• Un Paradis (dernier chapitre de "Ma divine Elodie")

    IV

     

    Un Paradis.

     

                Il est passé depuis longtemps le 6 juillet. Depuis ce jour vous avez voyagé elle et toi, dans l’espace et le temps chacun dans ses pays, mais vos voyages t’ont aidés. Tu peux répondre maintenant à la question qu’elle t’a posée. La deuxième. Cela va faire quatre mois. Tu es long pour répondre aux questions ! Mais tu n’aurais pas pu avant c’était à vif, trop douloureux. Comme tu reviens à toi, tu commences à le pouvoir un peu. Avant de la formuler sa question, il faudrait raconter les circonstances et comment ça lui est venu... C’est le plus difficile parce que tu ne voudrais rien figer, il faut des mots aussi fluides que ce qui s’est passé. Par ci par là tu as noté des souvenirs. Voilà, il faudrait remonter au 30 mars 2001. C’est déjà bien. C’est comme ça qu’on doit dater. C’est un bon chiffre, qui convient. Elle aime ça, les chiffres qui conviennent, et si on additionne 1, 2 et 3, ça fait 6, celui de son anniversaire. C’était un vendredi. Parfait. Un jour avec du vent, le ciel très bleu. Tu te rappelles elle avait dit: « Ce sale vent, il a soufflé toute la nuit. » Tu avais répondu que tu aimais le vent. « Pas moi. On le sent trop chez moi. J’habite en haut d’une colline, mais vraiment au sommet. Alors le vent... »

      Tu l’avais appelée deux jours avant pour la première fois sur son portable, le 28 donc, un après-midi, une semaine après le voyage à Paris.

                C’est ainsi que ça s’était passé. Il y avait un grand soleil et tu aurais voulu qu’elle devienne  simplement Gabrielle. Qu’elle ait juste ce prénom-là caché, profond, le plus noble des deux selon toi, celui qui vous rattacherait au temps et à l’éternité le mieux, etc. etc. Voilà comment tu la voulais. Et elle ne le voulait pas, ça se voyait. Tu aurais préféré qu’elle réponde « oui » quand tu l’avais appelée « Gabrielle » mais elle t’avait déjà dit « non » en ne répondant « oui » qu’à son premier prénom. Vous aviez quand même décidé de vous voir le 30. A 8 heures 10 tu appellerais. Tu irais à Mimet, du côté de chez elle... Tu vois une cabine près de l’école maternelle tu fais son numéro, tu lui décris l’endroit. Elle dit :

                « Vous êtes à mon ancienne école. Attendez-moi! Je viens de ma colline. Dans 5 minutes je suis là » (à Mimet, elle connaît bien tous les trajets, les trajectoire et le temps qu’il lui faut pour les suivre. Elle aime conduire et tu aimes ça d’elle, cette facilité qu’elle a de se mouvoir et de penser son mouvement : elle sait t’émouvoir en se mouvant. C’est sa jeunesse et sa souplesse cette façon qu’elle a de se glisser... Mais toi, tandis qu’elle chemine, tu t’imagines être son père, tu l’attends à l’école alors qu’elle est encore enfant. Tu vois courir une gamine de 10 ans vers ses plaisirs, ses devoirs et ses jeux. Elle devait aller ainsi, insinuante, dégingandée un peu, sérieuse, avec sa bonne volonté, son cartable aux épaules trop grand, qui part et qui ballotte à droite à gauche, son petit nez moqueur et tourné vers Maman, vers Celle qui rassure pendant que tu l’attends. Qui attends-tu en l’attendant?).

                Elle a surgi sur son booster, casquée. C’est la première fois que tu la vois dessus. Elle est altière. Tu ne vois que ses yeux derrière sa visière. Casque intégral. Troublants ses yeux, on ne devine pas s’ils sont de fille ou de garçon. Seulement pleins de leur jeunesse et tout luisants. Elle te dit de la suivre en voiture, elle te fait signe de la tête, vous descendez jusque sous de grands pins dans un chemin pierreux ; vous êtes au cœur d’un vallon creux, dans l’ombre. Juste au dessus de vous, une falaise en plein soleil sur le matin. « J’ai le vertige en bas, jamais en haut » dit-elle encore sous son casque, « je n’ai pas peur du vide en haut. En bas, si. » Elle rit ou plutôt non, elle ne rit pas. Je n’ai jamais vu rire Elodie. Elle a levé son casque, ses cheveux ont dansé autour de son visage, elle les a secoués. Ils ont du blond dedans. Elle est aussi belle qu’un ange. Elle vient vers toi. C’est là qu’elle a parlé du vent.

                « Entre, il fait froid » tu lui as dit.

                Elle est venue, vous vous êtes assis dans la voiture. Elle s’est pelotonnée, vos visages étaient près.

                -« Ces yeux si bleus, on y lit tout dedans » t’a-t-elle murmuré. Et vous vous êtes embrassés. Ses lèvres tremblent un peu, tu lui caresse les cheveux.  Elle frissonne, elle a peut-être peur ou froid.

                Vous auriez dû rester encore plus longtemps. Mais tu as dit : « Pars maintenant, tu vas être en retard », alors qu’elle avait arrêté le réveil de sa montre (elle l’avait fait d’un geste vif, tu ne l’as aperçu qu’après. Tu aurais dû t’abandonner comme elle au trouble ce jour-là et oublier le temps pour une fois). Un seul baiser finalement. Mais qui a su s’ancrer en toi si bien, tu ne t’en débarrasses pas. Un baiser comme un pacte. Quel contrat aviez-vous signé ? Un seul petit baiser dans ce vallon si creux, tu le sens palpiter encore un peu. Après, tu lui as chuchoté quelque chose à l’oreille, tu ne sais plus bien quoi. Tout le reste autour tu as oublié, mais pas ça.

     

     « J’ai rêvé qu’on m’offrait une fleur

     Et je ne sais pas bien

     Si la fleur qu’on m’offrait c’était toi,

     Si c’était toi qui me l’offrais.

     Tu me disais déjà:

     « Je vous fais une fleur »

     Et ces pétales-là

     C’étaient des lèvres qui s’ouvraient.

     « Je vous fais une fleur » disais-tu

     Avant de m’embrasser

     Et tes lèvres avaient cette fragilité, cette douceur

     Qu’ont les pétales un peu fanés par la douleur. »

     

                C’était ça. Tu ne sais pas pourquoi dans son baiser tu as senti de la douleur qui te parlait. Très ancienne, pas tout à fait la tienne, mais tu la connaissais. De la douleur qui remontait le temps. Peut-être celle de ta mère. Elodie ressemblait à ta mère, mais de l’autre côté, non pas la femme fière, figée, frigide que tu connais mais une jeune fille fragile et affligée, qui se cherche sans se trouver, ta mère qui a froid au cœur et ne sait pas comment le réchauffer. En ce lieu-dit Auberge neuve, sans le savoir, tu explorais l’autre versant de ta maman. Celui de son enfance et sa jeunesse. Ce baiser renversait le temps. Et tu ne savais plus où tu étais, ni qui, ni quand. A partir de ce jour tout de toi s’organise autour d’elle, autour de sa présence ou son absence. Tu t’es mis à penser de plus en plus au temps. Tu avais touché au temps en la touchant. Au tien, au sien. L’effroi que tu sentais devait venir de là. Tu touchais ta maman, mais aussi une enfant, née longtemps très longtemps après toi, presque trente ans, pour qui le jour, la nuit, l’amour avaient sûrement d’autres couleurs, pour qui tout était neuf. Tu basculais vers sa jeunesse. Il y avait une impatience qui parlait. Ton cœur battait. Et tu te demandais obstinément comment participer à cette vague du printemps et du vivant qu’elle t’offrait. Et son printemps c’était cette douleur pourtant. Une douleur ancienne, un creux qui se creusait et te creusait en même temps. Elle te montrait comment payer.

                Tu es le chroniqueur de ces instants pour qu’ils ne s’oublient pas tout à fait, qu’il y ait trace d’eux dans ses boites à chaussure où elle range son courrier : même si elle fait la morte elle ne l’est pas, qu’elle soit l’archiviste de ces instants-là. Elle relira quand ça lui plaît, dans longtemps, très longtemps ; peut-être demain, peut-être jamais. Que ça l’appelle ou lui rappelle doucement ce qui s’est passé là. Que ce soit là pour quand elle veut, sans la gêner, comme un morceau vivant d’un peu de son passé.

                Avec Elle tu as joué au temps. Tu aurais bien voulu qu’elle te sauve de ton temps, et elle l’a fait au moins l’instant de ce baiser. C’est pour ça qu’elle est essentielle. C’est la première fois que tu étais de ce côté : le plus âgé. Tu avais aussi joué à ça plus jeune. Tu l’avais « remonté » le temps en aimant ta Chinoise et c’est une autre histoire, très ancienne ! Cette Chinoise-là, vingt ans de plus que toi. Mais là, avec Elodie-Gabrielle il te fallait le redescendre et le remonter à la fois et c’est vertigineux et délicieux. Surtout c’est désespérant, car ça ne se descend ni se monte le temps, jamais. Ca se mesure seulement. Ca se regarde se creuser. On ne peut pas sauter dedans. On ressent à la fois le désir et l’effroi, comme devant du sacré. En touchant Elodie tu touchais à ta mort, à sa vie, et tu lui demandais de te donner son temps. Tu ne savais plus rien de toi, de rien, tu chavirais de passé en futur en présent, il te fallait tout réapprendre : parler et marcher à la fois mais trébuchant et balbutiant :

     

       « Sauve-moi

       Sauve-moi de mon temps

       Même si c’est provisoire,

       Dérisoire.

       Donne-moi ce mensonge,

       Ensonge-moi au moins un temps de toi

       Apaise en moi ce battement

       Donne sens à mon cœur qui bat,

       Sauve-moi, sauve-moi de l’absence,

       Laisse-moi boire à ta Jouvence.

       Sauve-moi de l’instant qui passe

       Protège-moi du temps et de l’espace,

       Accueille-moi dans ton regard.

       Sauve-moi de l’instable instant. »

     

     

                Elle aussi elle jouait au temps. Avec le sien, et tu étais dedans. Elle te tissait à sa façon. Tout les deux vous jouiez mais pas au même jeu. Il fallait que tu paies. Ce jour-là, nous ne sommes pas allés plus avant.

                La deuxième fois que vous vous êtes vus -au même endroit-, elle était comme un poulain qui rue. Elle était là mais en colère. Elle ne s’est pas approchée. Elle est restée à sa distance, elle se méfiait, te défiait (« Vous parlez comme en cours » disait-elle). Finalement, elle t’a lancé : « J’ai une question à vous poser » C’était sa deuxième question. « Vous, qu’est-ce que vous voulez de moi ? » Elle t’a regardé. Tu lui as répondu : « ce que je veux, je ne sais pas. Rien, tout ? Je veux ce que tu veux. » Tu bafouillais, elle t’avait pris au dépourvu. En toi, tout devenait friable. Cette question, tu ne t’y étais pas attendu. Tu lui as demandé : « Et toi? » Alors, elle a murmuré : « Ah, moi, je ne sais peut-être pas très bien ce que je veux, mais je sais ce que je ne veux pas ! Et puis, cette question, c’est à vous qu’elle est posée, pas à moi. »

      Entre vous tout a commencé à se finir comme ça.

     

      « Il devient si friable de vivre,

     Quand tu es là !

     Tu le sais bien

     Plus rien n’est fiable, et tout friable ! »

     

      Vous vous êtes revus une troisième fois pour discuter : « Vous savez, vous êtes entouré ; moi aussi, je peux m’interrompre n’importe quand, même si ça me passionne. Je me sens comment dire, volatile. Au total, quelqu’un de pas facile à vivre. Ne vous en faites pas, je suis comme je suis : je pars sans prévenir, au moment le plus palpitant si ça me plaît. Il faut vous y préparer, ça ne peut pas durer longtemps... » Elle t’annonçait déjà comment tout, entre vous, finirait.

      Puis vous vous êtes ratés, puis elle n’est plus venue. Et puis voilà. Après, il y a eu l’ère des coups de fils. Tu l’as déjà racontée.

     

      « Au lycée,

      Chaque fois que je faisais semblant de ne pas t’avoir vue

      Et que tu me voyais,

      Je devinais du coin des yeux un mouvement.

      J’en déduisais naïvement que tu m’aimais,

      Mais il était inachevé toujours, cet élan.

      Un élan puis un en aller.

      Combien de fois t’ai-je entrevue bondir

      et puis te retenir après.

      Et tu devais le faire exprès pour que je croie...

      Pour jouer avec moi et me manipuler.

      A moins que tu n’aies voulu fuir

      Ou que j’aie tout imaginé?

      C’était peut-être ton copain

      Qui retenait

      Ta main.

      Je me rappelle bien pourtant cela,

      Cet élan et cet en aller...

      Pourquoi? »

     

                Cette deuxième question qu’elle t’avait posée, ce qu’elle a pu te tourmenter ! Jusqu’à présent, bien que ce soit devenu inutile désormais, complètement.  En tout cas, de l’aimer a dû te rendre plus intelligent. Elle t’a  mis de l’esprit dans la pensée. Elle commence à peine à vivre et toi tu finis presque. Entre vous, s’il y avait eu un jour un « entre vous », il vous aurait fallu tout inventer, tout. Ni balise ni garde-fou. Et tout imaginer. Tu dis que tu jouais au temps avec Elodie-Gabrielle. Tu joues plutôt à l’impossible. Tu veux savoir jusqu’où rendre possible l’impossible. Tu as eu beau l’aimer, 30 ans de différence tu joues trop. Une vie avec elle, des enfants avec cette enfant ? Tu l’envisagerais ? Pas sans un tremblement. De désir et d’effroi en même temps. Mais ce n’est pas ce que tu voudrais d’elle, sûrement pas.

                Ne parle plus de l’Impossible. C’est ton problème et pas le sien, cela. Réponds d’abord à sa question. Tu y as répondu un peu déjà mais mal et tu voudrais le faire bien, complètement, même si c’est trop tard, si elle ne te lit pas. Il t’a fallu du temps pour y penser, et de l’espace ! Aller jusqu’à Urbino en Italie, au sommet de ruelles désertes écrasées de soleil, dans l’arrogant Palais ducal qui dominait la vieille ville, pour pouvoir y répondre un peu à sa question posée.

                Depuis que je me suis tourné vers toi Gabrielle-Elodie, plus aucun pays ne m’apaise, même pas l’Italie. La campagne d’Urbino, elle ne m’a pas parlé. Il me semblait n’y être pas. Même les ruelles et les rues entourées de façades et de ciel, je ne les voyais pas. Elles me restaient muettes. Pour contempler la vie, cette impassible paix du monde, j’étais trop peu paisible. Je ne pensais qu’à toi. Le monde était un impensable labyrinthe où je tournais et retournais et je tentais d’y reconnaître et reconstruire en vain l’harmonie de tes traits sans jamais rien trouver qui leur ressemble. Ton visage, ta vie, cette présence ou cette absence m’étaient seuls un pays. Et j’étais exilé. Qu’ils sont amers, le sel et le pain de l’oubli ! Pourtant, sur les sommets d’Urbino, dans le Palais ducal, quelque chose de toi m’a parlé.

                A l’intérieur de ce dédale m’attendaient deux portraits peints par Raphaël : la Muta, et la Fornarina...  Frêles visages à jamais de jeunes filles, vous n’étiez pas de trop pour tirer vers la vie le grand vaisseau de ce Palais et les réseaux de ma pensée. Visages si vivants, dans l’urgent d’une chose à dire... En ce moment instable où quelque chose va sortir. Une émotion, du mouvant en instance... Tant d’archevêques, de prêtres morts-vivants et de Grands de ce monde tout à leur vaine gravité, tant de moines ascétiques et vieux hantaient les salles de ce lieu. Vous deux seules, légères, vous suffisiez pourtant pour tirer tout de ce passé vers le présent. Comme Elodie sa Gabrielle. Aussi légèrement. Ainsi vous restez là, vivantes autant que les vivants qui vous regardent. Presque aussi éternelles qu’un dieu. Ce jeu sacré du peintre avec le temps et avec vous, il sauve de l’oubli deux êtres à la fois, vous et lui. Et c’est peut-être le plus beau, le plus ardent, le plus désespéré, des gestes d’amour qui soient, ce long voyage à deux et cet enlacement.

                C’est la Muta qui m’a parlé Elodie-Gabrielle, justement parce que tu ne parles pas. Sais-tu qu’Elle te ressemble ? Tu n’es ni morte ni muette je le sais, tu fais la morte et tu sais bien le faire. Tu te tais. Aussi la Muta, morte et muette et pourtant si vivante m’a parlé pour toi. Ce Portrait d’une noble dame a répondu à ta question. Elle a été très gentille et très noble avec moi la Muta, très bienveillante : au moins elle a le temps. Paisible. Et dans son immobilité mouvante que j’ai scrutée longtemps, elle m’a soufflé comment te garder avec moi. Te garder oui c’est ça, ce sont les mots qu’il faut. Ses propres mots à moi. Te garder, c’est justement ce que je veux mais je ne sais comment, aussi m’a-t-elle conseillé. C’est en la regardant que j’ai appris à te garder. Elle a si bien su m’apprendre et m’apaiser! Même si son visage de Muta ne bouge jamais, il est dans l’imminence, toujours dans un perpétuel présent, sur le point de parler aux regards des vivants venus la questionner. Cet immobile en presque mouvement il a su pour toujours le saisir le peintre. Depuis l’éternité qu’elle est peinte la Muta, elle m’attendait pour me souffler cela. Son visage pensif toujours à suggérer quelque conseil à ceux qui vont la consulter, toujours à les guider dans ce présent d’où elle ne cesse d’émaner, elle était là devant mes yeux comme un aimant. Mais elle n’était pas seule sur sa toile, même si on ne voyait qu’elle et qu’elle crevait de son regard les yeux. Avec elle il y a, invisible et puissant, celui qui l’avait peinte: Raphaël. Un visible visage, une invisible main en même temps. Tous les deux en voyage au beau milieu de ce pays. Aussi les ai-je bien remerciés.  Ils m’avaient tant aidé à vivre. Leur réponse me soulageait. Voilà ce qu’ils m’ont dit :

                 « Il suffirait pour qu’elle ne parte pas Elodie-Gabrielle, la peindre ou plutôt la fixer avec tes mots à toi, toute vive et mouvante, toute vivante. Cela ne dépend que de toi. »

                C’était le plus simple en effet, je n’aurais pas besoin de son consentement.  Et comment la peindrais-je? Quels costumes lui donnerais-je? Ceux des prêtresses d’Anubis, d’une Sphinge, d’une Vampire ou d’une Reine de Sabbat ? Tout cela lui va bien, mais je ne saurais pas ! Comment lui donner vie sous ces déguisements ?...

                Non. C’est dommage mais il faudra nous contenter de toi comme tu es, venue du haut de ton lotissement, gentille fille unique et raisonnable de Maman, qui profites d’une petite échappée à Paris pour me faire goûter à ton ombre. Cette propension au « normal », au conventionnel, au confort du banal, tu t’en es échappée avec moi un instant, comme tu l’as fait avec d’autres. Un peu de liberté peut-être, une « aventure ». Tu m’as fait profiter de cette énergie-là, tu m’as tiré un peu de ma bourgeoise léthargie et c’est beaucoup déjà. Mais ça fait peur d’aller où personne ne va. L’impossible c’est dangereux, et même si tu voulais être un peu « dangereuse pour moi » tu ne tenais pas à te mettre en danger, à nous mettre en danger tant que ça. Mais laisse-moi te dire aussi qu’il va falloir te contenter de ce petit poète que je suis ! Non, tu n’es pas tombée sur Raphaël c’est dommage pour toi, mes mots risquent fort bien de ne pas te porter. Tant pis. Tu t’en moques je crois. Tu veux vivre et passer. Finalement, mieux vaut se contenter de ce tout petit conte comme il est. Petit amour sans bruit, sans lendemain, c’est tout ce qu’il nous faut. Et qui n’engage à rien. Moi, je ne savais pas très bien jusqu’où j’irais, mais personne sauf moi n’y peut rien et ça ne te regarde pas. Ce que je peux, c’est travailler à ton visage.

     

                Mais il me reste une question (et maintenant, c’est moi qui me les pose) : « Pourquoi toi? » C’est vrai, j’en ai tant vu de mes élèves, aucune ne m’a retenu comme toi, jamais. C’est que tu es venue au bon moment, quand j’étais vulnérable. Il a suffi que tu me touches au point sensible pour que tout en soit ébranlé. Tout de moi. Tu as touché où il fallait, tu as touché quand il fallait au temps, parce que ça te fascine aussi le temps. Rappelle-toi ce que tu me disais : « Mes parents s’arrachent les cheveux. Quand on rencontre des hommes inconnus, je fais toujours fête aux plus vieux. Allez savoir pourquoi. Ils ne trouvent pas ça normal. Et vous qu’en pensez-vous ? » Que veux-tu que j’en pense. Tu aimes sonder les abîmes insondables parfois. Juste pour t’amuser, pour te donner quelque frisson léger, mesurer ton présent à du démesuré. Je trouve ça plutôt touchant que tu prétendes ainsi te mesurer au Temps. Tu m’y as fait goûter aussi. Mais oublions un peu tes questions, tu danses ! Et de savoir danser te fait aussi jouer mais autrement au temps qui pense. Car tu m’as fait penser en m’embrassant. Tu conduis ton booster et tu t’enivres de virages. Et tu deviens un balancier en te berçant de sinuosités. Tu rythmes tes pensées et leur donnes visage en prenant tes virages ! C’est ta façon à toi de t’enchanter et de chanter. « Un beau danger public » te disent tes parents. Mais non, tu sais conduire exactement, en jouant avec l’air, la pesanteur, l’espace. En équilibre. Tu bats sans risque la mesure et tu te laisses aller à vivre en mouvement. C’est que tu sais comprendre aussi celui des autres, tu le saisis en les enveloppant. Tu ne veux surtout pas qu’on te colle ou te lie, mais tu colles si bien à ceux que tu prétends aimer -comme tu colles à tes chemins- que tu deviens leur ombre désormais. Voilà comment tu fais. Tu chantes silencieuse. Vampire ou araignée. Tu les tisses à ta toile et puis quand tu les as compris tu te déplies et pars. Mais je connais ton mouvement et je sais comment le garder...

     

      « Mais qui es-tu, idole ou Dieu?

      Ce creux ce manque et cette absence

      Ou cette danse?                              

      Et comment t’adorer?

      Lune si lunatique,

      Quels quartiers aimerai-je de toi?

      Nouvelle ou pleine lune je ne sais,

      Unique lune et lunatique.

      Mais la nuit que tu as creusée,

      Que rien ni toi ne peut combler,

      Ce vide noir et cette soif,

      Comment survivre après?

      C’est pourtant là, au cœur de ce creux-là

      Que je suis heureux désormais.

      Non pas dans la satiété de ma vie comme elle va

      Dans ce jour si friable qu’elle est

      Mais dans ce tremblement, ce désirer,

     Cet élan et cet en aller

      Cet à-peu-près néant.

      Ce tout passé présent.

      Et j’adore ce creux mouvant

      Que creuse en moi ta danse en se dansant.

      Tant que tu seras vivante,

      Ange de nuit de béance et d’absence,

      Ta vie me creusera

      De son silence. »

     

                Et puis, où donc s’était-elle éclipsée Elodie-Gabrielle, pendant que je faisais parler la Muta et tous ces morts en Italie pour la chercher ? Dans quel pays étais-tu donc allée ? Pas dans celui des morts j’espère, j’y étais. Je t’aurais vue. Non. En Ecosse sûrement, à la poursuite d’un rêve encore, un « Etranger ». Pendant que je rêvais sur du passé en Italie, que je grimpais aux labyrinthes infernaux de ce Palais ducal d’Urbino pour y trouver avec la Muta quelque semblant de Paradis, elle arpentait d’autres espaces plus légers et plus froids, de vastes pénéplaines trouées de lacs, de brumes, tout une Hyperborée, accompagnée d’un Etranger, et elle devait danser pour lui sur cette lande où ils allaient. Tout autour de son Etranger comme une aurore boréale un soleil de minuit, elle a su se creuser selon ses formes à lui. S’y adapter : tu imagines qu’elle sait faire. Elle vous a tous « cocufiés » comme elle dit... « Cocufier », elle adore ce mot. Tu ne sais pas pourquoi ce mot, quand elle l’emploie, te met en joie... Tu ris de lui entendre dire. Comme un gros mot chez une enfant. Et elle le dit souvent. C’est celui de sa liberté ; c’est pour elle qu’elle danse. Quoi qu’il en soit, vous étiez elle et toi, et chacun dans son coin, avec ses impossibles à débrouiller. Chacun à la pelote de ses rêves. Elle est allée revoir celui qui prend toute la place, son étrange étranger, son « Maître » pendant que tu cherchais quelques réponses à ses énigmes avec la Muta chez les morts...

               

      « Quand donc reviendras-tu de tes Hyperborées, petite fille?

      Pour moi, hélas, jamais ne reviendras de ces froids-là.

      Ma toujours mutine et muette,

      Ma glace à l’italienne trop glacée.

      Tu as décidé qu’entre nous, c’est terminé.

      Tu as choisi celui pour qui tu allais vivre.

      Ton vrai Maître tu vas le trouver.

      Conserve au moins enfouies dans tes cartons, parmi tes lettres bien classées

      Les Belles au bois dormant de mes pensées

     (Mais tu lis de la poésie où il n’est rien que de l’amour si tu me lis).

     Si tu ne daignes pas les éveiller du baiser d’un regard ces pensées-là,

     Du moins dépose-les dans un placard

     Qu’elles soient la possible contrée

     Où tu te réfugies quand tu seras lasse de vivre,

     Plus tard, beaucoup plus tard.

     Du moins que tes boites à souliers

     Soient un cercueil léger à mes pensées. »

     

     

                Mais laisse-moi t’apprendre Elodie un autre secret que celui de la Muta : après tout tu peux bien t’en aller, porter ailleurs tes pas ton désir et tout toi, il me reste l’Idée de ton âme vers moi et cela me suffit. Il y a quelques jours déjà, quelqu’un m’a envoyé une photo de toi tu sais, si pensive à Paris, dans un café. Un souvenir ou plutôt un miracle cela. Il n’y avait dans la lettre que cette photo-là ! Tu peux bien maintenant t’échapper, ton être de ce temps reste fixé, si prisonnier de la photo comme la Muta l’est de son tableau. Pour toujours cet instant. Rappelle-toi comme tu refusais qu’on te photographie ! Au Musée d’art moderne tu n’avais pas voulu que les étoiles à ton bustier se tissent à celles de Matisse, au ciel de sa Polynésie, que ton présent se glisse en ce passé. Comme tu te débattais devant ! Tu disais non, tu refusais qu’on ravisse ton âme à ton insu et tu avais raison. Eh bien, ne pense plus à la photo ratée devant le beau ciel de Matisse. J’en ai une autre, elle est si belle ! Et c’est mon Paradis. Cette photo de toi pourtant, et prise malgré toi sans que tu n’aies rien vu, je l’ai reçue. Qui l’a prise et puis envoyée je ne sais pas, mais tu es là dans toute ta pensée, elle y émane nue. Une photo, tu n’y peux rien, tant pis pour toi. Ton être d’un instant s’y trouve à jamais coi, aussi prisonnier, imminent, prêt à parler que celui de la Muta. Ton être d’un instant passé, toujours présent pour moi. Cet instant délaissé parce que la vie t’attend reste toujours et pour longtemps sur le papier, tracé pour moi, violent, volé au temps, à toi volé.

     ...A moins que ce soit toi qui me l’ait envoyée...

     

     

     

                                                  

     

     


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