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    II

     

                La première fois qu’elle m’est apparue Morgiane, c’était aux alentours de ma cabine. Elle a d’abord été ce nom venu de Chine imaginaire, un éclair une nuit à Canton.

                Dans ma mémoire ou dans mon imagination les rues de Canton sont sans bruit. Je croyais pouvoir m’y fier mais ce Canton n’existe plus. Le soir depuis la gare, à pied, il fallait affronter des boulevards brumeux, pourtant si rectilignes avec, aux arrêts de bus, des grappes de citadins terreux, au teint verdi par l’éclairage axial. Ils me regardaient passer non loin d’eux à remonter ma nuit, m’entendaient rompre leur silence de mes bruits. Je sentais leurs yeux posés sur moi, visqueux, et puis après je les voyais me regarder du haut de leurs autobus vieux, lorsque l’un d’eux me dépassait. Et je suivais leurs yeux de spectre en moi, une dernière fois, jusqu’au moment où leurs contours se dissoudraient. La lumière des rares réverbères éclairait des façades rigides. Des plantes étaient enracinées aux pierres. Elles poussaient à même les immeubles, se greffant aux enduits, sculptées toutes vivantes, complexes, chantournées, mouvantes. Et les barbes moussues des façades sculptées. Il faut dire que j’ai toujours un peu de terre dans la tête.

                Morgiane m’attendait dans un coin d’ombre de ces rues. C’était un sifflement presque inaudible, comme une anomalie de l’air. Il fallait une oreille aux aguets pour y être sensible. Je m’approchai d’un mur qui m’attirait. Etait-ce bien un mur d’ailleurs cette cloison instable : un son plutôt, un cri, la silhouette de la nuit ? Une forme menue s’est détachée de là dès que j’eus rejoint l’ombre. Elle fredonnait. Je l’ai suivie. Elle s’est arrêtée, elle m’a pris le bras et m’a pressé contre elle. Son corps avait la fermeté de la jeunesse. Sa main a commencé à me palper. Quand elle touche ma barbe, j’entends un gloussement comme un cri étouffé. Je balbutie quelques mots en chinois, j’entends un rire,  on répond en anglais :

                - Tu es Américain ?

                - Français.

                - Pour toi, ce sera dix yuans.

                Il faisait trop noir pour y voir et mes mains l’exploraient. Nous faisions l’amour debout, contre un mur froid dont je sentais l’odeur d’urine et de moisi.

                Notre transaction terminée, mon ombre a voulu disparaître. Je l’ai retenue par le bras. Peut-être elle ne trouverait pas d’autres clients. Il a pourtant fallu que j’insiste vraiment pour qu’elle ose sortir de là. Je devais lui promettre de ne pas la regarder en face, elle avait de la honte à se montrer ainsi après, si près. Et comme la police n’aimait pas les gens de son espèce, elle allait me conduire en un endroit secret. Je n’avais qu’à la suivre. De loin. Elle s’est dégagée, elle est partie la première et d’abord en courant. Elle marchait au milieu de la rue, éclairée vaguement. Elle avait des cheveux noirs luisants, très drus, qui dansaient jusqu’au bas de son dos, et sa robe légère laissait deviner ses contours. Je voyais la courbure des fesses, le rond du cul, les hanches qui plissaient, déplissaient le tissu, le volume des cuisses, l’arrière des genoux, les mollets ronds et les talons dans des sandales nues. Je la voyais de dos après l’avoir touchée. Il y avait du végétal dans sa beauté : sa marche conduisait vers la masse très sombre d’un arbre poussé là, entre le boulevard et un cours d’eau laiteux. C’était un grand palétuvier aux troncs noueux, multiples, aux racines serpentes. Arbre si calme dans la tourmente. Celle que je suivais semblait si frêle devant lui ! Soudain elle s’est évanouie; un peu après sa main m’a pris… (Mais que faisais-je à cet endroit-là de ma vie, pourquoi étais-je en train de pénétrer dans ces ténèbres végétales ?)

                Elle me tenait la main, me frayait un chemin dans un dédale de branchages. Nous nous étions assis dans une cavité du tronc qui laissait voir au loin, dehors, des jonques émerger noires de la brume. Elles passaient dans le silence devant nous sur un canal. Ma Chinoise s’appelait Qing Lin. Elle était étudiante. Elle parlait beaucoup. Quand je lui ai demandé pourquoi elle s’est mise à rire :

                - Qui le sait ? Sûrement pour le plaisir de dire.

                Et, après un silence :

                - A quoi bon dire vrai si je peux te mentir?

                -J’aime mieux te mentir en anglais, l’anglais c’est bien pour raconter n’importe quoi.

                Après, elle a dit quelques mots en chinois et même si je ne comprenais pas, quelque chose en sa voix frémissait.

                Au milieu du labyrinthe des racines, un creux épousait nos deux corps. Nous restions là, lovés l’un contre l’autre dans un ventre. Je ne voyais rien d’elle et la palpais. C’était l’âme de l’arbre. Elle a rompu l’instable instant, elle s’est levée :

                - L’aube ne va pas tarder.

                - Attends encore un peu.

                Je l’ai poussée doucement. Une odeur montait de l’écorce ou bien d’elle. Elle a ouvert ses cuisses autour de moi, s’est suspendue à moi, ses mains plongeaient dans mes cheveux. Bien qu’elle ne fût pas lourde elle m’enracinait de son poids. J’étais en elle et nous ne bougions pas.

                            Je parlais doucement en français, dans sa bouche et contre ses oreilles, je lui disais n’importe quoi, je chuchotais, elle ne comprenait pas mais gémissait. Je la sentais ouverte à tout de moi.

                Quand tout a été consommé entre nous, elle m’a dit:

                - Je vais partir. Je me retournerai après dix pas. Tu verras mon visage de loin. Adieu ! Attends encore un peu avant de quitter l’ombre, là.

                Elle s’est dégagée de l’entrelacs de branches et de lianes et puis s’est éloignée. Comme elle passait sous un réverbère elle a tourné la tête, j’ai entrevu ses traits, déformés par deux cicatrices, un V sur chaque joue. Ce visage défiguré était mouillé de larmes et c’était comme un masque ces larmes. Et ce visage d’océan voulait gommer celui, brisé, du continent. Elle m’envoie un baiser de la main et se met à courir sans plus se retourner. Deux visages dans ma mémoire, celui d’un arbre et puis des cicatrices sous des larmes.

                En revenant vers la gare, je remarquais le long des rues d’autres arbres comme celui-là. La lumière de l’aube me montrait leurs blessures : moignons, troncs entaillés, racines nues. Mais en marchant je les voyais s’enfler de sève verte et déferler, desceller les pierres et les murs qui les entouraient. Un paysage fissuré. L’océan de nouveau se mettait à bouger.

                Morgiane, voilà comme elle m’est apparue la première fois, c’était autour de ma cabine ou en deçà, dans cette Chine souterraine, aérienne je ne sais pas, au beau milieu du vent et de la nuit, j’ai son regard gravé depuis cet instant-là. Ses yeux de loin, sous ce réverbère incertain, à Canton, dans ce canton lointain de vie, s’enracinant au cœur d’une Chine océane.

     

     

     

     

     

     


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    I

     

                Il y a très longtemps que je n’ai plus côtoyé d’icebergs. Pourtant c’est de l’un d’eux que tout a commencé. D’un iceberg oui. J’ai fait d’abord sur l’océan ma vie, à Terre Neuve. C’était il y a longtemps, si longtemps que jamais, j’étais le commandant d’un remorqueur de haute mer : l’Ecrier. Il avait une proue arrogante, sa poupe était au ras des flots. Et j’entends encore aujourd’hui la rumeur grave et continue de ses moteurs, toujours à tourner au ralenti même à quai, car il fallait être prêts à partir, jour et nuit. Je sais trop bien ce qu’elle mâchonnait cette machine, c’était du vent, de l’eau, du feu, de l’huile et du gazole : tout bien compté du temps. Du temps fossile, et du temps d’homme aussi. Contrepointés dans cette odeur, le bruit de cette combustion, sa vivante toxicité… La cruauté broyeuse et mâchonnante des moteurs et qu’il fallait nourrir toujours de mort vivante, c’était le fondement de toute vie sur l’Ecrier. Mais quand on a cette rumination de feu, d’acier auprès de soi on n’a besoin de rien d’autre pour vivre, c’est un divertissement divin. On ne pense qu’à ça quand on ne pense à rien. On s’en repaît de cette voix comme Dieu des fumets des victimes. Un rire rauque constamment. Ce remorqueur, tout ce qu’il s’y broyait dedans ! C’était un objet fascinant, je l’ai idolâtré comme une bête : son grondement, la chaleur de son ventre, la tiédeur crème des coursives, leur parfum de pétrole vivant. Et le poste de pilotage. Vaste et vitré avec ses écrans verts, sa barre dominant l’océan. Le Dieu Baal, vraiment; en l’Ecrier, je ne me suis jamais lassé de ma Théodyssée.

                Nous vivions à six là-dedans, mon second, deux matelots, le mécano et le cuistot; et moi. Oui j’ai été marin ou plutôt moine de la mer, c’était une vie antérieure. Ma cabine était ma cellule. Les livres que j’y méditais c’était d’abord la houle lue de là, du poste de pilotage, chaque vague prévue, passée, froissée, franchie comme une page, et qui se refaisait plus loin derrière nous, comme si jamais nous ne l’avions tournée. Ma cabine de capitaine après c’était ma vie secrète. Je devenais un ange là, vivant reclus tant que je n’étais pas de quart ou que la vie du remorqueur restait la même. Comme j’étais léger à cette époque-là, si ailé, si léger ! Il jaillissait de moi sans discontinuer des naître sortis de la nuit de mon être, destinés à y retourner. Pourtant point d’autre monstre en eux que moi. Et je ne savais plus quand j’y priais -car j’y priais à ma façon et presque malgré moi, c’était une extase nouvelle- à qui j’avais affaire, tant leur êtrangeté m’est familière.

                C’était ça. Je suis un sédentaire, c’est pour ça que j’étais marin. La mer, elle est toujours et tellement la même, toujours à se tourner et retourner sur elle-même. Et on y est pourtant toujours ailleurs. On y piétine et on y va, on y tourne des vagues, des pages, autour de soi tous les paysages de la terre.

                Ce remorqueur c’était donc un taureau. Un brouteur d’espace. Parmi d’autres taureaux imaginaires que je voyais aussi brouter autour, plonger et resurgir: tout un troupeau qui s’ébattait. Nous étions toujours seuls bien sûr, ce troupeau c’était dans ma tête. Je me voyais dans l’un de ces taureaux vivants, dans son ventre, son cœur ses couilles ou son cerveau, dans son œil et dans son exil, et je le chevauchais en même temps. A la fois dehors et dedans comme un centaure, s’échappant enfermé du ventre de son animalité. Dedans, mais extrait. Comme Jonas dans la baleine. Mais je m’y débattais bandé. Je ne dis pas que nous étions amants mes matelots et moi; nous l’étions c’est bien sûr, en mer il faut aussi cela pour vivre, mais l’essentiel n’était pas là. Nous étions tous, et chacun autant que tous les autres même si c’était moi le commandant, amoureux de cet animal vivant. Ce dieu nous en vivions. Si nous nous étreignions dedans c’était la bête de métal autour de nous que nous sentions vivre et vibrer en place et lieu des corps que nous nous embrassions. Nous nous étions en lui contemporains exactement, à jouer à cet animal instrument qui nous faisait danser son trot, sa pulsation sur l’océan. C’était comme un ballet. Soudés si monstrueusement.

                J’emportais toujours avec moi sur ce bateau quelque conscience aussi à profaner. Il faut que je me sente malaxé par la parole des vivants, la malaxant aussi comme eux la mienne. Que quelque chose se rumine là-dedans. La vie des hommes je le vois, c’est ma rumination avec la leur, cette façon que j’ai de rire et déglutir et digérer ce que je pense d’eux. Et d’en faire vibrer le temps. Il me fallait aussi broyer de la pensée dans ces campagnes d’hivernage; je prenais toujours avec moi des livres, oui des voix, des âmes à mordre ou à baiser en plus de cette machine. Des livres à lire ou à écrire, à écumer, tout une Chine à inventer - Ne crois pas que ça disparaisse l’effroi devant la déferlante d’eau qui vient devant, qui va passer, qui passe, où le bateau s’engloutit en tremblant, plonge avant d’en rejaillir comme un bouchon léger, vivant, cerné non pas d’écume mais d’un manteau salé qui se dissipe lentement. Juste le temps de mesurer le gouffre autour, devant, dessous, en soi. Et replonger sous une autre montagne. Il fallait le tenir l’Ecrier, le guider, le sentir déraper, vaciller et rugir. On ne plonge jamais deux fois dans une même vague, ou une même voix. Et chaque houle est une voix qui se retient ou qui se tait mais qui pourrait hurler, qui déferle et qui hurle parfois. Vraiment, jamais la même loi ! Tout est possible et le moindre faux pas c’est la dissolution. L’autre côté du bastingage. Et à la barre on n’a pas droit à l’à-peu-près. Vraiment, c’est trop facile de crever. L’effroi, ça devient un malaise à peine perceptible, un souffle qui se court, descend jusqu’au sexe qu’il tend. Juste un agacement. Nous étions hommes là-dedans, six de ces êtres suicidaires et fragiles qui aiment amuser la mort. Dans ce poste de pilotage, je les tenais entre mes mains si fort !

                Dans ma cabine après, sur la tablette auprès de ma couchette, toute l’écume et tout le froid, tout le sel qui m’avaient giflé ils prenaient forme là, ils se figeaient sur le papier. Othello m’avait succédé à la barre. Pour un moment je ne pilotais plus, je ne regardais plus s’ouvrir ni se fermer devant, se feuilleter ce livre d’océan, il me fallait en lire et en écrire d’autres, en papier, juste avant le sommeil. Statues de vent, d’écumes, impalpable soluble, et l’émouvant dans le mouvant. Et l’Ecrier se soulevant je le sentais me soulever. Et tout autour, le vent. En moi, l’état particulier d’épuisement qu’il faut avoir pour partager avec l’être et le temps. La houle devenant un battement de plume…

                Une Chine c’était la vie dans ma cabine, surtout par les nuits de tempête. Je savais qu’Othello était à la barre, je connais sa façon de déchiffrer la mer, cette interprétation qu’il lui donnait. En mesurant la démesure, lui imposant un rythme, un mouvement, et nous la faisant lire. Ma cabine, une Chine disais-je ? Oui! J’étais toujours empaysé sur mer, toujours chez moi, posant autour quelque contrée, tant qu’Othello vivait. Comme s’il m’enracinait là, en haute mer, dans ce mouvant qu’il mesurait. Voilà comment il m’est venu d’aller dans cette Chine singulière, c’était pour moi le pays étranger où vivre corps et âme quand Othello nous dirigeait. Je n’étais plus commandant sur un remorqueur, ballotté sur un océan, mais au cœur d’un imaginaire continent. Il me fallait les deux en même temps : le pilotage et ma cabine après, quand Othello nous pilotait, nous pelotait. L’une infinie, l’autre ce point en mouvement. J’étais des deux, me berçant d’immobilité… A la fois commandant cramponné à la barre et puis après, me déployant imaginé.

                Sur la mer, nous rôdions en quête de navires en perdition. Dans ces zones, la provende ne manque jamais. La négociation du prix du remorquage pendant des jours entiers à la dérive à jouer au plus fin avec le commandant du cargo désemparé et à se regarder avec les matelots, les palabres par radio avec l’armateur, parfois sur un océan déchaîné, jusqu’à ce que la proximité de hauts fonds, de récifs, emporte enfin la décision, tout ce commerce-là, nous connaissions. C’est celui des hommes entre eux lorsque l’argent les fait penser. Nous ne lâchions que rarement nos proies, sûrs que dans ces parages il leur faudrait tôt ou tard cher payer. Et puis après, c’était le remorquage jusqu’au port. La routine. Nous repartions sans toucher terre. Je n’aimais pas quand il fallait toucher de nouveau terre. J’avais si bien vécu parmi ces lignes simples, ce désert. Mon esprit s’en purifiait. En mer, on est toujours au centre de ses terres. Moi, je me suis toujours terré en mer.

                Ma Chine, vous disais-je ? Ma terre c’est aussi mes mots, le remuement des mots qui vont et viennent. Les mots me hantent et m’habitent, je ne suis plus en eux qu’une ombre sur la mer. Mouvants sur du mouvant ces mots. La mer et son écume autour de moi ce n’est rien que des mots. Sa violence et son sel, c’est eux. L’espace où je m’étends. Mais pour lire le temps je dois descendre en salle des machines. J’y perçois plus que le fracas de mes moteurs, j’y entends un oracle, et mieux articulé que celui de la houle. Je me contemple mieux qu’en l’océan dans ce grondement de l’acier : une Pythie qui vaticine et qui le sait, qui lit et lit le pétrole du temps, les arbres vieux et les forêts anciennes, les transforme en fumée. Et cela devient une énigme plus grande que cet effroi dont je parlais. Comment interpréter ce beuglement de l’Ecrier ? Ou comment l’épeler ? On finit par s’accommoder du gouffre autour, mais ça ! Cet abîme-là ! Pour mon malheur il m’est arrivé, pourtant, de déchiffrer ce qui se disait là. Il y avait du plus obscur, du plus profond, du plus tentant… De la matière intelligible il y avait.

                Il lui fallait toujours ce pétrole du temps pour rire et pour meugler, à l’Ecrier ! Et l’espace infini de la houle. Quand je rêvais dans ma cabine il devenait un instrument mon remorqueur, un archet sur des cordes, l’onde qu’un pouce incurve, là où la corde oscille à se faire sonner, une tension dans cette ligne incurvée droite, juste au creux de la vague, un silence vibrant. A l’âme du violon, du violoncelle, un son. L’être d’un monde vieux s’évaporant musique et j’en étais la main. Des cordes ou bien un orgue, un cor. Quelle sorte d’accords ? Un gong sonore. L’Ecrier tout entier un archet se posant, s’écrasant et criant sur les cordes des vagues. Sur le corps de ces vagues.

     

     


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  • Roman d’amour

     

     

     

     

     

                           

    II

     

     

     

     

    SECRET

     

     

     

     

     

     

     

    Ce qui se crée, c’est toujours du secret. Quelque  chose en se créant sécrète –mais quoi ?… Ca se dit sans se dire et dans ces interstices, du secret au sacré se tisse. Et ce tissu tissé révèle et cache en même temps. Le texte en se tissant nous crie : « J’ai un secret » et ce disant il en dit trop et pas assez. L’art se crée là, dans ce creux se creusant du secret, du sacré, creuset d’un interdit bégayant et béant.

     

     

     

     

                           

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    PROLOGUE

     

     

                « Il faut être méchant pour mourir » voilà ce que se dit peut-être l’Ange quand il nous voit vivre d’en haut si un jour il nous vit. Car jamais il n’a voulu qu’on meure l’Ange étrange. Et s’il a suscité en Othello la jalousie, il le fait de façon qu’autre méchanceté que sienne ait semblé l’éveiller. Certes !

                On sait trop bien pourtant que cet Ange n’existe guère ; il n’est peut-être qu’un poète réglant des comptes avec sa vie en faisant naître et disparaître des êtres de papier… De papier, non pas ! Ce sont des ombres attachées à nos pas qui nous harcellent, nous possèdent et deviennent à notre insu davantage nous que nous-mêmes. Aussi son art nous a-t-il tourmentés à proportion de son génie : même si ce qu’il dit tu le sais faux, il l’affirme avec un tel semblant de vérité qu’il tisse autour de toi la peau d’où tu ne peux plus t’échapper. Et ce n’est plus une ombre mais l’Habit de Lumière et tu es fasciné par ce soleil menteur comme le papillon par la clarté de la bougie. Et tu te laisses consumer tout entier jusqu’au bout de sa flamme : elle danse si bien, elle est si éloquente qu’il n’est rien d’autre qu’elle à contempler. Et puis s’il t’en consume de son feu c’est que d’abord il en était consumé lui. Autour de lui, en lui, s’était tissé ce fil de feu. Cette flamme brodée, ce poème. Aux mêmes rets brûlants qu’Othello il nous prend Dieu poète, au même rets de mots car il y a d’abord été pris. Piégé. Pris aux mots. Se tissant d’eux. Tissé. Et il nous fait souffrir de sa souffrance extrême. Comment lui échapper à celui qui te traque ? Dans sa trame et son drame il te torée comme un taureau sacrifié, et tu sais qu’il est vain de le prier cet Ange-Bœuf qu’il est. Cet Ange étrange aux ailes de tissu il est aussi c’est vrai ce Bœuf bavant ses nues : c’est l’Esprit qui voit la vie d’en haut, et la hait. Exterminateur s’il en est : « Au commencement, le Verbe était »… Il te donne des ailes crois-tu, mais ce ne sont que banderilles qu’il te plante. Et ce tissu luisant et chamarré dont il te vêt, c’est le sang de ta mort.

                Voilà ce que tu es, d’autres choses aussi. Mais ce n’est pas de ça qu’il faut parler si tu veux bien parler de toi…

                Tu as d’abord goûté la vie gluante et grasse du plancton. Tu avais cru n’aimer qu’amour stérile, Morgiane t’a détrompé. Elle t’a révélé les humeurs spermatiques. Les lèvres de son sexe sécrètent, dès l’amour, un lait. Tu as aimé que ton vit pénétrât en sa vie, en fût tout englué, tout baigné, tout béni. Fécondé. Et qu’il y prît racine. Qu’il y fût enceint d’elle. Et si tu aimes mieux raconter des chimères aujourd’hui, ce goût pour la mythologie t’est venu de Morgiane : car Morgiane a le goût du mythe. Ainsi, ne croyez pas que j’aille raconter ma vie - et pourtant, c’est la mienne! Autobiographie? Non pas! On se penche, on croit se pencher sur celui qu’on croit avoir été, sans voir que ces mots qu’on écrit vous feraient être et naître et vous porteraient autrement si on voulait, si on vivait, si on les vivait vraiment : pas d’autre événement que ceux que main-tenant je me raconte. Ce n’est pas un passé mais un autre présent. Je serais plus vivant et plus vrai, plus proche du goût de mon sang si je vous racontais cette vie-là, que j’ai sans jamais l’avoir eue… Celle qui naît de mes doigts maintenant, se sécrète secrète… Cela dit en passant c’est mon automythographie ce que voici. Réfléchir, être exact, être au fait, ça m’a toujours fait débander et je voudrais penser bandé c’est comme ça.

                Mais savez-vous de qui, de quoi je suis jaloux ? Non pas d’une femme, la féminité me semble inépuisable, mais de la façon dont la langue couche et joue avec d’autres que moi. Cette façon qu’ils ont de la faire accoucher de soi. C’est terrible ce que j’envie ceux qui lui font l’amour si bien à cette langue ! Non, je ne les envie pas, j’en suis jaloux vraiment, parce qu’ils la font chanter en la baisant : de la voix, de la bouche et des lèvres, des doigts. Ce que je n’ai jamais su révéler en cette langue mienne et qui l’est moins que leur, eux ils le lui font faire ! Pour la faire gémir pourtant il faut et il suffit d’être vivant et c’est rare de l’être, ça n’a lieu qu’une fois, il faut en profiter tant que c’est là ! Ils sont tellement plus vivants que moi et même s’ils sont morts tous ceux-là de l’avoir fait jouir leur langue dans leurs voix. Moi, j’ai beau faire semblant de lui faire rythmer le temps, j’en suis loin, elle me traite avec tant de poli dédain ! Avec moi elle ne jouit pas. Il aurait mieux valu rester muet, analphabète, une bête en train de grogner. Comment font-ils pour la faire jouer si bien la langue dans leur tête, et la faire danser ? Et moi rien, ou si peu. Je ne suis pas peut-être un homme de parole. Même pas un homme. Plutôt un buffle, un sanglier. Avec ce mufle et cette trogne que j’ai, je grogne et ne sais que grogner !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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    ROMAN D'AMOUR 

     

     

     

     

     

     

    Ne parle pas de mer mais d’autre chose et que la mer s’éveille d’elle-même, que ce soit la mer même sur ta langue qui veuille et vienne. Il te faudrait parler non pas de mer mais parler mer, que ce soit elle qui chuchote. Qu’il y ait en tes mots qui flottent quelque présence même de la mer

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                                  

     

     

    I

     

     

    GEORGIA, RECYCLEUSE DE TEXTES

     

     

     

     

     

     

     

    « On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables, dont les tuyaux ne se suivent pas par degrés conjoints. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feront pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les touches. »

     

                          Blaise  Pascal :  Pensées

      

     

     

    PROLOGUE

     

     

                «Raisonnons un moment, cher confrère. Vous n’avez rien encore écrit mais désirez écrire, et cela suffit. Vous souhaiteriez un roman d’amour m’avez-vous dit... Avez-vous  mesuré ces deux mots l’un à l’autre: roman et amour ? Observez bien, il s’agit là, mon cher monsieur, d’une équation autour d’un : les deux «r» de début et de fin s’annulent, ainsi que les deux «o», les «m» et les «a». Autant de lettres symétriques autour d’un axe que l’on voit, auquel je viens. ROMA, AMOR, envers, endroit. Mettons à part ces lettres-là. Restent il est vrai « n » et « u » dont la remarquable identité intrigue, l’une étant l’autre renversée. Au palindrome, ROMAMOR, répond l’emboîtement de « u » et « n », de « n » et «u»: un nu. Qu’on regarde à l’envers, à l’endroit, la symétrie de la formule est presque parfaite. Mais trop de symétrie finit par nuire au sens. Il la faut incomplète dans notre monde de vivants. Comme pour les visages. Reste ce «d», le «nez» au beau milieu de la figure, avec son apostrophe, son arête. L’axe de symétrie. Lui seul reste le seul. C’est lui qui nous fait passer du même au presque même, d’une moitié du monde à l’autre. C’est le gond de la métaphore. Les autres lettre c’est du vent, de l’anecdote, de l’amour, du roman, autrement dit du contingent. Tout ce qui se jacasse. Ce « d » avec son apostrophe, il faut bâtir sur cet unique-là, sur la tranche de ce miroir. C’est sur cela qu’on va écrire, si vous le permettez.

                Bref, si vous me suivez, et pour parler de l’anecdote, car un roman c’est après tout, aussi, de l’anecdote, AMOROMA nous dit qu’il vaudrait mieux qu’on aime et  meure à Rome, ce qui n’est ni difficile ni nouveau. Quant aux « n » et « u », ils sont deux personnages encastrés et qui se «têteront» d’un bout à l’autre, sans jamais s’épuiser. Uns et nus ensemble et à la fois, seuls à deux, et tête à sexe à célébrer leur nudité.

                Additionnons tête et sexe comme nous avons soustrait d’amour roman, cela nous donne textes, vous suivez ?… Et le S singulier de sexe fait le pluriel de textes. Un S queue, un S nez. Un nu singulier double et qui s’enroulerait à soi et se mordrait la queue… Je vous vois hésiter. Ce roman, voulez-vous le faire ? L’essayer ? Est-ce avec moi le mieux ? Je m’appelle Mauron, mon nom contient hélas ces lettres arrondies dont je vous ai parlé, ces lettres qui s’annulent. Amour, Roman, ça vaut Mauron je vous l’ai dit, autrement dit, zéro. Je n’y peux rien je suis maudit, je ne peux qu’arrondir les mots.»

                Le client réfléchit un moment, hoche la tête :

                « Si je comprends bien vos calculs, tout revient à zéro, mais en retenant « D » ?

                Mauron reprend:

                « C’est tout à fait cela. C’est le système D, ou Dieu... En y réfléchissant ça vous fait un peu cher, mais votre roman est peut-être déjà à moitié écrit, ne croyez-vous pas ? »

                Le client, à nouveau, approuve :

                « Il ne reste plus, maintenant, qu’à l’écrire vraiment, n’est-ce-pas ? »

                « Si vous le voulez bien, c’est ce que nous commencerons la prochaine fois. »

     


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    EPILOGUE

     

                Il faut bien que du temps se passe puisque l’instant d’un mot succède au précédent. Ta Georgia et tes autres tu ne peux pas les garder là, immobiles dans leur mouvement, comme pourrait le faire un peintre. Ils vont et tu les fais aller que tu le veuilles ou non. Chaque mot pour les peindre au lieu de les fixer fait qu’ils bougent, s’échappent, et tu les vois danser. C’est comme dans la vie : ils grandissent ou ils s’amenuisent et cela t’amuse ou t’ennuie. Tu sais trop bien où ça vous fait aller le temps, pendant que tu le passes à raconter, ton cœur bat lui aussi et ton poème c’est un peu de chair de toi-même. Tes personnages tu les as fait naître, ils vont et tu vas les faner de trop les regarder croître. Il vaudrait mieux les laisser là si tu les aimes, t’en détourner avant d’y dessiner des rides et de les perdre. Comme ils sont ils sont bien, épanouis comme il convient, tout à la pointe d’eux-mêmes. Fleuris comme roses ouvertes. Fais de ça l’instantané final sur lequel tu pourras rester. Mauron broyé, son secret avec lui dissous, et eux, tremblants tous trois de trop se désirer. Le mieux serait de laisser autour d’eux ce creux ; autour de leur Terre Promise ce mystère (et Mauron t’aurait dit qu’il y a « taire » et terre dans mystère). Et qu’ils s’y meuvent seuls et loin de ton regret, qu’il y ait entre eux et toi ce jeu, ce vide après le plein, ce blanc et cet effacement discret, presque indistinct, à peine ébauché, qui fait qu’ils resteront vivants.

     

     

     

    FIN

     

     

     

     


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