• Roman d'amour seconde partie chapitre 4

     

     

    IV

     

                J’étais rentré dans ma cabine, subjugué par ce chant. On entendait mugir le vent de l’intérieur du bâtiment. Son timbre de cristal couvrait la rumeur grave des moteurs. Je n’avais pas encore osé aller dans la cabine d’Othello, toujours fermée à clef. Cette idée me venait à l’esprit et pas moyen de la chasser. C’était un tentacule insinuant, glissant et froid comme ce chant. Je devais voir dans sa cabine ! Et que je l’ouvre et que je fouille. Ou que je batte à son tam-tam. Pour comprendre ce cri, l’articuler aussi. Moi seul avais la clé. J’ai cédé à la tentation. J’ai ouvert. Il y avait debout, au milieu de la pièce, une femme qui regardait. Hirsute, l’air hagard.

                Elle s’est jetée sur moi, elle a failli me renverser. Elle me frappait. J’ai fini par la maintenir. Je sentais son odeur de femme, ses seins se pressaient à moi. Elle avait dans son corps des sanglots et des spasmes. Elle m’a craché aux yeux, a rué de la tête en moi, m’a mordu le cou jusqu’au sang. Et je l’ai repoussée en gémissant. Elle avait une peau très blanche, les cheveux noirs, le visage très rond, les yeux très noirs aussi. Chinoise. Je n’en revenais pas. Une femme sur l’Ecrier, et je ne m’en étais jamais douté ! Elle a crié :

                « - Où est-il ? Tu l’as tué ! »

                Je pensais aux yeux d’Othello. J’allais répondre ou me jeter sur elle quand un tumulte colossal a succédé à ce gémissement du vent qui n’avait pas cessé. Un tremblement comme venu du fond de l’eau ébranlait l’Ecrier, envahissant espace et temps. Tout vacillait. Je suis sorti sur le tillac. L’iceberg s’effondrait sur lui-même. Le grand pic, s’inclinant lentement, s’écroulait soudain dans l’océan. Un nuage de givre et de neige gelée explosait et montait, une gifle de froid coupait le souffle. La glace devenait nuage phosphorescent. Il fallait dégager au plus vite. Des blocs tombaient autour de nous, certains énormes et tranchants.

                « - Libérez le câble, nous partons ! Mettez-vous à l’abri ! »

                Le remorqueur a bondi en avant. J’ai senti un choc très violent à la tête, puis plus rien.

     

                « Morgiane, c’est Iseult Marie, la fée Morgane même, celle qui sauve en offrant son fruit, elle a des onguents, des potions, elle sait donner son sein pour nourrir l’appétit. Othello l’avait cachée dans sa cabine. Elle était à lui ! »

     

                Voilà ce que je me disais dans mon délire. C’est elle que j’ai vue d’abord en m’éveillant. Son visage était blanc. Elle me soignait. J’avais dû recevoir un bloc de glace sur la tête. Nous arrivions au port. J’étais trop faible pour comprendre, pour parler. Dès que le remorqueur a accosté on m’a conduit à l’hôpital. Et Morgiane a disparu sans trace...

                Non loin du port, au centre de Terre Neuve, plus tard, comme j’errais à sa recherche, c’est sur Phèdre que je tombais, au hasard des épaves rencontrées. C’était une très belle pute grecque échouée là Dieu sait pourquoi. Je l’avais autrefois fréquentée. Elle était restée belle sous son casque de cheveux roux, la poitrine abondante et un peu fatiguée, la peau toute piquée de taches. « Autant de taches que d’hommes baisés », disait-elle. Elle connaissait déjà cette histoire d’iceberg, elle savait toujours tout. Elle insistait, voulait embarquer avec nous.

                « Je suis longtemps restée au port, trop longtemps avec les pontons, allongée, assoupie comme eux à regarder venir me passer sur le corps des marins aux caresses mortes. Moi aussi je voudrais aller où saler mes cheveux et mes yeux avant de partir pour la mort. Conduis-moi, je suis lasse de rester là ! Ma vie n’a plus de goût. Prends-moi, tu es déjà parti avec tant d’autres. » Je comprenais trop bien pourquoi elle disait ça.

                Depuis longtemps je n’avais plus aimé un corps de femme, j’en goûtais tout, m’imprégnais tout de ses odeurs. Je ne l’aimais peut-être pas, je n’ai jamais rien su aimer, je l’installais dans ma cabine. En secret. Je ne pensais qu’à Othello pourtant. J’avais dû recruter un Second, un autre, un homme grand, très beau, et qui avait des yeux d’un noir de braise sombre à qui on ne pouvait pas dire non. C’était comme Morgiane en homme. Nous avions levé l’ancre, étions partis en chasse. Repartis. L’Ecrier, de nouveau, nous faisait vivre de sa vie. Ce n’étaient plus mes doigts, pourtant, qui me parlaient dans le secret de ma cabine, mais Phèdre. Je me rappelle avoir proféré Phèdre là. Ma langue s’incarnant à son corps, mes mots prenant le grain si laiteux de sa peau. Je l’avais fait venir pour ça. Ce n’étaient plus des sons les mots que je pensais, mais la chair de son corps et ses taches de son. Sur mes lèvres je prononçais la transe de son corps, sa peau était mes mots palpables. Mais plus je lui baisais les lèvres et plus je devenais jaloux de celles qu’Othello m’avait cachées. De Phèdre et de son corps et de sa voix venait une douleur en moi. Et Phèdre avait l’odeur d’une douleur que j’avais tue. Je devenais jaloux comme Othello l’avait peut-être été de moi. Ce n’était pas exactement le corps de Phèdre que ma langue appelait, d’ailleurs je sentais bien qu’elle ne jouirait jamais de rien de moi. Quand on faisait l’amour elle parlait bas, elle me léchait l’oreille et pénétrait ma tête là.

                C’est alors qu’Othello s’érigeait dans mon dos, je le sentais venir comme je la prenais. Son ombre se posait contre moi dans mon dos juste quand elle était à moi, rien qu’à moi. Je le sentais me pénétrer. C’était sa bite à lui, habillée comme un gant de la mienne qui, depuis moi, la pénétrait à travers moi.

               

     

                Je quittais alors ma cabine et reprenais la barre à l’Ecrier. Je relevais mon Second à la barre. Une cloison me séparait alors de mon secret. Car elle était secrète Phèdre sur l’Ecrier. L’océan faisait tant de fureur, de bruits et de gémissements que je croyais l’entendre lui, quand c’étaient les jaillissements et les gémissements de Phèdre aussi, mais sous un autre ! Qui était-il cet Autre ? A quelque signe obscur pourtant, quelque inflexion de vent à moins que ce ne soit le souvenir amer d’un goût de sperme sur ma langue, je me doutais que Phèdre aussi travaillait avec l’Autre sans moi ! Il s’appelait Ye Ma cet autre-là; ça veut dire, je crois, Cheval Sauvage en chinois. Mais je l’appelais Ma. C’était le cuisinier de l’Ecrier c’était lui qui la chevauchait. Il avait dû nourrir Morgiane aussi quand Othello l’avait cachée. Peut-être l’avait-il baisée. Et peut-être Othello avait-il cru que c’était moi qui la baisait, sa Morgiane secrète, alors que c’était Ma. Il était jeune, glabre et beau, nous nous étions aimés lui et moi quelquefois, je connaissais depuis longtemps la douceur de sa peau, de ses doigts et la force de sa beauté, mais je ne savais pas jusqu’où sa force et sa douceur éveillaient Phèdre. Elle ne lui parlait pas mais elle criait quand elle était à lui. Elle jouissait! C’était bien ça. Je m’en doutais. Avec moi, elle ne criait pas. Mais je ne savais plus du coup si Othello la baisait avec moi, avec lui, qui était là et avec qui. Qui trahissait ? Il me semblait comprendre à peine, et entrevoir des monstruosités. Des abîmes s’ouvraient.

                Quand j’ai ouvert la porte un soir, ils étaient tous les deux si blancs, luisants, dressés tous deux dans la nuit bleue de ma cabine droit devant, j’ai pris mon grand sabre chinois à côté de la porte que je venais de refermer et je leur ai tranché la gorge à tous les deux en même temps. Je les coupe en morceaux, je bois leurs sangs et je les lèche aux commissures, aux blessures, aux endroits où j’ai tranché. Je m’agenouille en sanglotant. J’aurais voulu pouvoir raccommoder avec ma langue leurs corps que je venais de rompre. Je bois, je mords leurs chairs fades et tièdes et qui saignent, à leurs sexes aussi spermes et sangs mêlés. Je gémis, grogne, renifle en eux, je plonge en leurs viscères. Plein de leurs sangs, de leurs humeurs me repaissant. Je tremble fort comme une bête, comme une monstre trop humaine. Et gémissant je fais sous moi. En sanglotant ensanglanté d’avoir tué ceux que j’aimais. Ma voix grognant. Ce hurlement de moi ça sort sans que j’y puisse rien, tout se pisse de moi, je veux mourir de ça comme eux. Je suis coupé, coupable. Je veux mourir, m’ouvrir. Et puis après encore sanglant d’eux, hirsute et poursuivi d’effroi. Je m’éveillais, je n’étais plus seulement moi, ils me trempaient en leurs douleurs. J’étais tout baigné d’eux. Ils me hantaient soudain de n’être rien, plus rien que ces chairs-là, devant. Définitivement excommunié de leurs deux sangs, je les sens circuler dans mon sang, s’appeler, s’écrier dedans. Pourtant leurs deux corps découpés gisent là et leur inerte poids de morts. C’est après ça, bien après, vers la fin de la nuit, quand je suis redevenu froid, que je me suis lavé d’eux et de moi. Détaché de leurs vies je les ai photographiés. Là. Leurs morceaux. De tout près. Ils étaient complètement froids aussi, infiniment plus morts, plus froids que moi, je m’étais écœuré de leurs sangs, de leurs peaux et je me suis débarrassé de leurs morceaux dans l’océan. Sauf quelques bouts. J’ai gardé aussi leurs têtes encore un peu. Dernier baiser sur les lèvres de Phèdre et puis je l’ai jetée par les cheveux, sa tête et puis celle de Ma, qui était aussi quelque chose de moi. Et lui, je l’ai vu peu à peu s’enfoncer dans la mer comme une pierre bleue, les yeux ouverts. Ca, c’était au petit matin. La tempête s’était calmée.

                Je n’aurais jamais pu faire ça ailleurs qu’en l’Ecrier, ailleurs que sur la mer et dans ce concentré sauvage, ce vaisseau et son équipage. Il m’a fallu longtemps pour m’éveiller de cette horreur et pour laver le sang giclé dans ma cabine et dans ma tête. Je revenais à moi, plutôt je comprenais que jamais je n’y reviendrais. Othello était là. Et j’étais devenu un damné de la chair. Et pourtant quelques heures après ça je vivais, je mentais, je commandais normalement, prenais mes quarts. La disparition de Ye Ma, j’ai fait semblant de la trouver inexplicable. C’était un jeu difficile et vicieux car ils devaient savoir les autres matelots, et surtout ce Minos. Même pour Phèdre en ma cabine, ils devaient se douter qu’une femme était là. L’Ecrier était un animal inévitable et tout s’y entendait confusément, on vivait en un organisme vivant, on s'y sentait fœtal, fatalement pensé par ceux qui, comme soi, y circulaient. C’est peut-être ça aussi, la tragédie, se savoir transparent… Et ma Chine incarnée en ma cabine, je l’avais tuée, j’en avais bu la chair. Et je m’étais meurtri au milieu de la mer.

     


     


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