• Roman d'amour seconde partie chapitre 8

     

     

     

     

     

    VIII

     

     

                Quand Yue Ling est arrivé dans la communauté (c’était longtemps après), il voulut tout d’abord rester seul. C’était un jeune homme frêle. Il lui fallut, d’abord, s’habituer à l’épaisseur de l’air de Lure. Il est resté dans le parloir, entouré de ses instruments, sans bouger, sans boire ni manger, longtemps, longtemps, sans que personne ne pénètre. Virgile et Gabriele étaient violemment frustrés l’un de l’autre. Impossible d’aller tisser leurs voix ensemble ou de jouer ensemble autour de leur piano tant que Yue Ling vivrait là. Enfin, au bout de sept jours, il a fait dire aux moines de venir. Il était en lotus, assis devant le piano de Virgile et derrière une cithare en bois rouge violent. Ses traits étaient tirés, son visage d’enfant fermé, très blanc. Du silence a surgi le tourbillon d’une tourmente. Et puis une musique fugitive, mais qui semblait définitive. Gravée comme une foudre sur le temps. Puis plus rien. Chaque morceau durait un battement de cil, mais concentré, si dense que son poids déséquilibrait; c’était comme un vacillement d’un centre déplacé. Et le silence, entre deux morceaux, semblait plein.

                L’espace autour de moi, soudain démesuré. C’était instantané, le désir d’un meurtre et plus rien, l’idée d’un monde inhabitable et désirable au plus haut point, la cruauté d’un soleil sur la glace. Et le froid d’une Hyperborée ! Chaque instant musical compact, un coup de poing, des monstres marins évanouis sitôt qu’évoqués. Evaporés. Dans mes branches ou dans mes branchies, une vague ou un vent qui me ployait à rompre. Et ce fleuret dont je vous ai parlé, soudain à vif dans ma main droite. Il naissait de mes dents des fleurs, je les sentais germer, pousser, s’épanouir pulpeuses rouge sang, et mes dents les broyaient. Tout bourgeonnait dedans. La musique et son pollen violent me fécondaient. J’étais en même temps la flore qui poussait, le ruminant : quelque chose parlait en moi de moi, qui m’exprimait en me coupant, comme une lame un fruit tranché en son vivant. l’Ecrier, surgissant et beuglant, son étrave taureau dressée fendant les flots entre mes yeux comme un couteau, me tranchant au milieu. Ou bien les yeux froids d’une fée qui seraient devenus glacier, me regardant. La paix que je croyais avoir trouvé à Lure venait d’être. Je sentais s’imprimer malgré moi sur mes traits un masque de glaise et de sang, une grimace, j’aurais voulu chasser ce rictus incrusté mais impossible. Quelque chose de la musique m’obligeait. Son doigt me modelait. Je ne sais plus si c’était la musique ou bien ce qu’elle avait levé en moi de carnassier. Je me sentais malaxé du dedans. Des dents s’impatientaient aussi dans mes oreilles, elles poussaient à mes tympans, mâchaient, broyaient. Une langue dans mes oreilles, une dans chaque, goûtait le son ardent et fort, pimenté, dur, charnel, bouleversé, du chant. Des dents, partout en moi semées, poussaient, grinçaient, et puis surtout le dur si dur de leurs racines déchiquetant le déchirant du chant. Et des langues partout, à savourer le tout du sang. Impossible de savoir d’où venaient ces goûts-là, si c’était du dedans de moi, des lèvres de Yue Ling ou des miennes, ou des cordes de l’instrument. Ces bouches pleines de damnés à broyer, me broyant. Une complicité telle entre cette musique et mes boyaux. J’écoutais par delà les mots la voix que je ne cessais pas de mordre. Car c’était une voix cette musique-là! Qui me tordait et tendait mes boyaux, les vrillait, les mordait. Je me broutais et je me sentais mordre et me mordre de mots. De nouveau l’Ecrier devant moi, m’éperonnant, m’ouvrant en deux de son étrave, et m’éventrant… Je me voyais me dévorant, grelottant, déchirant le sanglant de ma chair. Ce jeune enfant à la tête de fée qui jouait en chantant, ce n’était pas Minos pourtant. Il me rongeait, dehors, dedans, il me pelait et m’appelait. Ce n’était plus un chant mais un glas seulement.

                Sa musique m’avait mis comme au bout d’un index. C’était un pal accusateur qui peu à peu me pénétrait. J’étais juché en haut d’un tuyau d’orgue ouvert et creux qui m’accusait et me chantait, et peu à peu me perforait. Et j’y pétais dedans de peur. Là-haut j’étais, criant à cette extrémité aiguë. Accusé. Mon corps coupable autour, sur l’échafaud, et peu à peu coupé, et laissant s’échapper des morceaux de Phèdre ou de Ye Ma, je ne sais plus je ne sais pas, des cris ou des débris de ce glacier interrompu. C’était à moi de mourir nu. Je le devais. C’était à mon tour de payer. Et ce chant me tranchait, je vivais mille morts, décomposé, recomposé, découpé, recoupé encore. Et pénétré jusqu’à la mort. La musique riait en moi et c’était moi qui m’écriais. Le cri que Phèdre et que Ye Ma n’avaient pas eu le temps de pousser, c’était lui qui poussait en moi. Je criais et ce n’était plus moi mais la musique. Un tuyau d’ogre me rongeait depuis dedans. Je n’étais plus que ça, une machine à mutiler se mutilant. Ce tuyau s’enfonçant, tout m’échappait de là, tout s’échappait, me revenait. Ce passé si présent, l’Ecrier, l’océan. Broyé, coupé de tout et sans racine à rien, coupé soudain de tout moi-même, ruminé par ce ruminant. A la dérive et en morceaux.

                Je n’étais plus à Lure, enraciné paisible au centre de ces terres : précipité soudain au creux de ce vivant je dérivais au ventre de la mer, une partie de moi plantée grotesquement dans une jatte dériveuse, un pot d’encre appelé l’Ecrier, poussant là mes racines rêveuses, m’abîmant peu à peu, englouti, digéré d’océan, devenant ce taureau monstrueux dont la mer ne cessait d’accoucher. Cette musique était un juge, un châtiment, un jugement. Et elle me condamnait. J’étais damné dedans.

                Enfin la musique s’arrête. Je devais être pantelant. Je me sentais brisé. Les autres moines se regardaient curieusement. « Je suis venu pour vous parler » dit le jeune bouddhiste. Et il me regardait aussi. « Donner un nom aux maux muets. Et je voudrais des mots gluants, glaireux, des mots râpeux pour qu’ils accrochent l’être, qu’ils soient aussi violents et forts qu’une langue et des dents. Des mots monstres qui fixent des monstruautrités. Pardon, je voulais dire, monstruosités. »

                Il parlait bien, sa voix me chantait à l’oreille un accent étranger, c’était comme un soulagement après. Il murmurait à moi, à moi seul tout cela, comme s’il était venu exprès. Tout son être semblait léger, l’éloquence de son silence déplaçant l’air sans le toucher. J’étais encore tout tremblant de sa musique. De ses yeux noir scrutant la vie de ceux qu’il regardait, il donnait l’impression de palper leur matière et la goûter. Je devais être un peu de mâche entre ses dents, ou du laurier à peine amer. Je n’avais jamais eu secret pour lui, je le savais. Ses yeux si beaux me ruminaient. Mes yeux, je les voyais posés sur la peau de ses lèvres, je voyais bien ses mots me pénétrer la chair. Je restais interdit. Son nom signifiait nous a-t-il dit : « l’âme de la musique » et il nous désorientait, nous « désoccidentait » plutôt comme il disait.

                Sa musique en suspens stagne, foudroie, se précipite : une calligraphie sonore, et les sons comme une encre exsudée d’un pinceau. Des caractères figurés d’une traite et d’un trait s’effaçant juste après, mouillant la peau. J’avais la terreur de ses notes et ses mots. Il nous prenait dedans nous en étions baignés. Bercés du poème des êtres, immergés dans cette vague du vivant. Aspergés d’encre ou bien de sang. Il nous noyait dans sa tourmente. Il n’y avait que moi me semblait-il pour en être affligé. Il traçait des signes en l’air comme une épeire autour des proies pour les cerner. Et j’étais digéré plusieurs fois, comme dans des estomacs pluriels.

                « Le premier geste du sage a été de pisser sur la statue de ce Bouddha qu’il était venu honorer » m’a-t-il dit quand il m’a embrassé. Car il m’a embrassé, le premier. Je savais que je serais sa proie. C’était moi qu’il avait élu. Nous étions seuls dans le parloir. J’ai senti ses lèvres sur moi. Je l’ai touché, nous nous sommes aimés, j’ai découvert qu’il était femme. « Il faut d’abord t’humilier ».

                Elle m’a pissé dessus, j’ai bu. Elle était à genoux sur moi, j’étais allongé nu, la bouche sous son sexe. J’ai bu avidement. Elle m’a mouillé aussi tout le visage et les cheveux en urinant, pour me laver. Elle m’essuyait des mains après, me caressant. En même temps, elle me disait : « Souviens-toi de la mer. Ce sont tes larmes salées que tu bois, les voilà, tu les attendais n’est-ce-pas ? Je te les offre, prends, bois-les. Soulage-toi. Laisse-toi t’en aller à ça. Je sais bien que tu me tueras, c’est ta loi meurtrière. Je pourrais m’échapper mais tout m’attache à toi, déjà je n’y peux rien tu me tueras, il faut donc que tu pleures, que tu boives à mon amer. » Elle me regardait en disant ça, nue, tendrement à genoux sur moi, ouverte et tremblant un peu. Après, toujours sur moi, elle a pris un bâton d’encre noire, elle a broyé dans l’encrier un peu de cette craie mouillée d’urine, elle s’est reculée, a trempé un pinceau et elle a calligraphié sur mon torse allongé, quatre caractère. Puis quatre encore. J’avais les yeux fermés et je sentais le mouvement de son pinceau dressé, le rythme de son bras et comment il m’ouvrait la peau ; mais au lieu de me donner la mort c’est la vie qui venait de là : des mots que je ne comprenais pas, qui un instant m’apaisaient d’être. Ils chuchotaient depuis ma peau ces mots tracés, et elle m’en a couvert le corps jusqu’à ce qu’il devienne noir, entièrement couvert de ce noir d’encre. Je bandais, je tremblais. Tous son corps depuis son périnée s’appuyait contre moi, à genoux doucement sur mon bas-ventre. J’en ai toujours la trace dans la tête. Elle s’est relevée. Elle a ri : « Je t’ai couvert de mort » m’a-t-elle dit « maintenant, lave-toi ».

                Et puis, après l’amour, redevenue garçon. Insaisissable. Et je ne pouvais plus imaginer la femme qu’il était. Et je le désirais femme sans pouvoir me le figurer. Morgiane était son nom de femme quand il l’est. Son corps a la sveltesse d’une idée. Son visage se confondait pour moi à ceux de Qing Lin et de l’amante d’Othello, superposés à ceux de Phèdre et de Ye Ma. Changeant, subtil, évanescent, ductile et se contrepointant à ceux que j’avais rencontrés. Devenant tour à tour Phèdre, Ye Ma, Othello ou Minos. Une autre fois, longtemps après, Yue Ling m’a dit, ou plutôt, m’a chanté (elle avait cette façon secrète de parler quand on faisait l’amour, de chuchoter à mes oreilles) : « N’oublie jamais qu’on ne fait pas exprès de vivre et de penser, que c’était là d’abord et avant soi, et que soi c’est venu après. Mais je dis des choses vivantes quand je dis, c’est du vivant qui vient de bien plus loin que moi quand je le chante et je ne sais jamais jusqu’où ça va, ni d’où ça vient, ce n’est que de la vie vivante qui revient et devient, se rappelle et rappelle. De l’en-deçà, de l’au-delà. Quant à l’âme qui meut ma main, une voix nue dans une main de mère. Mon chant c’est l’image de ça, un cœur qui bat dans une main, tout le vivant qui vient et va. C’est du rythme tout contre moi, qui me précède et qui se cèle et scelle en moi. Je ne connais que ça, ces mots qui désaltèrent. D’ailleurs, être humain, ce n’est peut-être pas seulement être soi, cela n’importe quel vivant sait faire, c’est de savoir envisager. L’être ange et l’étranger où l’on croyait se voir, où l’on croyait savoir. Et apprendre à l’aimer, à le connaître, à le nommer ou à le dessiner. Toi, n’essaie pas d’être plus intelligent que ce qui vient et t’est donné. »

                Elle me caressait. J’étais ma tête entre ses seins, une oreille blottie contre elle. Je l’entendais de l’intérieur. Ce qui bougeait sous sa poitrine frêle était un être antérieur, un frais frisson d’ombelles, la feuillaison d’un frêne, caprice d’un parler mouvant. J’entendais le chuintement de sa salive sur sa langue. Et puis, elle m’a pris la main, l’a posée sur son ventre, elle a dit : « Sens comme je suis enceinte. C’est de toi. C’est le tien celui-là, sens-le bouger ». Après, elle a dégrafé sa robe, a pris ma tête entre ses mains : « tète-moi. » Je l’ai fait. Elle me regardait. En même temps que ma paternité, Morgiane en me regardant la téter m’apprenait comment, un jour lointain, j’avais pu exister, n’avoir été que ce visage de ma mère contemplé, ses traits que je lisais sans même m’être su regard. Avoir d’abord vécu dans ce regard de mère où je plongeais le mien sans savoir même si j’étais regard. Morgiane me le révélait. Un sanglot m’est venu. Je me suis blotti fort contre elle. J’imaginais entrer dans le blanc de son lait : dans ses deux mamelons il me semblait distinguer le profil de toutes celles dont elle était née, les bouches emboîtées les unes dans les autres, toutes ces femmes papoter, papotant, se bécotant et se tétant, et prêtes à nourrir de leurs sèves secrètes la nouvelle née qui viendrait. Je voyais la lignée d’où elle vient, blottie dans sa poitrine bien fermée. Ses ancêtres fanées souriaient là, vivantes, bienveillantes, à la fleur de ses seins, à l’intérieur, toutes à l’intérieur comme Matriochkas, et susurrant le lait de leurs câlins. Le sein gauche, plus près du cœur, contenant les mères de sa mère et le sein droit, plus loin, les mères de son père. Et son bébé -le mien !- passant d’un sein à l’autre apprendrait d’où il vient en suçant ces tétins… Elles lui parleraient quand il les téterait, tout à la fleur. Toutes et toutes à la fois, elles seraient là à chuchoter ce qu’elles savaient, comme des fées.

                Yue Ling, Elle est restée très longtemps avec nous, elle a couché avec chacun de nous avec méthode, pour comprendre nous disait-elle d’où venaient les remous dans la musique de Virgile. Je n’étais pas jaloux : elle se métamorphosait au point de n’être plus rien d’elle. Ou plutôt si, j’en étais fou. Son visage d’enfant changeait. Son ventre enceint nous enchantait. Elle chantait avec nous à l’office. Elle avait pénétré notre temps, cette musique opaque, sa voix nous engrossait l’oreille, à Virgile, à Gabriele et moi, à tous les trois… Juste avant qu’elle ne parte, elle m’a dit à mi-voix : « j’étais aussi venue chercher cette Virgilité en toi. »

                Le jour de son départ, elle a chanté une œuvre de Virgile qu’il avait composée pour sa voix avec nous. Sa voix vibrait avec les nôtres, les étreignait d’un timbre intérieur dont on ne savait pas d’où il venait. D’elle, émanait tout l’étranger de soi. Son chant, il nous bandait tous à la fois, il caressait au plus secret comme un fantôme d’homme. Nous étions autour d’elle un grand orgue de chair, nos vits, nos voix dressés faisant jaillir avec cet air des harmoniques inouïes. Elle nous hantait de nous chanter et nous chantions aussi, elle était l’air autour de nous mais un air substantiel, fécondé, un creux qui se creusait d’une forme de nous, qui allait accoucher. Et nos bouches à son tempérament ouvertes, unies, soudées, engrossaient nos voix l’une à l’autre. Nous étions un grand orgue tendu, aux inflexions toujours en mouvement et portant de la vie. C’était bien la musique concave, toute tournée vers l’intérieur que Virgile nous composait, mais habitée par quelque chose d’émouvant qui allait naître, se mouvait, nourri depuis notre dedans. Yue Ling nous visitait et sa Visitation nous fécondait. Ou plutôt c’était son utérus vivant qui nous chantait, le fruit sonore de ce chant, son fœtus. De l’opaque s’élucidait… Mais je ne savais pas que ce chant serait son adieu.

     

                Elle est partie, ou elle a disparu juste avant d’accoucher. Sur le piano de Virgile, elle avait griffonné quelques mots d’érotique ironie :

     

                «Vous trouverez ce papier sur le sable ou dessous, c’est selon. Ou plutôt, ce sera le sable même ce papier, la table instable où graver des pensées effaçables. Tout le friable de votre être est là, promis à cette gravité de plume sur le sable, plume ou pinceau tombé, prêt à graver sur la minceur des grains sa vanité de plume avant de s’envoler. »

     

                Un jour, tu sais, tout ça se brisera. Et non seulement ça, il faut que ça se brise maintenant. Tu as besoin que ça se brise, que tout s’écroule et t’envahisse. C’est vrai avoue, tu as dû les tuer eux aussi, Virgile et Gabriele, ces deux élus à Lure, et leur tanner la peau, aplatir leur être de mots, les faire disparaître. Tu as dû les briser, les broyer, les ouvrir, les vider. De rage qu’ils aient pu t’échapper, elle et son enfant à naître. Tu grinces encore des dents, n’es que ce broiement-là qu’elle ait pu t’échapper. Tu ne sais plus très bien ni pourquoi ni comment tu as fait, mais tu sais que cette peau te manque; elle n’est pas celées avec celles des autres dans le coffre de l’Ecrier. Elle vit ailleurs tu sais, et avec son enfant. Ceux qui s’étaient élus à Lure, oui, tués. Sauf Morgiane et son fruit, évidemment. Tu es parti juste après ça de ce couvent, juste après le départ de Morgiane et la disparition de ces deux anges-là.

     

     

     

     

     

     


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