• Roman d'amour seconde partie chapitre 9 et dernier, et épilogue

     

    IX

     

                Climat. Tu erres dans des mots que tu ne connais pas. Toutes ces peaux collectionnées ne t’aident pas. Circonspect, circonscris, déchiré de nouveau. Tiré de l’univers fermé qui te permettait d’être. Ces peaux-là c’est ta mue. A nouveau nu, au froid tu es. Meurtrier. Tu as déjà vécu cela à Terre Neuve souviens-toi. Tu vis toujours un peu la même histoire. Tu ne sais plus comment cicatriser. Peut-être avec des mots d’autres que toi. Au lieu de peaux, ce sont des mots que tu devrais collectionner. Tisser autour de toi tout un manteau des mots des autres. Et te cacher sous d’autres voix. Il va falloir partir, te réveiller, te résoudre à descendre en enfer, te cacher, aller vers cet espace ouvert, ce port où se croisent, se chargent, se déchargent et s’échangent les mots des vivants et des morts, et les monstres de chair. Il va te falloir vivre. Non, tu n’as plus le choix. Tu as pris le train de Marseille. Un matin de février tu as débarqué là, sur le quai de la ville vieille, au beau milieu de la lumière. Midi. Tu as fermé les yeux tellement la lumière est cruelle. Elle t’est apparue comme pour la première fois: sa cruauté t’agresse. C’est ta cruauté même que tu vois. Tu te sens les contours rongés, tu es la peau ouverte, tes ailes sont coupées. Ton coffre est avec toi, bagage accompagné.

                Et te voilà, te refaisant ta vie de mots à Marseille sous sa lumière impitoyable essayant de te payer de mots et te dissimuler sous eux. Nouvel habit, nouvelle peau. Et tu es devenu Mauron, tu as vêtu ce nom sans envolée. Mauron, ce nom qui t’arrondit : étrange nom pour la chute d’un ange… Tu t’en es revêtu.

     Tu es devenu romancier par procuration, amant de Georgia sans histoire, sans autre histoire que celles des clients. Bien protégé de tes ailes et de toi par ces mots-là qui tournent rond. Homme d’affaire. Grand égoutier des passions de Marseille, il en faut bien des comme ça. Tu savais rassurer. Ton histoire la vraie, l’officielle, elle a commencé là. Tu as flatté, tu as aimé ces passions-là, tu t’es prostitué comme il se doit, comme les autres. Et l’argent, ce moyen suprême de communiquer entre vivants, tu l’as froissé entre tes doigts, entre tes dents. Tu caresses l’argent, tu l’aimes. A ce feu-là tu as brûlé ce qu’il te restait d’ailes. Tout ce carnet de bord, carnet de mort écrit avant d’avoir aimé l’argent, il faudra le brûler aussi. La trace de tes plumes… Tout ce qui reste d’Elles.  C’était avant, quand tu savais parler aux morts, parler au temps. En attendant, le sceller dans un mur. Que ça ne se voie pas et ne s’envole pas. Le garder. L’oublier là-dedans. Ca ne s’accorde pas vraiment avec le beau bureau moderne que tu as maintenant rue Dragon, entre la rue de Rome et la rue Paradis, avec ses lignes droites et ses néons, ses carrés rassurants de liège ou de styrène, et leur légèreté contemporaine. Ce serait une faute de goût de la part d’un expert et d’un sujet censé savoir. Il vaut mieux l’enterrer au centre de ta véranda baroque ce carnet, rue Longchamp. C’est secret. Ce serait mieux si ça n’existait pas. Il faudra bien le supprimer. Plus rien de toi sinon ce passé-là n’est plus à toi. Tout de toi est à vendre. Tu as pignon sur rue. Sans ombre. Il te faut taire tout cela, le faire disparaître. Georgia elle seule rirait, saurait rire à cela si un jour tu te tues.


     

     

    Feuillet manuscrit

     

                En roulant dans la rue Dragon, j’ai vu jouer sur un trottoir deux petites filles aux cheveux très longs, l’une très brune et l’autre blonde. C’était hier, j’étais pressé, j’ai à peine eu le temps de les apercevoir, le cerne bleu autour des yeux très bleus de l’une, la peau mate de l’autre sous ses cheveux noirs. Elles étaient belles. Je les aurais volontiers emportées avec moi ces deux petites filles. Peut-être pour les dévorer ou pour tout autre chose. Leur image depuis m’est restée. Aujourd’hui, il n’y avait bien sûr personne à cet endroit, il était vide le trottoir. J’ai entendu un bruit. C’était un garçonnet tirant au bout d’une ficelle un petit remorqueur à roulettes, en plastique jaune et bleu. Il imitait des lèvres la vibration d’un moteur. Il m’a regardé sans me voir, l’air sérieux, accroché à son rêve et aux mains de sa mère. Le feu était passé au vert, j’ai démarré rapidement.

              Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai pensé en roulant à ceux qui respiraient en même temps que moi mais que je ne connaîtrais pas ; je revoyais les yeux de cet enfant et je pensais à tous les yeux, les vies, les vices et les rires dont je ne pourrais rien goûter, à tous ceux qui le matin se lèvent comme moi pour s’en aller gagner leur vie et qui, le soir, s’endorment fatigués. Je conduisais déjà sur la route qui mène à Cassis; j’allais vite. J’ai soudain si violemment senti qu’ils m’entouraient, qu’ils étaient là ces gens, tous ces gens dans ces rues d’où je voulais partir et m’échapper, qu’ils vivaient dans le même temps que le mien et pourtant dans un autre présent, et tous à leurs vies singulières, tissant entre eux ces liens arachnéens, innombrables, fragiles, et chacun à ses jeux, que j’ai eu un vertige. Je me suis arrêté. Je gravissais déjà le col de la Gineste. Marseille était en bas, posé entre la mer et le calcaire autour de moi, dans la lumière. J’ai peut-être dormi dans la voiture. L’après-midi me faisait mal. J’ai rêvé au jour, à la nuit qui toujours courent sur la terre et sans relâche endorment, éveillent, endorment les vivants qui les voient revenir constamment jusqu’au jour de leur mort. Je voyais là des hommes qui s’endorment et d’autres qui s’éveillent et d’autres endormis et d’autres éveillés, et certains qui ont chaud, qui ont froid, qui ont frais, et que c’était tout ça en même temps, la terre : la vie, l’amour, la naissance et la mort. Le massacre et la guerre. Tant de regards indifférents, vivants ou morts. Ou affamés. J’ai vu soudain tout ça tourner si fort, devenir cette ronde sans fin qui jamais ne revient que j’ai senti une nausée, une pitié pour cette humanité qui allait bientôt disparaître. Et je ne sais plus bien si c’est d’elle que j’ai pitié, ou bien de moi, ou bien du monde entier, je me sentais si solitaire et solidaire, si ordinaire, j’ai vomi de ce mouvement-là que je sentais me chavirer. Cela venait du fond de moi cette nausée, comme si j’avais voulu sortir de là. J’avais le mal de mer, je crois, ou bien le mal de terre.

              Et puis j’ai regardé la vie tenace des fourmis dans l’herbe sèche, leur mouvement ténu, trébuchant, continu, qui déjà s'appropriait ce que je leur avais malgré moi dit, et c’est mon avenir que j’y ai lu. C’est sûrement mon destin de nourrir les fourmis.

              Une hypothèse saugrenue me vient ; si le mal nous paraît serpent ou bien dragon, c’est que peut-être on a la trace encore un peu de la terreur des Dinosaures en nos ancêtres mammifères. Alors j’ai pensé aux descendantes des fourmis que je voyais, lorsque l’humanité disparaissant redonnerait sa liberté à la vie de la terre. Je les imaginais grandir, pousser, devenir belles peu à peu, d’une beauté intelligente, ayant enfin loisir d’approfondir l’être fourmi en elles. Et je ne voyais plus Marseille devant moi mais des ruines, même pas. La planète à une autre échelle. Bien plus vaste et belle que pour nous, bien plus rebelle. Une autre terre. Quand elles auraient grandi à la taille d’un rat et qu’elles distingueraient enfin le mal du bien dans des millions d’années les descendantes de ces fourmis-là, notre vague effigie, liée au souvenir confus de leur toute faiblesse serait en elles l’image de ce mal radical d’avoir été pour nous gibier et même moins que ça : un peu de vie à supprimer. Voilà la seule et la plus forte trace que nous aurons laissé : l’image de l’horreur aura pour les fourmis intelligentes visage d’homme il n’en faut pas douter. Il suffit de baisser les yeux sur l’herbe où je me tiens pour deviner. Elles vaquent à leurs occupations communes de fourmis. J’en cueille et j’en broie une entre mes doigts sans avoir l’impression de tuer du vivant mais c’est moi que je tue en la tuant. Et c’est plus fort que moi de faire ça. Il y a comme un destin, là. Leur future intelligence, je la vois plus belle que la nôtre si vraiment je la vois, immortelle, partagée, naissant de leurs connaissances échangées, sans cette angoisse de la mort. Planant au dessus d’elles sans qu’aucune n’en soit touchée. C’est notre malédiction d’être des fourmis pensantes et pesantes (c’est notre poids qui nous tuera), d’avoir cette conscience singulière qui nous rend arrogants, angoissés, essayant de faire monter jusqu’au ciel l’œuvre de nos pensées.

              Et comme nous avons reconstitué les dinosaures à partir de quelques squelettes, j’imagine ces fourmis-là, celles qui vivent dans ma tête, les descendantes de celles que je vois, essayant de comprendre ces quelques boursouflures sur la terre, ces tumulus de ruines érodées dont les auteurs semblaient être si fiers, ces vastes périmètres dont elles ne verront plus que quelques traces protégées, exhumées, quelques moignons de fondations fossilisées. Elles se demanderont ce que pouvaient cacher de si précieux pour nous ces bâtiments, ces pierres ou ces tessons de verre. Et elles nous imagineront avec leur imagination fourmi, elles nous aimeront à leur merci. Elles nous “envisageront” elles aussi. Leur image de l’Humanité sera ce qui n’est pas l’universelle et triomphante Fourmité; cette façon énorme d’exister les glacera d’effroi, nous serons devenus leur mal, elles nous aimeront pour ça car notre échec sera leur raison d’être, cela justifiera l’être fourmi d’administrer enfin la terre. Elles nous recycleront elles aussi, à leur façon, elles nous repenseront. Ce sera leur façon de se venger, d’ainsi nous manger en pensée tout en nous faisant vivre à leur image. Et nous les aiderons enfin à croire en elles. Auront-elles besoin de ça? Je ne le leur souhaite pas. Je leur souhaite de m’être inimaginable. Mais peut-être y aura-t-il aussi un jour un inimaginable enfer fourmi…

     

              Il faudrait que je raconte un peu ma vie pour revenir à moi et m’empêcher de m’offrir aux fourmis. Pour m’ancrer à l’humain que je sens me quitter et lui donner un sens. Ou bien, c’est moi qui me dérobe à lui, au fond sans regret. Je me sens dériver vers ailleurs. Irrésistiblement, quelque chose m’entraîne… Où ça ? Vers la rivière de Cassis peut-être, ou bien sa voie ferrée. Je ne sais pas vraiment vers où cela m’entraîne, mais j’y vais.


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