la clé. Elle regarde ce regard vivant et bon, naïf et rond, attendrissant de paraître si bon, si peu farouche avec cet iris noir venu d’un chaud lointain, cette pupille en feu semblant puiser profond ce qu’il faut d’ironie pour aller, et cette bouche large aussi, aux lèvres charnues et mouvantes, qui s’avancent ou se reculent depuis l’extrême commissure quand elle parle… Elle a la générosité de la régale, justement. Elle parle avec tout son visage cette femme, elle ouvre et ferme les yeux pour ponctuer.

                L’Organiste soupire aussi. « Venez », elle se glisse sur le banc, ses bas font sur le bois un léger froissement, elle se rechausse et prend deux clés. Ce sont des clés énormes et grises. Elle montre à Georgia ces clés et les deux femmes rient de ce que ces grosses clés leur disent. Elles pensent peut-être encore à Barbe-Bleue toutes les deux, en tout cas tout d’un coup il revient à Georgia ce velours odorant, ces albums derrière la cloison, couverts de peau… C’étaient quels mots déjà ce titre en or ? Elle ressent de nouveau la peur qui la fait fuir de cette serre où elle tournait en rond, elle pense à Mauron qui arrondit les mots. D’un coup, ça lui paraît si évident, Mauron arrondit les mots, et elle veut des mots tranchants, des mots ajustés justement, des mots bien aiguisés, vivants, qui ouvrent, coupent et disent dru… Pourquoi est-ce qu’il les arrondit, Mauron, les mots ? C’est pour pouvoir la caresser ? Il y a de l’eau dans Mauron, de l’eau fade, cette eau qui coule sans nourrir, ce babil. Mauron avec sa langue, il dit et arrondit, il érode en disant… Une eau verbeuse avec sa langue, ou peut-être du sang. A moins que… Non, ce n’est pas les mots qu’il arrondit Mauron, c’est un mensonge avec ses mots. Ce sont des oripeaux ses mots. Avec eux il déguise. Des ronds de mots comme des ronds de jambe ou des ronds de fumée… Et derrière ces ronds, il manie un stylet. Mais un mot un seul mot lui échappe à Mauron, et Georgia voudrait bien le prononcer. C’est ce mot-là qui lui a échappé. Lequel ? Georgia, elle aurait voulu un mot vrai de Mauron, et dur comme un galet, un mot lourd et qui frappe. Mais qui frapper ? Elle dit à l’organiste, et cela lui échappe comme une clé qui glisserait des doigts et tomberait avec grand bruit, mais elle ne tient aucune clé : « Il suffirait d’un mot. »

                « Un mot ? Quel mot ? » dit l’organiste. Georgia la regarde et répond: « Secret, par exemple, le mot secret » C’est bien ce mot qu’elle voulait, qui est venu : Secret. Mais il l’a pris en traître. D’où lui vient-il ce mot ? De quel placard caché ? Et de quel titre en or ? Quelque chose en elle se tremble : « Je vous ai dit « secret », ce mot m’a échappé, je vous avoue ainsi que quelque chose ne doit pas être avoué. Elle grimace un peu : « Le secret, c’est quand un creux se crée. Il ouvre un creux. Comme la clé de Barbe-bleue. » Elle tremble la voix de Georgia, elle dit au-delà de ce qu’elle ose dire, elle ne sait plus ce qu’elle dit. L’organiste le sent qu’elle dit tout à travers ça. Tout de travers. Elle ne comprend pas tout ce qu’elle dit, mais il y a un poids dans ces yeux-là qui la regardent. Il lui vient des accords sous les doigts pour répondre à cette femme noire, l’alléger de son poids, mais il lui manque le clavier. Un son viendrait. Elle se les frotte entre eux ses doigts : « J’ai froid » dit-elle, mais ce n’est pas vraiment cela qu’elle veut dire, elle a la langue au bout des doigts, elle ne sait trop qu’en faire de sa langue pour répondre à Georgia.

     

    (Soupir léger)

     

                « Il a suffi d’un mot » a dit Georgia, de cette vibration d’un mot pour que tout tremble et tout bascule, et l’organiste a regardé ces lèvres si bien dessinées d’où s’étaient échappés ces mots-là, et elle a tant aimé ces lèvres, ou plutôt elle a si bien perçu leur existence dans ses yeux, elle a si bien senti qu’elles étaient là près d’elle, tout près d’elle ces deux lèvres, à vivre, à remuer, à se poser comme deux ailes sur du sens, du sens qui part dans tous les sens, qu’il y a eu sur son visage l’exquise esquisse d’un sourire.

     


     


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