• Roman d'amour seconde partie chapitre I

     

     

     

                                                                                                                                                 

    I

     

                Il y a très longtemps que je n’ai plus côtoyé d’icebergs. Pourtant c’est de l’un d’eux que tout a commencé. D’un iceberg oui. J’ai fait d’abord sur l’océan ma vie, à Terre Neuve. C’était il y a longtemps, si longtemps que jamais, j’étais le commandant d’un remorqueur de haute mer : l’Ecrier. Il avait une proue arrogante, sa poupe était au ras des flots. Et j’entends encore aujourd’hui la rumeur grave et continue de ses moteurs, toujours à tourner au ralenti même à quai, car il fallait être prêts à partir, jour et nuit. Je sais trop bien ce qu’elle mâchonnait cette machine, c’était du vent, de l’eau, du feu, de l’huile et du gazole : tout bien compté du temps. Du temps fossile, et du temps d’homme aussi. Contrepointés dans cette odeur, le bruit de cette combustion, sa vivante toxicité… La cruauté broyeuse et mâchonnante des moteurs et qu’il fallait nourrir toujours de mort vivante, c’était le fondement de toute vie sur l’Ecrier. Mais quand on a cette rumination de feu, d’acier auprès de soi on n’a besoin de rien d’autre pour vivre, c’est un divertissement divin. On ne pense qu’à ça quand on ne pense à rien. On s’en repaît de cette voix comme Dieu des fumets des victimes. Un rire rauque constamment. Ce remorqueur, tout ce qu’il s’y broyait dedans ! C’était un objet fascinant, je l’ai idolâtré comme une bête : son grondement, la chaleur de son ventre, la tiédeur crème des coursives, leur parfum de pétrole vivant. Et le poste de pilotage. Vaste et vitré avec ses écrans verts, sa barre dominant l’océan. Le Dieu Baal, vraiment; en l’Ecrier, je ne me suis jamais lassé de ma Théodyssée.

                Nous vivions à six là-dedans, mon second, deux matelots, le mécano et le cuistot; et moi. Oui j’ai été marin ou plutôt moine de la mer, c’était une vie antérieure. Ma cabine était ma cellule. Les livres que j’y méditais c’était d’abord la houle lue de là, du poste de pilotage, chaque vague prévue, passée, froissée, franchie comme une page, et qui se refaisait plus loin derrière nous, comme si jamais nous ne l’avions tournée. Ma cabine de capitaine après c’était ma vie secrète. Je devenais un ange là, vivant reclus tant que je n’étais pas de quart ou que la vie du remorqueur restait la même. Comme j’étais léger à cette époque-là, si ailé, si léger ! Il jaillissait de moi sans discontinuer des naître sortis de la nuit de mon être, destinés à y retourner. Pourtant point d’autre monstre en eux que moi. Et je ne savais plus quand j’y priais -car j’y priais à ma façon et presque malgré moi, c’était une extase nouvelle- à qui j’avais affaire, tant leur êtrangeté m’est familière.

                C’était ça. Je suis un sédentaire, c’est pour ça que j’étais marin. La mer, elle est toujours et tellement la même, toujours à se tourner et retourner sur elle-même. Et on y est pourtant toujours ailleurs. On y piétine et on y va, on y tourne des vagues, des pages, autour de soi tous les paysages de la terre.

                Ce remorqueur c’était donc un taureau. Un brouteur d’espace. Parmi d’autres taureaux imaginaires que je voyais aussi brouter autour, plonger et resurgir: tout un troupeau qui s’ébattait. Nous étions toujours seuls bien sûr, ce troupeau c’était dans ma tête. Je me voyais dans l’un de ces taureaux vivants, dans son ventre, son cœur ses couilles ou son cerveau, dans son œil et dans son exil, et je le chevauchais en même temps. A la fois dehors et dedans comme un centaure, s’échappant enfermé du ventre de son animalité. Dedans, mais extrait. Comme Jonas dans la baleine. Mais je m’y débattais bandé. Je ne dis pas que nous étions amants mes matelots et moi; nous l’étions c’est bien sûr, en mer il faut aussi cela pour vivre, mais l’essentiel n’était pas là. Nous étions tous, et chacun autant que tous les autres même si c’était moi le commandant, amoureux de cet animal vivant. Ce dieu nous en vivions. Si nous nous étreignions dedans c’était la bête de métal autour de nous que nous sentions vivre et vibrer en place et lieu des corps que nous nous embrassions. Nous nous étions en lui contemporains exactement, à jouer à cet animal instrument qui nous faisait danser son trot, sa pulsation sur l’océan. C’était comme un ballet. Soudés si monstrueusement.

                J’emportais toujours avec moi sur ce bateau quelque conscience aussi à profaner. Il faut que je me sente malaxé par la parole des vivants, la malaxant aussi comme eux la mienne. Que quelque chose se rumine là-dedans. La vie des hommes je le vois, c’est ma rumination avec la leur, cette façon que j’ai de rire et déglutir et digérer ce que je pense d’eux. Et d’en faire vibrer le temps. Il me fallait aussi broyer de la pensée dans ces campagnes d’hivernage; je prenais toujours avec moi des livres, oui des voix, des âmes à mordre ou à baiser en plus de cette machine. Des livres à lire ou à écrire, à écumer, tout une Chine à inventer - Ne crois pas que ça disparaisse l’effroi devant la déferlante d’eau qui vient devant, qui va passer, qui passe, où le bateau s’engloutit en tremblant, plonge avant d’en rejaillir comme un bouchon léger, vivant, cerné non pas d’écume mais d’un manteau salé qui se dissipe lentement. Juste le temps de mesurer le gouffre autour, devant, dessous, en soi. Et replonger sous une autre montagne. Il fallait le tenir l’Ecrier, le guider, le sentir déraper, vaciller et rugir. On ne plonge jamais deux fois dans une même vague, ou une même voix. Et chaque houle est une voix qui se retient ou qui se tait mais qui pourrait hurler, qui déferle et qui hurle parfois. Vraiment, jamais la même loi ! Tout est possible et le moindre faux pas c’est la dissolution. L’autre côté du bastingage. Et à la barre on n’a pas droit à l’à-peu-près. Vraiment, c’est trop facile de crever. L’effroi, ça devient un malaise à peine perceptible, un souffle qui se court, descend jusqu’au sexe qu’il tend. Juste un agacement. Nous étions hommes là-dedans, six de ces êtres suicidaires et fragiles qui aiment amuser la mort. Dans ce poste de pilotage, je les tenais entre mes mains si fort !

                Dans ma cabine après, sur la tablette auprès de ma couchette, toute l’écume et tout le froid, tout le sel qui m’avaient giflé ils prenaient forme là, ils se figeaient sur le papier. Othello m’avait succédé à la barre. Pour un moment je ne pilotais plus, je ne regardais plus s’ouvrir ni se fermer devant, se feuilleter ce livre d’océan, il me fallait en lire et en écrire d’autres, en papier, juste avant le sommeil. Statues de vent, d’écumes, impalpable soluble, et l’émouvant dans le mouvant. Et l’Ecrier se soulevant je le sentais me soulever. Et tout autour, le vent. En moi, l’état particulier d’épuisement qu’il faut avoir pour partager avec l’être et le temps. La houle devenant un battement de plume…

                Une Chine c’était la vie dans ma cabine, surtout par les nuits de tempête. Je savais qu’Othello était à la barre, je connais sa façon de déchiffrer la mer, cette interprétation qu’il lui donnait. En mesurant la démesure, lui imposant un rythme, un mouvement, et nous la faisant lire. Ma cabine, une Chine disais-je ? Oui! J’étais toujours empaysé sur mer, toujours chez moi, posant autour quelque contrée, tant qu’Othello vivait. Comme s’il m’enracinait là, en haute mer, dans ce mouvant qu’il mesurait. Voilà comment il m’est venu d’aller dans cette Chine singulière, c’était pour moi le pays étranger où vivre corps et âme quand Othello nous dirigeait. Je n’étais plus commandant sur un remorqueur, ballotté sur un océan, mais au cœur d’un imaginaire continent. Il me fallait les deux en même temps : le pilotage et ma cabine après, quand Othello nous pilotait, nous pelotait. L’une infinie, l’autre ce point en mouvement. J’étais des deux, me berçant d’immobilité… A la fois commandant cramponné à la barre et puis après, me déployant imaginé.

                Sur la mer, nous rôdions en quête de navires en perdition. Dans ces zones, la provende ne manque jamais. La négociation du prix du remorquage pendant des jours entiers à la dérive à jouer au plus fin avec le commandant du cargo désemparé et à se regarder avec les matelots, les palabres par radio avec l’armateur, parfois sur un océan déchaîné, jusqu’à ce que la proximité de hauts fonds, de récifs, emporte enfin la décision, tout ce commerce-là, nous connaissions. C’est celui des hommes entre eux lorsque l’argent les fait penser. Nous ne lâchions que rarement nos proies, sûrs que dans ces parages il leur faudrait tôt ou tard cher payer. Et puis après, c’était le remorquage jusqu’au port. La routine. Nous repartions sans toucher terre. Je n’aimais pas quand il fallait toucher de nouveau terre. J’avais si bien vécu parmi ces lignes simples, ce désert. Mon esprit s’en purifiait. En mer, on est toujours au centre de ses terres. Moi, je me suis toujours terré en mer.

                Ma Chine, vous disais-je ? Ma terre c’est aussi mes mots, le remuement des mots qui vont et viennent. Les mots me hantent et m’habitent, je ne suis plus en eux qu’une ombre sur la mer. Mouvants sur du mouvant ces mots. La mer et son écume autour de moi ce n’est rien que des mots. Sa violence et son sel, c’est eux. L’espace où je m’étends. Mais pour lire le temps je dois descendre en salle des machines. J’y perçois plus que le fracas de mes moteurs, j’y entends un oracle, et mieux articulé que celui de la houle. Je me contemple mieux qu’en l’océan dans ce grondement de l’acier : une Pythie qui vaticine et qui le sait, qui lit et lit le pétrole du temps, les arbres vieux et les forêts anciennes, les transforme en fumée. Et cela devient une énigme plus grande que cet effroi dont je parlais. Comment interpréter ce beuglement de l’Ecrier ? Ou comment l’épeler ? On finit par s’accommoder du gouffre autour, mais ça ! Cet abîme-là ! Pour mon malheur il m’est arrivé, pourtant, de déchiffrer ce qui se disait là. Il y avait du plus obscur, du plus profond, du plus tentant… De la matière intelligible il y avait.

                Il lui fallait toujours ce pétrole du temps pour rire et pour meugler, à l’Ecrier ! Et l’espace infini de la houle. Quand je rêvais dans ma cabine il devenait un instrument mon remorqueur, un archet sur des cordes, l’onde qu’un pouce incurve, là où la corde oscille à se faire sonner, une tension dans cette ligne incurvée droite, juste au creux de la vague, un silence vibrant. A l’âme du violon, du violoncelle, un son. L’être d’un monde vieux s’évaporant musique et j’en étais la main. Des cordes ou bien un orgue, un cor. Quelle sorte d’accords ? Un gong sonore. L’Ecrier tout entier un archet se posant, s’écrasant et criant sur les cordes des vagues. Sur le corps de ces vagues.

     

     


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