• Théorie de "Roman d'amour".

     

    THÉORIE DE ROMAN D’AMOUR

     

                L’écriture, c’est quand un texte manque qu’elle commence. Il n’est pas là tu le désires. Et tu l’écris, ou plutôt, il se crie, s’écrit en toi. A-t-il été donné déjà tu ne sais pas mais tu en as besoin. Alors tu vas à sa recherche, tu ne sais pas où le trouver. Mais tu l’entends. Tu as besoin des mots exactement comme ils seraient, de cette façon-là, et si bien disposée comme ça. Les as-tu déjà lus ou pas? Tu essaies en tout cas de retrouver ces mots perdus, tu les agences; tu vas écrire et tâtonner et tu ne sauras plus ce que tu cherches. Il te restera la recherche et tu verras que c’était là tout ton vouloir : avoir creusé ce désir-là de texte en toi. Et ce désir aura fait texte.

                A la question qui t’obsède: « Che vuoi ? », autrement dit, « que cherches-tu en écrivant », tu réponds donc naïvement : « Je fais ce livre qui me manque ». Mais tu avoues deux choses à la fois, et qui se contredisent. Ce livre désiré, celui que tu n’as jamais lu, jamais eu et que tu fais, tu révèles qu’il te « manquera » aussi, comme les autres... Ce n’est pas lui que tu as fait, mais un autre, étrangement là… Cet échec-là, loin de te faire renoncer pourtant, te pousse à passer d’un livre fait déjà à un autre à écrire, et toujours comme ça.

                      Il découle ainsi de cette première question une seconde : « quand donc un livre se termine ? » Qu’une œuvre ne réponde jamais au désir qui l’a suscitée ne plaide pas pour son achèvement ! Plutôt pour un perpétuel tâtonnement. Cependant, un indice permet de déceler comment son écriture arrive à sa maturité: qu’elle précipite en théorie. Que l’opaque dissous dans le liquide qu’il troublait se dépose solide et l’abandonne transparent. Voilà ce qui est en train d’arriver à ce qui, depuis quelques années me trouble et préoccupe sans que j’aie jamais su où cela mènerait: J’y écris de moins en moins dans l’opaque. Et je commence à y voir clair. Ces «monstruautrités» pour parler comme Yue Ling s’élucident, s’accusent et se dessinent trop pour ne pas se détacher enfin de ce moi qui les a portées. Elles deviennent objets, projets, images et personnages singuliers, des fruits (vénéneux, succulents ?) alors qu’elles avaient d’abord été pulsations et pulsions, élans, énergie, magmas en éruption. Elles m’avaient habité et hanté. M’en dégageant désormais comme de sa mue un serpent, je les vois oripeaux. Et je peux les nommer. Je me sens émerger, me délivrer de la matière de mon livre. Il a sa peau, et moi la mienne. Après s’être longtemps hantés l’un l’autre lui et moi, voici qu’on va finir par “se manquer”, et se détacher l’un de l’autre. Ecrire vous l’avez compris, est ma seule façon de grandir et penser. Voici donc Roman d’amour, texte sur le point de s’achever...

                      Revenons donc à ce “Che vuoi?” N’est-ce pas là le plus urgent, de dévoiler des microcosmes imaginaires plutôt que de garder en soi ces grands pans de douleur ou d’émotion sans mot, qui risquent à tout instant de devenir des tsunamis dévastateurs pour les autres et pour soi ? Apprendre à nommer, sans le normer pourtant, tout cet é-norme singulier. Et ainsi s’apaiser. De jungle qu’on était, devenir un jardin. Chacun devrait apprendre ce courage de cultiver cette émotion, cette nature, cette imagination singulières non plus sous le signe ténébreux de la culpabilité, mais en pleine lumière. Faire advenir les fruits de son ombre portée. Et si on cherche en quoi les vieux mythes pourraient nous éclairer l’ombre qu’on est, ce ne serait plus en y retrouvant comme le pensaient Freud et Jung des archétypes ou des figures universelles, Oedipe, Electre etc... non pas cette attitude régressive de reconnaître et rabâcher tous ces clichés anciens, s’y conformer. Au contraire faire pousser à partir d’eux une nouvelle conscience d’inconscient : greffer, enter, se visiter en son vivant. S’aventurer dedans. Se bricoler avec cet antérieur l’inédit de son intérieur.

                      Finalement, cela ferait un diptyque ce livre, comme une anti-Iliade et une anti-Odyssée si on tient à des références antiques (et j’y tiens quelque peu) ou comme une Passacaille et Fugue si on tient à des références baroques (et j’y tiens aussi). Pour établir un lien entre ces deux références-ci, il m’a semblé et il me semble encore que le caractère mythique des personnages mis en scène en deuxième partie (Minos, Phèdre etc), fonctionne un peu comme les petits tuyaux de mutation d’un orgue, qu’on n’entend jamais seuls mais qui remplissent harmoniquement l’aigu à partir d’une fondamentale en lui donnant ainsi un autre timbre. Ces allusions aux mythes antiques je les perçois comme les « mutations » harmoniques d’un jeu de fonds, d’abord joué dans son état fondamental...

                      Grâce à ces personnages, à ces images nés de mes doigts, de mon corps et de mes singularités, je crois m’être d’abord un tant soit peu «civilisé», j’ai modelé des monstres à moi, j’ai découvert dans tout cet embrouillaminis mythique que j’ai de mon mieux démêlé, dans ce labyrinthe parfois mal famé des «êtres autres», «d’étranges êtres anges», justement des  «monstuautrités.» Je ne m’y attendais pas, ils y ont surgi malgré moi. Descendu là à l’aveuglette j’ai tâtonné, je les ai palpés. C’est pourquoi le centre de ce texte-vortex est une réflexion sur l’altérité. Peut-être est-il aujourd’hui urgent de renouer des liens avec l’insecte ou bien même la pierre ou le brin d’herbe, d’être attentif à tout cet « autre-là », entre autre. Encore faut-il savoir se le montrer et en faire des « monstres », bref, se l’envisager. C’est la tâche du lyrisme moderne. Pour les hommes qui ne raisonnent qu’à échelle d’homme, les hommes d’Iliade, ceux qui cherchent seulement et à tout prix à pénétrer la ville, dans la ville, dans cette enceinte d’hommes pour les hommes, l’Autre c’est nécessairement l’autre homme, c’est-à-dire au fond, le même. Quel ennui ! Au contraire, pour ceux qui vivent en Odyssée voire en Théodyssée, il est urgent d’aller ailleurs et de se mesurer à l’inhumain, à l’an-humain au sur-humain et de se disproportionner enfin en empathie, en sympathie avec ce bricolage-là de la matière autour de soi. Se figurer ce qui n’a pas figure, envisager et puis dévisager l’Autre, le vrai, le trop grand ou le trop petit, tout ce qui paraît insignifiant a priori. Bref, se démesurer. On peut aller interroger les amibes, les tigres ou les diplodocus ou bien partir à l’écoute des mygales ou tendre l’oreille vers les supernovae ou vers d’autres planètes vivantes (il faudra bien pourtant un jour y aller) mais le prétendu « sujet » est surtout un nuage d’atomes et de gènes en voyage, il a en lui, en deçà du roman familial, les archaïques cerveaux de ses ancêtres et leurs traces mnésiques, il contient en son corps –à son corps défendant !- déjà tant de disproportions, tant de futur, tant de passé et tant d’ailleurs présent croisés. Il est de la matière et puis du temps qui prennent conscience d’eux-mêmes. L’Autre il est d’abord là, dans ce petit tout autre qu’on est: l’étrange en soi, ou bien l’autre ange. Monstre qui vit en soi, si on  veut bien se le montrer. C’est donc d’abord ces « autres-là », c’est cette «altérité», qui l’altère ce moi…

                      Depuis quelques années se poursuit un «filon» sans que je sache bien où il me mène. Enfin, pour tout vous dire, je ne sais plus très bien non plus s’il est «filon» ou «sécrétion»: fil d’Ariane ou bien de soie et par soi-même sécrété. Qui suis-je? Thésée ou l’araignée? Ces deux personnages-métaphores cohabitent en moi sans que je sache encore bien les accorder, mais ça viendra (et on en est, dans ce travail que je me suis inventé, au même point que les harmonistes de grandes orgues, il faut faire exister ensemble des « jeux » qui parfois ne sonneraient pas juste  si on ne donnait pas un petit coup de pouce ici ou là, si on ne les désaccordait pas un peu pour mieux les harmoniser. C’est toute la question de l’Organiste qui ne réussit pas à accorder la Voix humaine, mais c’est aussi celle des deux amants qui vont s’aimer après avoir écouté l’unda maris, l’onde marine, jeu d’orgue où sont mêlés, frottent, palpitent les sons de deux tuyaux ajustés entre eux à deux hauteurs légèrement différentes, et qu’on appelle aussi parfois, la voix céleste). Enfin, pour en revenir à Thésée araignée, le plus intéressant n’est pas tant ce qui est sécrété que la façon dont tout ça se sécrète. C’est bien sûr un processus « secret », mais à quoi bon écrire si rien d’interdit n’est révélé.

                Quoi qu’il en soit, et sans préjuger en rien de l’hypothétique viabilité de l’Araignée-Thésée, en regardant un tant soit peu rétrospectivement ce “filon sécrété”, si se repose enfin cette question : « Che vuoi » on y pourrait répondre : « Des chimères ». Laissons aux philosophes le soin de “déconstruire”, contentons-nous de bâtir des machines intimes et qui ne servent à rien d’autre qu’à fonctionner : une « sagesse » provisoire et partielle, quelque mythologie plausible. Des rêves qui aient un tant soit peu raison  mais qui donnent aussi quelques raisons de vivre. Un bel absurde objet. Si Dieu est mort en Occident, l’Occidental a besoin de faire naître de nouveaux petits dieux portatifs, personnels et néanmoins précieux. Non pas des dieux à croire, une illusoire totalité, mais des chimères qui se sachent chimère et qui puissent néanmoins donner quelque éphémère perspective d’éternité.

     

     


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