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    VII

     

                Un repentir. Un repartir. Ne me demandez pas qui m’a vomi de l’Ecrier, comment j’ai fait je ne sais pas, mais ma deuxième vie commence ailleurs que là, de l’autre côté de la terre, à Lure, au pied de la montagne de ce nom, à son sommet, sur l’un de ses versants, sur la vague que c’est. Ma vie d’homme de mots sous le grand vent de Lure. On ne sait plus si c’est du vent qui passe sur la terre ou de la terre sous le temps ces hêtres et ces chênes qui jouent avec le vent. Un matin je me suis trouvé là. J’avais dû voyager. Nettoyé de ce gluant sanglant par un grand vent de terre. C’était un monastère austère, entouré par la houle figée de la terre. Bâti, blotti, crispé. Othello m’en avait autrefois parlé, seule retraite désirable après l’excès, le seul endroit potable après tant d’eau de mer amère. Il m’avait fait promettre d’y aller. J’y arrivais convalescent, adolescent presque, tout jeune. Comment y étais-je arrivé ? Elle est si plastique la vie qu’elle devient ce que tu dis, elle se plie au dire tien, l’entoure, y pousse, s’y accroche. Songe-creux que j’étais mais venu de si loin, je pensais bien fouler la Lune à Lure.

                Mais j’étais l’excès même et je me suis fait moine là. J’ai prononcé des vœux. Trop lourd, je ne pouvais plus être un ange capitaine. Je voulais des racines au lieu d’ailes. Il y avait une fontaine, un cloître autour, une chapelle, un réfectoire, un parloir et la bibliothèque. Au dessus, les cellules. Quatre bâtiments clos tout autour de ce cloître carré. Au-delà de tout ça plus rien qu’un continent : de l’herbe rase et la muraille des forêts, déchirée par la neige et le vent, quelques ronces de mots sous un soleil violent et cette odeur de mer latente, qui permettait de deviner le visage de Phèdre, déployé quelquefois comme un remords-méduse ou un nuage dans l’air dense. Presque aussi froid que l’eau de l’océan ce vent, mais lumineux comme un vitrail mouillé. Et le bruit goulu de mes pas sur la terre en dégel. J’étais arrivé là tout habité de mes fantômes et je les vénérais. Autant et plus que Dieu.

                D’ailleurs, le génie de ce lieu, c’était une fontaine : une flûte simple, un chant nu une voix, une joie jaillies de la vie continue d’un continent. Son chant c’était un antidote à l’Ecrier, au labyrinthe qu’il était, de tuyaux et de porte-vents, de coursives ouvertes ou fermées, toute cette machinerie compliquée, cet orgue élaborant, comme athanor mouvant, une musique alambiquée. La fontaine au beau milieu du cloître elle chantait tout simplement. Je me suis réveillé peu à peu au chant palpitant de son eau. Elle était le Dieu tangible de ce lieu dans cette fixité tremblante de son chant. Du jour ou de la nuit où ce bruit m’a peuplé je me suis cru heureux sans trop savoir pourquoi. Ce babil d’eau frêle nettoie. Il parle. De l’écouter c’était une prière si je sais ce que c’est que prier. Il soulageait de ce fleuret secret planté au bras, ou plutôt, il était ce fleuret hors de soi: du temps parlé n’exsudant plus sperme, ni sang lymphe ni lait mais l’eau limpide du temps. La transparence d’un instant. Elle semblait sans mémoire cette eau jaillie de ce canon flûté; c’était faux je l’ai appris depuis, mais c’était beau de la croire jaillie d’un perpétuel aujourd’hui. Tout le temps elle chantait, sauf l’hiver par les jours de gelée. L’eau, alors repliée comme une aile autour de son oiseau, se prenait à la pierre. Elle devenait aussi cette angoisse solide, de nouveau un glacier dressé autour de soi. L’eau redevenait pierre. Je redevenais glace et métal à la fois. Et Othello me revenait. Et Morgiane. Et ma Chine. C’était l’hiver cela, pendant un à deux mois d’hiver, quelques jours. L’enfer d’hiver ce froid qui s’enfonçait en moi.

                Mais je ne vous parlerai pas d’abord de ça parce qu’il y avait là, surtout, beaucoup d’été. C’est facile de vivre là. Il suffit d’apercevoir parfois cette beauté de quatre insectes voletant et flottant au soleil, tout à côté d’un arbre de lumière. Quatre gouttes de temps jetées dans l’air et la poussière. Pendant tout cet été j’étais un moine de la terre. J’avais pris l’habit là, c’était comme une eau douce autour de moi qui ruisselait de l’au-delà. Il descendait autour de moi comme un ruisseau cet habit-là, de bien plus haut. Aux offices quand je chantais tout entouré de lui, j’éprouvais pourtant le flux et le reflux de mon dedans et sa façon de s’exprimer, puis s’imprimer comme mer en marée, le sec et puis l’humide et puis le sec, le vide et puis le plein, la mer et son salé. Un repentir, un repartir, une anémone fleur de mer se fermer et s’ouvrir. Un mouvement de moi vers son ailleurs. Aller, venir. Mais ça, c’était dedans, secret. Il y avait des fleurs, ces fleurs salées, leurs organes infimes, inférieurs, souples et mous, ce sable flou, cette poussière intime. Mais sans tempête ni colère. Je m’entendais inspirer, expirer, dans le cloître ou dans la chapelle, même si je ne chantais pas : ressac paisible, une vague après l’autre étalée. Je respirais ! Cet habit qui me revêtait je m’en étais pétri comme une main qui me travaillerait, mais tendrement. Dehors, dedans. Je charriais la mer secrètement, la mer paisible et ses marées. En moi la paix. Et j’étais à la fois cette eau douce et salée. Dehors dedans.

     

                Le soir quand je me couche, mon doigt m’explore : Il appuie sur mon ventre, ici ou là, sur cette eau qui ne s’ouvre pas, sur cette peau du ventre, du bas-ventre. Je sens dessous mon foie, ma rate, mes entrailles, des organes silencieux et qui font leur travail d’organe. Chaque fois que j’appuie je sais à quoi ressemblerait cette douleur si un jour je souffrais de là, mon doigt me la déchiffre. Chaque soir avant de m’endormir je me reviens et je touche à nouveau mon rien. Je tâtonne et m’appuie ici, là. C’est mon doigt qui appuie. Mon doigt, s’il appuyait plus fort, s’il entrait là par le nombril ou par l’anus, s’il me coupait, ne serait plus mon doigt mais ce membre ou cette racine ou ce sabre chinois, accusant et creusant un creux en mon vivant ; investissant ce creux, creusant en soi le Dieu d’une douleur, peut-être. Ou d’une culpabilité. Dans la tête ou dans la tempête? Mais je ne creuse rien, je reste là, paisible et mien.

     

                Prier c’était cela. Partir de ce sensible-là pour s’y sentir un creux. Et se creuser devenir deux. Mon corps priait pour moi. Dieu en était à son absence, je vous l’ai dit. Ce n’était pas que Dieu n’existait pas, il existait comme ce manque, une éclipse qui durerait. Il me creusait. Mais son aile si c’était lui se posait sur ce que j’écrivais, et cela me liait et me lisait à Lui. A ce silence et cette absence. A Lure j’apprenais -j’allais apprendre- que Dieu n’était pas l’Un, mais l’Une et lune lunatique. Comme un cri inécrit. En me touchant au creux de moi, je touchais à ce texte de Dieu comme un non-dit, une non-loi.

                Avec moi vivaient là d’autres moines, une communauté. Parmi eux le Père Virgile, le maître de chapelle. C’est lui qui a joué avec le rauque de ma voix, ce rauque de la mort qu’il a aimé. Non, il ne l’a pas effacé ce rauque-là, il l’a aimé. Il a voulu mêler ce rauque aux voix des autres moines, si douces et célestes. Il composait des musiques concaves, opaque pour qui les entendaient de l’extérieur, mais diaphanes et si désaltérantes pour ceux qui les chantaient. Il fallait y entrer pour qu’elles s’éclairent, s’illuminant de l’intérieur, bulles fermées audibles seulement aux chanteurs. Elles s’épanouissaient dedans, sous la poussée des voix qui les creusaient. C’était un organe vivant, translucide et léger, comme un orgue de sang et de chair. Père Virgile s’inspirait de la fluide fontaine du cloître pour y tramer nos voix ensemble. Ces musiques intimes, éclairées seulement du dedans pour dedans, ces trous noirs transparents, nos voix tissaient dedans un tissu si serré, si uni, si noué, si ardent, que c’était un silence apparent. Dedans, cela brillait brûlant et pur et j’y voyais l’éternité. Je la voyais réellement. Chaque partie d’ailleurs était conçue pour soi. Virgile nous liait à lui comme cela : sa musique, elle se pliait aux inflexions, tissus et tessitures de nos voix, s’imprégnait de défauts singuliers de nos gorges, elle nous était comme organique. Le chant coulait de nous comme un sang qui battrait. Il faisait avec ça des œuvres éphémères.

                Quand le Frère Clément s’est éteint, l’absence de son timbre soudain est devenue tangible à toute la communauté pendant l’hymne des morts que Virgile avait composé, au point que nos chants s’en troublaient. Quelque chose à nos voix manquait. Virgile avait voulu ce trouble-là. Il avait composé pour l’absence de cette voix. Il suscitait Clément au défaut de nos chants et la voix de Clément, dans sa chair et son sang nous manquait du dedans, comme un fil à nos tissements. Un fil manquant. Et son silence s’écriait. De nos voix s’évidait cet évident silence. Et dans ce creux silencieux l’absence de Clément nous hantait, le rendait présent, comme un visage envisagé dans ce creux de nos chants. Creusé par les sons que nos gorges ne savaient proférer. Et le temps que musique durait nous l’entendions et le voyions se taire, son silence effrayant frayant en nous sa voix secrètement.

                J’aimais Virgile. Nous parlions ensemble souvent. Il m’avait raconté comment la fantaisie sans borne de sa mère et l’amour qu’elle avait eu pour lui enfant, l’avait poussée, quand elle avait appris qu’il était gaucher, à faire fabriquer à un vieux facteur d’instruments tout tordu par l’arthrose et l’amour de son art, un piano inversé où les graves seraient joués par la main droite, et par la gauche les aigus. Il avait été son chef-d’œuvre ce piano quart-de-queue. Peu après, ce vieux s’était pendu. L’instrument était là, Virgile ne pouvait plus s’en séparer, il était devenu sa voix; c’était d’ailleurs le seul instrument autorisé dans le couvent. Il en jouait tous les soirs au parloir mais le plus souvent seul. Il me l’avait montré. Un piano laqué noir, quelques fils rechampis or et sang dessinant des dragons. La musique jouée par lui semblait, comme un tableau dans un miroir, d’étrange familiarité. Elle surgissait d’un silence étonnant, éclairée autrement par le chant incongru de la main gauche. Ses mains sculptaient le temps, elles avaient la voix et la sonorité de la fontaine dont j’ai parlé déjà. Son âme se coulait sans peine entre ses doigts comme une résurgence souterraine, sourdant des mains et du clavier. Il avait d’ailleurs des doigts très grands, très fins, comme ceux d’une chauve-souris, quand il jouait.

                Virgile était aussi l’ami, l’amant spirituel du Frère Gabriele, un chanteur étranger tellement que je ne sais comment j’en parlerais si je dois en parler. Ils ne s’étaient jamais touchés je pense bien ceux-là, si ce n’est en chantant. Il y avait une douceur extrême entre les doigts de l’un sur le clavier et dans la voix de l’autre, dans la façon dont ils les enlaçaient. Ils étaient deux, c’était un seul poème. Mais Gabriele avait une voix double, lui. Ou plutôt, il avait deux voix. Si sa voix de dessous était d’un baryton, son dessus était femme, d’une douceur si désarmée, si nue que le Père prieur lui avait demandé de n’en user que deux fois l’an devant l’assemblée des chanteurs, pour donner une idée de ce que pourrait être un paradis. Trop l’entendre eût été pécher. C’était un fruit troublant cette voix double, pulpeuse et ferme, comme les deux parois d’un sexe féminin. Un lait, une eau charnue et nourrissante et assoiffante, deux joues, un jus de pêche sous les dents. Elle creusait en même temps qu’elle comblait.

                Virgile et Gabriele se voyaient, faisaient de la musique ensemble, tous les jours, mais personne n’était autorisé à écouter, si ce n’est à Noël et à Pâques. Ils étaient, au cercle fermé de leurs chants, deux anges et je tombais amoureux d’eux, de tous les deux en même temps. J’en étais devenu malade. Je ne savais lequel je désirais ni comment, si j’aurais voulu les meurtrir ou les baiser séparément. En les voyant je pensais à Ye Ma et à Phèdre, à leurs chants sur la mer. Je me fouettais dans ma cellule pour me punir de ce désir. Le sang qui coulait de ma chair je le buvais, pensant à ceux que j’avais bus en l’Ecrier. Ma douleur ruisselant me punissait du crime ou bien plutôt m’en distrayait. Mais cette terre et ce couvent m’imprégnaient si paisiblement : après le fouet je prenais une plume, j’écrivais, la douleur du stylet s’apaisait. L’aile d’un livre m’envolait. Non pas un livre de papier seulement mais le souffle qui avec lui passe, tout ce léger d’esprit tissé entre les mots, et qui se lit aux mots sans jamais s’y lier. Et j’écrivais leurs vies à tous les deux, plutôt l’idée que j’en avais. Ainsi me tissais-je à leurs chants. Ce livre de papier, c’était mes ailes à moi. Et je redevenais un peu cet ange grâce à ça.

                D’ailleurs, Virgile et Gabriele m’aimaient, nous étions unis tous les trois. Nous parlions de musique chinoise et Gabriele le faisait toujours avec son autre voix, l’interdite. Dès qu’on parlait de Chine sa voix montait jusqu’à l’aigu, mais un aigu si velouté qu’on n’en percevait plus que gravité. Sa voix s’érigeait lentement sans qu’elle soit aperçue. Il ne chantait pas vraiment non plus quand il parlait, mais c’était une esquisse de chant et d’entendre ce grain si pur de voix bouleversait. Virgile aussi semblait sensible à cette épure.

                Ils attendaient depuis des mois me disaient-ils, un jeune musicien chinois, un moine bouddhiste, venu de Chine par Venise où il avait appris le contrepoint et l’écriture d’opéra. Il leur enseignerait des chants sacrés, mais surtout sa façon inouïe de se poser dedans. Et nous l’attendions tous trois.

     

     

     


     


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    VI

     

                Sur l’Ecrier il y a tellement d’incertain, de mouvant, maintenant j’y titube. Le sol à chaque pas manque. La vie boîte. Il y pousse des voix végétales, des filets de voix souples enracinées à ce moteur. Non ! Elles sourdent ces voix d’en-deçà de la cale. Je les entends avec effroi se prononcer, s’articuler des profondeurs. Je les entends pousser depuis plus bas. Elles tremblent. Des voix vertes, des algues ou des lianes vocales, je ne sais pas, comme celles que j’avais entendues à Canton, une nuit, dans ce canton de vie dont je vous ai parlé, mais si épaisses aussi qu’on aurait eu du mal à s’y glisser. Des polypiers. Elles montent depuis le fond, envahissent l’espace ces terribles polyphonies. S’épaississant jusqu’à l’opacité. Profitant de la rumeur diffuse des moteurs pour pousser. La coursive est obstruée d’angoisse. Tout me trahit. Je ne circule plus que difficilement sur l’Ecrier à cause d’elles. Il en est envahi. Il me faut mon sabre chinois pour me frayer passage entre ces voix compactes. Je les coupe. Elles repoussent. Trop fertiles ces voix. Je crie mais le son ne sort pas. Toute cette épaisseur sonore étouffe ma voix. C’est cela qui m’en a expulsé, ce Second à qui je n’avais jamais dit non, ce Second végétal aux boyaux qui chantaient. C’est de lui qu’elles venaient ces lianes volubiles. Tout leur babil.

                Je ne marchais plus, je ne titubais plus, je tombais. Seules ces voix drues me retenaient. Agrippé, mais pour ne pas tomber plus bas. Je ne sais plus si c’est avec mes doigts que je tenais, ou bien avec ces voix. C’étaient des voix étranges ces voix d’ange étranglées, des voix sauvages certes, d’une sauvagerie verte. Et j’étais balancé d’une liane à l’autre, d’un fil de voix au précédent. Je m’y pendais. Mes doigts s’y jouaient dedans. Je savais bien qu’en bas, plus bas, il y avait un sol, mais je n’avais aucun désir de le fouler. Je le sentais mouvant, à s’y noyer ! Comme un singe, j’étais. Ces voix-là, suspendues partout en l’Ecrier et y poussant si dru, c’étaient aussi les cheveux roux de Phèdre. Il y a là dans l’Ecrier le vert bleu si roux de ces voix qui vient je ne sais d’où. Mais comment n’en pas être étranglé ? Et l’océan réel s’absente. Et son sel, c’est le sang de Phèdre et son goût. Elles se tissent autour de moi elles me lient. Minos m’attache et je suis son gibier. Je grogne, je ne suis plus que monstruosité morne, monstre marin, liée par mille liens à tout ce qui est là. Une huître, ou un violet attaché au rocher. Ou une concrétion sur une coque. Ces lianes ce sont mes tripes ouvertes, offertes, boyaux, tuyaux chanteurs, cordes du luth dont je parlais. Elles me lient. Je suis maintenant hors de moi, mort de ça, non pas découpé comme Phèdre ou Ye Ma, non, mort dissous d’avoir empli d’un moi proliféré tout l’espace, d’avoir laissé pousser de moi, autour de moi, ces tripes végétales, d’avoir permis qu’on ait ouvert mon ventre à mon insu pour les faire pousser. Et pour les cultiver. C’est Minos. Il m’éventre et m’invente chanteur. Il les tisse et les tient, il m’a lié avec ces liens, ces lianes de mon abdomen, enracinées en l’Ecrier, ou dans ma tête. L’Ecrier, alourdi, sur le point de couler, je le vois. Epais, tout envahi, empli de moi multiplié. Dans mon délire à lier, il est venu me voir Minos, un soir en ma cabine, malgré moi. Et je ne pouvais plus fermer la porte tellement tout avait poussé là dans le désordre. Tout n’était plus que ce désordre-là.

                « Ou tu pars, ou tu meurs » m’a-t-il dit. « Tu débandes tout ça, je te débarque demain soir. »

                Débandé, débarqué au port de Terre Neuve, arraché à ce vaisseau que j’habitais, jeté hors, déchiré de moi, aussi nu sur le quai qu’un mollusque pelé, sans coquille, il a osé Minos me cracher hors de là. J’ai rampé dans les rues sordides de la ville. J’étais un ver blafard, amorphe, transparent, raclé de tout mon extérieur. Desquamé. Et je bavais autour de moi mon sang. C’étaient les contours mêmes du bateau qui manquaient. Comme une plante dépotée j’étais. Ecorché. Un crachat sans la bouche qui l’a proféré s’étalant sur la boue, voilà ce que j’étais. Un poisson sans son eau. Coulant des tripes et le cerveau à l’air, dégoulinant, sans peau, gercé de tout. J’avais froid. Je titubais. Minos a réussi ce qu’Othello avait tenté. La boue, les excréments infâmes de la ville, j’y ai rampé m’en repaissant, y adhérant m’y suis vautré de l’intérieur de moi. Je n’étais plus qu’une limace engluant tout ce qu’elle touchait, s’en engluant aussi. Lamie inoffensive désormais, vivant d’une vie laminaire et rampant sur l’asphalte, dans la neige noircie par la terre, dans la boue glaireuse et gelée, traînant salives et larmes derrière, laissant filer derrière moi un fil de bave blet comme un sanglot, abjection de sillage et m’échappant de moi. Pourri, crevé, effondré là, excrément de moi-même, éclaboussant le sol de ça. Un cloporte écrasé du talon ou du doigt, qui cède et gicle sous le pied, j’étais ça. Un détritus ou une épave. Poisson crevé d’où suinte un pus. Limace. Des colonies d’êtres infimes, infâmes, avaient commerce avec et se mangeaient de moi. Alourdi des virus, bactéries et crachats, ayant sur moi toutes les morves, habillé de tous les reliquats et raclements de gorges. Glaireux et grumeleux. Un résidu.

                Et puis j’ai revécu un peu, dans la toison d’un chien, me réchauffant de sa crasseuse intimité. Je me suis blotti là je me souviens. Tique momentanée, me nourrissant de sang. Rétréci à l’insecte. Minuscule giclée de soi recroquevillée dans cette peau de Maman Chien. Enfin !

                Comment ai-je pu revenir de là, remonter à moi-même ? Qui m’a appris que l’Ecrier avait coulé, sa coque devenue poreuse et l’océan s’y suintant l’ayant envahi peu à peu, qu’on avait juste repêché un coffre mien, un coffre étrange ? Quel ange me l’a ramené? C’était une épave pourtant, et qui sentait la mer, Mère Chien l’a flairée. Peut-être elle a pissé devant. Je devais être encore assez vivant pour me vautrer dans ce chaud chien. Ce qui est sûr c’est que je l’ai toujours ce coffre, scellé dans un des murs de ma maison du boulevard Longchamp, encore aujourd’hui vénéré, c’est à lui que je dois d’être là. Ce coffre il contenait tout mon secret, j’avais retrouvé là ma peau, mon écorce, ma voix. De l’avoir reconnu déjà j’avais retrouvé forme, des bras pour le prendre et l’étreindre, des jambes pour le capturer. Une bouche pour baiser son froid. Je renaissais. Déjà, il suffisait d’avoir retrouvé ça de moi. Ce coffre, il me ressuscitait. Je l’ai rouvert. Et il sentait la mer. Il avait sa serrure, sa clef, ou bien c’était une formule, un peu comme ABRACADABRA. Peut-être ROMAMOR ou quelque chose comme ça. Dedans, j’ai retrouvé un peu des peaux de Phèdre et de Ye Ma, tannées, souples et parfumées, les photos de leurs corps, sanglants et découpés. Je les ai caressées de l’œil et de la peau et je suis revenu à moi. Je gémissais. L’Ecrier n’était plus mais eux ils étaient là, leurs images et leurs peaux tout près. Je ressuscitais d’eux. Ma peau se refaisait, revenait de la leur. Nous avions si longtemps été des créatures vagues, les vagues de nos peaux, déferlées comme pages tournées sur la mer palimpseste et tueuse, et palimpsestueuse. Voilà tout ce qu’il en restait. Et l’Ecrier avait écrit en vain des pages et des pages sur l’épiderme de la mer, phrases d’écume et de chair et que personne, hormis moi, ne lirait, un sillage crié broyant l’eau sans relâche, traçant des lettres sur de l’être, se gommant et se contrariant d’une écriture provisoire, brouillonne et griffonnée. Voilà ce qu’il avait été ce bateau-là, mécanique et gâteux, englouti, effacé par tout ce qu’il avait voulu griffer.

                En m’éveillant, pourtant, je n’étais plus entier. J’ai ressenti une douleur violente. Je n’avais plus de bras. Ma main manquait. Un stylet fiché dans l’avant-bras comme un crochet pirate. En même temps qu’il écrivait de l’une extrémité, avec l’autre il fouillait aussi dans la chair de mon bras, y pénétrant, faisant sortir de cette tige en moi du sang, du sperme, du lait, des mots gluants. J’ai regardé mieux, j’ai vu ma main droite elle était là pourtant, elle bougeait et je sentais ce fer. Qui avait placé là, au milieu de ma main, ce fleuret douloureux, ou du moins l’impression d’un fleuret? J’avais beau l’effleurer, je ne parvenais pas à ce stylet mais à ma main que je touchais, je voyais seulement ma main, j’avais beau la tourner, la retourner, elle était là comme l’est une main. Ce fleuret, il était en moi.

     

     

     

     

     

     


     


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    V

     

                J’ai compris là que tout m’était permis. Si j’étais à bord de l’Ecrier seul maître c’est que Dieu, en moi, était mort. Dieu oui, mais pas mon Second, Minos, celui aux yeux de braise sombre à qui je n’avais jamais dit non. Son regard transperçait les cloisons. C’était un grand homme très blond, très blanc au regard noir. C’était sûrement Morgiane en diable. Il le savait moins bien que moi, c’est ce qui m’a sauvé de lui je crois. Quand je le pénétrais c’était le bois de l’arbre de Canton, ce grand palétuvier contre lequel le corps de Qing Lin s’appuyait. C’était tout lui ! Il était lisse et tendre autour de moi, ce n’était pas non plus Ye Ma, Othello ou Qing Lin seulement, tous les sexes vivants, ouverts un jour pour moi, tous à la fois comme Sésames. Le vivant devenu accueillant son corps ouvert m’ouvrant tout grand au monde entier. Je pénétrais non seulement sa peau, mais une écorce froide et verte, d’une douceur polie d’acier, du monde entier la porte ouverte. Je descendais en lui à quelque chose de nouveau. Un antre, un monde entier devenu peau. Tout nu contre ma peau le monde à me frotter. Je cédais à sa peau vaporeuse et j’allais dans la mer, dans la terre, dans le vivant entier. Comment ne pas dire oui-non à tout ce qu’il ouvrait. Les chevaux hennissants des Mongolies, les croupes des plus hauts volcans, les trésors de la nuit, il donnait jouir à tout cela. L’âme de son anus c’était son sexe aussi que je pénétrais du dedans comme Othello l’avait fait avec moi. Mon Odyssée me plongeait là. Et c’est pour me punir que je le pénétrais. C’était lui mon enfer.

                Phèdre Morgiane était en lui, elle m’y surprenait lorsque j’y voyageais. Je la voyais surgir de lui et me parler tout bas de tout ce découvert de l’amer en la mer: merveille glauque et froide et familière. Amère. En Minos était Phèdre… Je pénétrais en pénétrant Minos toujours un peu plus loin au pays de la chair qui est le mien, celui des odeurs essentielles, de la vie dans ce qu’elle dit d’elle sur elle et sa sueur. Tout ce suintement, la sécrétion en soi du temps. Tout n’était plus que peau à explorer de l’intérieur. Et sang. Et Phèdre s’y plaignait. J’allais chercher ce fantôme de Phèdre, je tâtais une Chine nouvelle, non plus celle de l’extérieur, celle qu’on croit connaître et qui s’enfuit toujours, mais bien l’énigme de l’ailleurs. Une machine imaginaire. Un visage antérieur et tout entier paysage, une peau qui serait terre et mer, sudation essentielle de l’être. Je m’enfonçais dans le regret. Et tout s’alourdissait et s’appesantissait. Phèdre venait du centre de Minos et gémissait.

                Et tu galopes sur leurs reins, tu fais corps avec lui, avec eux, avec elle. Tu hésites et tu viens, tu veux, tu pénètres en son âme pour être, tu nais dans leurs amours à eux, tu es maître. Tu as crevé l’œil noir de Minos par derrière, tu enfonces ton pieu dans l’œil cyclopéen, tu l’ouvres tu le montes, il te fait galoper sur ses reins. Tu pénètres avec lui les antres des Enfers. En lui tu vois ta vie souterraine qui s’ouvre. Tu vas, tu l’as à toi pour un instant à peine, la vie tienne ployant ses reins, ce rien de lui se ployant à l’ahan de l’haleine. Vous êtes sur la mer ; sur le dos des baleines. Vous jaillissez, vous jouissez. Ton gland devient cet œil explorateur qui voit et cherche son secret. Tu es en lui celui qui voit, cet œil qui voit et pénètre la mer, cet œil cyclopéen, érigé au sommet de ton sexe bandé. Et Phèdre qui est là est Eurydice aussi en cet enfer vivant. Ta langue dans sa nuque, ta bave en ses cheveux, en sa crinière tu le veux Minos, vos humeurs à vous deux qui se mêlent, se battent, le vigoureux de vos deux vies à toi. Vos combats à vous deux. Tu vas tu viens, tu veux et ne veux pas, tu te dégages et te débats, te défais, n’en veux plus. Il t’enracine et te retient ton œil fleuri entre ses reins, cette racine en lui : tu fais corps avec lui désormais, c’est ton supplice. Tu t’es greffé à lui. Sur le dos de tes pères tu es, tu les as pénétrés, ta violence et ton foutre les fouette, ta force les a domptés. Tu les mènes à ta bride, les aiguillonnes si tu veux. Tes pères érigés, soumis à toi, tu es de leur hétairie mais tu deviens prisonnier d’eux. Il s’est donné Minos en hennissant, et te les donne. Un monde sien, il t’y galope et tu t’étonnes de te sentir en lui chez toi, dans ce végétal conduit où tu descends aux corps des pères vagissants. Tu les vois, ton vit œil monstrueux les voit tu vas en lui vers eux. Tu pénètres tes pères, le secret de leurs sexes tiens; tu es en eux tout ganté d’eux et tu vas loin. Leurs sexes érigés c’est le tien, et ta semence d’eux te vient. Tu voudrais Phèdre encore en cet enfer, ce labyrinthe, et tu l’appelles. Dans les entrailles de Minos Phèdre revient. Ton vit la voit en eux, en Lui. Et tout se mêle : Phèdre, tu la revois et la perds là. Et tu galopes sur leurs riens, Minos te sert de monstre et de monture, tu es en lui, en toi, tu caresses son bois qui s’érige. Tu poursuis Phèdre. Il est ton Minotaure et ton Centaure et le dédale où tu te noies. Et ton fil d’Ariane est ton vit ou ta vie, le chant qui te conduit de Phèdre ou d’Eurydice, tu ne sais plus, tu ne sais pas.

                Et puis après, il t’a ouvert aussi. A toi d’être cheval ! Il te galope et tu hennis. A son tour il devient ton homme. Tu te donnes, tu geins, tu fonds, et du fond de tes reins te revient Phèdre encore, ou bien Morgiane, ou Ariane, s’insinuant à toi comme un fil d’algue ou de méduse. Ton Eurydice te revient. Depuis ton désespoir de reins, elle erre en toi, tu pleures d’elle et elle est là : lentement elle revient de l’amer de la mort, en remonte et te joint. Tu t’es soumis à lui comme elle était à toi. Elle monte du fond, de la mort. Avec toi elle fait corps, tu la sens. Dans ta bouche te vient, depuis ton intérieur, sa voix violente qui te crie et te gifle au visage, une voix de cristal dont chaque éclat brisé te creuserait la face. Sa peau se serre à toi. Elle te griffe, tu es giflé par sa voix d’elle, du dedans. Phèdre Eurydice, elles te flagellent de leurs voix, mais depuis l’intérieur de toi. Cette tête de Phèdre maintenant contre tienne et soudée de ses lèvres aux tiennes et passée de Minos à ton corps, remontée de ton corps dompté par Minos même, ses cheveux déployés et roux autour de toi comme ils ne l’ont jamais été, algues poisseuses, filandreuses, emmêlées, filaments truculents comme vers, sensuels et sentant le sperme de la mer ! Phèdre sirène se tisse à toi, Phèdre Eurydice tu ne peux que t’en oindre et tu jouis de t’en emprisonner et t’en empoissonner, sa voix autour de toi se brisant contre toi comme un verre, ses éclats éclatés au baiser de tes lèvres c’est la tienne qui geint. Phèdre revient, elle t’entoure de son vagin. Elle t’embrasse, elle pèse et te baise, elle est en toi autour de toi. Elle se rit de se sentir tisser autour de toi cet univers de chant qu’elle est. Phèdre-Sirène, tu as beau t’accrocher au mât dur de Minos qui te transperce elle te sait Phèdre-Sirène, tu le vois quand tu voudrais pleurer. Ton cri vient d’elle, ses cheveux et sa voix t’entraînent malgré toi au centre d’un vortex quand même. Elle t’arrache à toi la voix de Phèdre, elle sculpte autour de toi le dur paysage où tu galopes sous le fouet, c’est elle ce paysage froid, sa voix de neiges ou de plaines glacées qui t’enveloppe. Tu l’as tuée, elle n’est plus que poussière brisée. Elle redescend évaporée au cimetière labyrinthe où Othello s’est enfoncé, dans ce grand ventre froid du glacier. Minos vivant s’enfonce en toi, de plus en plus profond il t’aiguillonne tu le sais, tu le sens, tu le vis, son vit t’explore à toi aussi et il voit tout de toi. Il te domine, tu es à lui. Ce n’est pas toi pourtant qui te plaindrais de sa violence extrême, mais c’est elle. Phèdre, son fil de voix et son orgasme de sirène. Tu deviens lourd, et lourd de ça. Tu jouis et Phèdre s’en va.

                Ce remorqueur il te dévore, il te consume tout entier, c’est toi aussi qu’il broie dans ses moteurs, ton sang qu’il transforme en fumée. L’Ecrier maintenant, il est cette chose sans nom. Son nom n’épelle presque rien de son élan qui va plus loin. Cet athanor qu’il est il obéit à ton Second, tu le sais. Ce bâtiment devient charnel, vivant, son métal te possède, tu vis dedans et t’y confonds. Ses parois sont devenues ductiles, souples, turgescentes. Tu vis dans ton dédale emprisonné, s’y dessinent autour Phèdre, Minos et Ma, Qing Lin, tous ceux dont tu as touché la chair, qui t’ont parlé : ils se sont dissous en lui, comme toi. Tu les sens se distiller dans son tremblement d’alambic. Leurs essences t’enivrent, tu goûte à leur pervers alcool. Non, tu n’as jamais su ce tremblement jusqu’où il te fait perdre la raison, ni si tu as raison de l’écouter trembler cette palpitation des choses et des noms. C’est cette ivresse-là qui fait que tu es là, toujours, sans que je sache qui tu es, ni ce qui nous sépare, ni si nous sommes séparés. C’est toi, celui quand même que je suis, Ecrier malgré moi, malgré lui, malgré toi-même. Celui qui te dispute à moi.”

     

                Je savais bien, j’ai bien compris, c’est toi, Ye Ma, qui as nourri Morgiane malgré moi. Tu savais qu’Othello la cachait. Elle couchait avec toi. Et sa parole en moi me vient de toi, de rien, d’un tremblement qui vit et vibre sans arrêt, d’un désir, cette fibre à quoi nous nous dansons, ce chant qui nous a tous tressés. Je deviens fou de le savoir. Dans l’alambic de l’Ecrier.

     

    Phèdre et Ye Ma piaillent aussi, me parlent, ils sont unis si fort à moi, je m’en étais pétri, nourri, ils me hantent, ils viennent affleurer à la surface de mes doigts. J’ai beau les effacer ils me reviennent. Ils chuchotent au bout de mes doigts, tous les deux. Je me rappelle avoir plongé les doigts, cette nuit-là, dans tout ce qui est pénétrable d’eux. Je venais de les découper, juste après avoir bu, palpé le dedans d’eux et m’en être enivré. Et Phèdre crie encore entre mes doigts qui la pétrissaient morte, sa pulpe autour des doigts, elle se mue en ce cri froid qui se durcit autour, son être pierre je le sens qui se serre, ce froid si lourd tout contre moi. Si je disais que Phèdre est une chienne, un aboiement en moi, ce ne serait pas vrai bien au contraire. Elle articule autour de moi l’air de sa langue, et le réseau qu’elle a tissé c’est un filet où rien de moi n’échappe. J’ai beau me débattre et filer, vouloir me faufiler, elle me tient et me retient, me ligote, son texte sien est tel, et le sel de ses seins. Elle vient, les filets roux et verts de ses cheveux sont ceux d’une anémone, elle monte du fond de la mer, sa bouche s’ouvre en O pour me sucer de la succion mortelle d’un baiser de méduse. Son visage est venu dans le creux de ma main. Elle s’y frotte et s’y enfonce comme elle s’est enfoncée dans l’océan où je l’avais jetée, algue de vague elle revient tout au creux de ma main, s’y câline et s’y crée, s’y ressuscite et crie, se plaint, gémit, et geint, algue essentielle. Comme un chien. Quelque chose d’elle ou moi se maudit à mon poing, ouvert comme une vague déferlée: et Phèdre malgré moi visage dans mon poing c’est elle ma main droite, elle s’y est incorporée, elle me méduse. Et Ye Ma lui, vient à ma main gauche, il me la sculpte du dedans et me supplie. Ils me sidèrent et me hantent les mains ces deux-là, ils s’aiment et s’animent en mes mains je le vois. Ils poussent à travers elles. J’ai beau me les avoir lavées d’eux ils sont dedans. Phèdre, je l’entends se miauler à Ye Ma, ou c’est Vénus qui piaule là! Mes mains, hantées… Ils m’empèsent le sang depuis mes mains ces deux amants.

                Et juste un archipel de mots posé sur ce sang creux, noirs caillots broyés au mors de ma mâchoire, cette façon de différer secrètement l’essentiel grincement des dents de la mémoire.

                Dans le cœur un remords, un corridor ouvert dissimulé au fondement même du corps. Minos l’a révélé, il m’ouvre le chemin par où passent les morts : il l’ouvre dans mon corps. C’est mon supplice et mon secret. Je suis fécond soudain, fécondé, mon corps et sa virilité. Minos m’ouvre. Je suis enceint de lui, c’est de ma mort. Ce n’est pas son vit seul qui me creuse et me vrille, peut-être Phèdre aussi, et ce remords qui m’envahit. Ce remords vers ma mort. Phèdre ou Minos poussent en moi un autre, il vient, me bouleverse : je suis ouvert en deux, cette fragilité perverse offerte, violée; non pas seulement femme, mais la fécondité fragile d’une femme, cette façon à elle de céder, ce cri de volupté, cette conscience de porter quelque chose à venir, qui va naître. Corps, peau d’argile et ventre profané. Ca me parle déjà, secrètement, d’une voix autre en moi; dans ces hauteurs, ces profondeurs, rien ne ressemble plus à rien. Ye Ma et Phèdre et l’Ecrier, ils sont du même sang, quelque chose de ça qui n’est pas moi circule en moi. Une liqueur de temps.

     

                Minos t’a fécondé tu es deux, même trois, fécondé d’eux, tu portes quelque chose ou quelqu’un venu d’eux et de toi, quelque chose de double et de trouble. Réuni, divisé à la fois. L’une et l’autre tu es. Toi, ou bien trois. Double ou bien trouble. Troublé comme un qui a trop bu.

     

     

     

     

     

     

     


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    IV

     

                J’étais rentré dans ma cabine, subjugué par ce chant. On entendait mugir le vent de l’intérieur du bâtiment. Son timbre de cristal couvrait la rumeur grave des moteurs. Je n’avais pas encore osé aller dans la cabine d’Othello, toujours fermée à clef. Cette idée me venait à l’esprit et pas moyen de la chasser. C’était un tentacule insinuant, glissant et froid comme ce chant. Je devais voir dans sa cabine ! Et que je l’ouvre et que je fouille. Ou que je batte à son tam-tam. Pour comprendre ce cri, l’articuler aussi. Moi seul avais la clé. J’ai cédé à la tentation. J’ai ouvert. Il y avait debout, au milieu de la pièce, une femme qui regardait. Hirsute, l’air hagard.

                Elle s’est jetée sur moi, elle a failli me renverser. Elle me frappait. J’ai fini par la maintenir. Je sentais son odeur de femme, ses seins se pressaient à moi. Elle avait dans son corps des sanglots et des spasmes. Elle m’a craché aux yeux, a rué de la tête en moi, m’a mordu le cou jusqu’au sang. Et je l’ai repoussée en gémissant. Elle avait une peau très blanche, les cheveux noirs, le visage très rond, les yeux très noirs aussi. Chinoise. Je n’en revenais pas. Une femme sur l’Ecrier, et je ne m’en étais jamais douté ! Elle a crié :

                « - Où est-il ? Tu l’as tué ! »

                Je pensais aux yeux d’Othello. J’allais répondre ou me jeter sur elle quand un tumulte colossal a succédé à ce gémissement du vent qui n’avait pas cessé. Un tremblement comme venu du fond de l’eau ébranlait l’Ecrier, envahissant espace et temps. Tout vacillait. Je suis sorti sur le tillac. L’iceberg s’effondrait sur lui-même. Le grand pic, s’inclinant lentement, s’écroulait soudain dans l’océan. Un nuage de givre et de neige gelée explosait et montait, une gifle de froid coupait le souffle. La glace devenait nuage phosphorescent. Il fallait dégager au plus vite. Des blocs tombaient autour de nous, certains énormes et tranchants.

                « - Libérez le câble, nous partons ! Mettez-vous à l’abri ! »

                Le remorqueur a bondi en avant. J’ai senti un choc très violent à la tête, puis plus rien.

     

                « Morgiane, c’est Iseult Marie, la fée Morgane même, celle qui sauve en offrant son fruit, elle a des onguents, des potions, elle sait donner son sein pour nourrir l’appétit. Othello l’avait cachée dans sa cabine. Elle était à lui ! »

     

                Voilà ce que je me disais dans mon délire. C’est elle que j’ai vue d’abord en m’éveillant. Son visage était blanc. Elle me soignait. J’avais dû recevoir un bloc de glace sur la tête. Nous arrivions au port. J’étais trop faible pour comprendre, pour parler. Dès que le remorqueur a accosté on m’a conduit à l’hôpital. Et Morgiane a disparu sans trace...

                Non loin du port, au centre de Terre Neuve, plus tard, comme j’errais à sa recherche, c’est sur Phèdre que je tombais, au hasard des épaves rencontrées. C’était une très belle pute grecque échouée là Dieu sait pourquoi. Je l’avais autrefois fréquentée. Elle était restée belle sous son casque de cheveux roux, la poitrine abondante et un peu fatiguée, la peau toute piquée de taches. « Autant de taches que d’hommes baisés », disait-elle. Elle connaissait déjà cette histoire d’iceberg, elle savait toujours tout. Elle insistait, voulait embarquer avec nous.

                « Je suis longtemps restée au port, trop longtemps avec les pontons, allongée, assoupie comme eux à regarder venir me passer sur le corps des marins aux caresses mortes. Moi aussi je voudrais aller où saler mes cheveux et mes yeux avant de partir pour la mort. Conduis-moi, je suis lasse de rester là ! Ma vie n’a plus de goût. Prends-moi, tu es déjà parti avec tant d’autres. » Je comprenais trop bien pourquoi elle disait ça.

                Depuis longtemps je n’avais plus aimé un corps de femme, j’en goûtais tout, m’imprégnais tout de ses odeurs. Je ne l’aimais peut-être pas, je n’ai jamais rien su aimer, je l’installais dans ma cabine. En secret. Je ne pensais qu’à Othello pourtant. J’avais dû recruter un Second, un autre, un homme grand, très beau, et qui avait des yeux d’un noir de braise sombre à qui on ne pouvait pas dire non. C’était comme Morgiane en homme. Nous avions levé l’ancre, étions partis en chasse. Repartis. L’Ecrier, de nouveau, nous faisait vivre de sa vie. Ce n’étaient plus mes doigts, pourtant, qui me parlaient dans le secret de ma cabine, mais Phèdre. Je me rappelle avoir proféré Phèdre là. Ma langue s’incarnant à son corps, mes mots prenant le grain si laiteux de sa peau. Je l’avais fait venir pour ça. Ce n’étaient plus des sons les mots que je pensais, mais la chair de son corps et ses taches de son. Sur mes lèvres je prononçais la transe de son corps, sa peau était mes mots palpables. Mais plus je lui baisais les lèvres et plus je devenais jaloux de celles qu’Othello m’avait cachées. De Phèdre et de son corps et de sa voix venait une douleur en moi. Et Phèdre avait l’odeur d’une douleur que j’avais tue. Je devenais jaloux comme Othello l’avait peut-être été de moi. Ce n’était pas exactement le corps de Phèdre que ma langue appelait, d’ailleurs je sentais bien qu’elle ne jouirait jamais de rien de moi. Quand on faisait l’amour elle parlait bas, elle me léchait l’oreille et pénétrait ma tête là.

                C’est alors qu’Othello s’érigeait dans mon dos, je le sentais venir comme je la prenais. Son ombre se posait contre moi dans mon dos juste quand elle était à moi, rien qu’à moi. Je le sentais me pénétrer. C’était sa bite à lui, habillée comme un gant de la mienne qui, depuis moi, la pénétrait à travers moi.

               

     

                Je quittais alors ma cabine et reprenais la barre à l’Ecrier. Je relevais mon Second à la barre. Une cloison me séparait alors de mon secret. Car elle était secrète Phèdre sur l’Ecrier. L’océan faisait tant de fureur, de bruits et de gémissements que je croyais l’entendre lui, quand c’étaient les jaillissements et les gémissements de Phèdre aussi, mais sous un autre ! Qui était-il cet Autre ? A quelque signe obscur pourtant, quelque inflexion de vent à moins que ce ne soit le souvenir amer d’un goût de sperme sur ma langue, je me doutais que Phèdre aussi travaillait avec l’Autre sans moi ! Il s’appelait Ye Ma cet autre-là; ça veut dire, je crois, Cheval Sauvage en chinois. Mais je l’appelais Ma. C’était le cuisinier de l’Ecrier c’était lui qui la chevauchait. Il avait dû nourrir Morgiane aussi quand Othello l’avait cachée. Peut-être l’avait-il baisée. Et peut-être Othello avait-il cru que c’était moi qui la baisait, sa Morgiane secrète, alors que c’était Ma. Il était jeune, glabre et beau, nous nous étions aimés lui et moi quelquefois, je connaissais depuis longtemps la douceur de sa peau, de ses doigts et la force de sa beauté, mais je ne savais pas jusqu’où sa force et sa douceur éveillaient Phèdre. Elle ne lui parlait pas mais elle criait quand elle était à lui. Elle jouissait! C’était bien ça. Je m’en doutais. Avec moi, elle ne criait pas. Mais je ne savais plus du coup si Othello la baisait avec moi, avec lui, qui était là et avec qui. Qui trahissait ? Il me semblait comprendre à peine, et entrevoir des monstruosités. Des abîmes s’ouvraient.

                Quand j’ai ouvert la porte un soir, ils étaient tous les deux si blancs, luisants, dressés tous deux dans la nuit bleue de ma cabine droit devant, j’ai pris mon grand sabre chinois à côté de la porte que je venais de refermer et je leur ai tranché la gorge à tous les deux en même temps. Je les coupe en morceaux, je bois leurs sangs et je les lèche aux commissures, aux blessures, aux endroits où j’ai tranché. Je m’agenouille en sanglotant. J’aurais voulu pouvoir raccommoder avec ma langue leurs corps que je venais de rompre. Je bois, je mords leurs chairs fades et tièdes et qui saignent, à leurs sexes aussi spermes et sangs mêlés. Je gémis, grogne, renifle en eux, je plonge en leurs viscères. Plein de leurs sangs, de leurs humeurs me repaissant. Je tremble fort comme une bête, comme une monstre trop humaine. Et gémissant je fais sous moi. En sanglotant ensanglanté d’avoir tué ceux que j’aimais. Ma voix grognant. Ce hurlement de moi ça sort sans que j’y puisse rien, tout se pisse de moi, je veux mourir de ça comme eux. Je suis coupé, coupable. Je veux mourir, m’ouvrir. Et puis après encore sanglant d’eux, hirsute et poursuivi d’effroi. Je m’éveillais, je n’étais plus seulement moi, ils me trempaient en leurs douleurs. J’étais tout baigné d’eux. Ils me hantaient soudain de n’être rien, plus rien que ces chairs-là, devant. Définitivement excommunié de leurs deux sangs, je les sens circuler dans mon sang, s’appeler, s’écrier dedans. Pourtant leurs deux corps découpés gisent là et leur inerte poids de morts. C’est après ça, bien après, vers la fin de la nuit, quand je suis redevenu froid, que je me suis lavé d’eux et de moi. Détaché de leurs vies je les ai photographiés. Là. Leurs morceaux. De tout près. Ils étaient complètement froids aussi, infiniment plus morts, plus froids que moi, je m’étais écœuré de leurs sangs, de leurs peaux et je me suis débarrassé de leurs morceaux dans l’océan. Sauf quelques bouts. J’ai gardé aussi leurs têtes encore un peu. Dernier baiser sur les lèvres de Phèdre et puis je l’ai jetée par les cheveux, sa tête et puis celle de Ma, qui était aussi quelque chose de moi. Et lui, je l’ai vu peu à peu s’enfoncer dans la mer comme une pierre bleue, les yeux ouverts. Ca, c’était au petit matin. La tempête s’était calmée.

                Je n’aurais jamais pu faire ça ailleurs qu’en l’Ecrier, ailleurs que sur la mer et dans ce concentré sauvage, ce vaisseau et son équipage. Il m’a fallu longtemps pour m’éveiller de cette horreur et pour laver le sang giclé dans ma cabine et dans ma tête. Je revenais à moi, plutôt je comprenais que jamais je n’y reviendrais. Othello était là. Et j’étais devenu un damné de la chair. Et pourtant quelques heures après ça je vivais, je mentais, je commandais normalement, prenais mes quarts. La disparition de Ye Ma, j’ai fait semblant de la trouver inexplicable. C’était un jeu difficile et vicieux car ils devaient savoir les autres matelots, et surtout ce Minos. Même pour Phèdre en ma cabine, ils devaient se douter qu’une femme était là. L’Ecrier était un animal inévitable et tout s’y entendait confusément, on vivait en un organisme vivant, on s'y sentait fœtal, fatalement pensé par ceux qui, comme soi, y circulaient. C’est peut-être ça aussi, la tragédie, se savoir transparent… Et ma Chine incarnée en ma cabine, je l’avais tuée, j’en avais bu la chair. Et je m’étais meurtri au milieu de la mer.

     


     


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    III

     

                Mais je dois vous parler d’Othello, mon Second, noir et beau, grand, si bien découplé, l’Aimé, le préféré de tous mes matelots. Le plus beau de mes anges ! Je l’aimais tant mon Othello et il m’aimait aussi, nous étions frères. S’il lui est arrivé de vouloir me tuer c’est par amour, par jalousie. Ou par ennui. « Tu es mon maître » qu’il disait. Il pouvait seulement mourir. S’il n’était pas de quart, sur un tam-tam qu’il emportait, ses doigts battaient le temps. Sur cette peau de chèvre c’était sa façon à lui de chanter.

                C’est lui qui m’a montré, un jour de fin août, un insolite télégramme : « Iceberg à remorquer d’urgence. Forte récompense ». Nous ne pouvions laisser passer ce marché-là. Bien payé. Nous avions le matériel qu’il faut. La mission était surprenante mais rien n’étonne plus sur mer ! Vue notre position, nous serions les premiers. L’iceberg était au sud du Groenland, menaçant de couper les routes maritimes. Nous devions le tirer vers le Nord pour que d’autres courants l’entraînent loin de tout parage fréquenté. Le temps était très beau, très calme, presque chaud. Othello sans répit battait tam-tam sur la proue du bateau, l’air vibrait depuis ses doigts sur cette peau, ses mains étaient une langue incessante. J’étais jaloux de ces deux mains rendant le grondement de l’Ecrier intelligible, articulé.

                Un matin, l’iceberg est apparu à l’horizon, irréel, bleu sur bleu comme une poudre blanche. Une brise levée soulevait des poussières de glace, faisait des tourbillons très haut. C’était un signe de très loin. Dessous, sa silhouette, irrégulière comme une cathédrale irrationnelle, énigmatique, un insecte labyrinthique et posé sur de l’eau. Nous approchions. Le froid de son haleine pénétrait. C’était la mort qui respirait, un grand morceau de mort vivante. Vers quatre heures nous étions à proximité, avec la carte sous-marine que les sonars avaient dressée. Son ombre bleue s’allongeait sur la mer, la faisant frissonner : des risées circulaient lentement dans le froid de cette ombre sur une mer parfaitement calmée. La façon dont nous allions le prendre allait être à la fois simple et audacieuse. Nous tournerions autour pour l’encercler d’un câble. Il fallait agir prudemment pour éviter les redans meurtriers. L’iceberg était très haut posé sur l’eau, et comme sur des pattes, une illusion de nef entre des arcs-boutants. Il devait plonger très profond, notre puissance de traction serait à peine suffisante pour en faire dériver, très progressivement, la masse. La nuit tombait comme nous terminions l’encerclement (elle n’est jamais complète en ces régions, l’été). Nous étions dans son ombre, au milieu de ses frissonnements. La lumière crépusculaire traversait sa translucidité. Il me semblait une forme organique, reste d’un être monstrueux.

                Dès que le soleil s’est élevé a commencé la mise sous tension et le début du remorquage. Cela devait se faire lentement pour éviter les à-coups et la casse. Le câble était tout entouré de bouées protectrices pour empêcher l’usure en supprimant les points de frottement. Le glacier paraissait une vague éternelle. On aurait dit qu’était fixé en soi le mouvement de l’océan. Tout était très paisible. Le soleil montait dans le ciel, devant nous. Othello et moi avions mis un canot à la mer. Nous voulions contrôler où le câble s’était fiché. Il fallait un matériel d’escalade, des crampons, des lunettes que nous avions. Vers huit heures du matin, nous débarquions pour lui creuser des logements. Nous avions terminé quand Othello dit en riant :

                « Si on montait un peu la bête ? »

                C’était une idée folle, je l’avais eue aussi, il fallait Othello pour la dire. Je ris. Ce devait être dangereux. Othello me montrait comme des marches d’escalier.

                « - Avec les souliers à crampons, pourquoi pas.

                - Allez, d’accord ! Viens avec moi ! »

                Le chemin sinueux, escarpé montait jusqu’au premier plateau, arrondi comme un sommet de voûte ou bien le haut d’un dôme, d’où s’élevait ensuite un bec de glace aussi droit qu’un clocher. Nous allions prudemment mais le danger nous enivrait. Othello mon amant, je l’entendais respirer fort. Il me suivait. Soudain devant, juste à mes pieds, un trou béant, une anfractuosité bleue comme une vulve ouverte.

                « Halte ! » Je me suis tourné. J’ai vu Othello, l’air absent, qui se précipitait. Il n’avait rien dit, son visage n’exprimait rien, il se jetait vers moi, vers ça je voyais bien. Les deux mains en avant. Je me suis écarté sur le côté à peine, je l’ai vu trébucher et glisser, se glisser dans le gouffre. Et disparaître. Cela n’a duré qu’un instant, il avait chu sans cri, sans autre bruit que ceux de quelques blocs de glace aussi. Dans un silence assourdissant. Enfin j’ai entendu un grondement. Très sourd. Il avait heurté le fond. Autour de moi c’était le froid, le vide, la lumière. Rien. Plus rien. Un vertige. Une bise montait de l’ouverture, un nuage givré comme l’âme gelée d’Othello, le soupir de sa dernière haleine. Je ne comprenais rien. Tout, soudain, m’échappait. En bas, très loin devant, posé sur l’océan, l’Ecrier au fin bout de son fil le nez pointé droit vers le Nord, brassant la mer de ses hélices sans sillage, m’a semblé dérisoire et je me demandais si c’était nous qui remorquions ou si c’était l’iceberg qui nous tirait. Vers où ? Il me semblait être au sommet d’un cerf-volant, mais à l’envers, si lourd, et qui nous entraînait toujours plus bas, au fond d’un gouffre, un cerf-volant trop lourd pour moi. Othello venait de mourir. Déjà, tout s’embrouillait, je ne me rappelais plus ce qui venait de se passer. Lequel des deux tenait la muleta ? Tous les fils de ma vie que je croyais tenir au bout de mes dix doigts, toutes ces cordes ou ces racines autour de moi, ces membranes tendues dont je pensais jouer s’étaient rompues, nouées, crevées, brisées, plus rien ne tenait plus à rien, que des pelotes emmêlées, tout au centre d’un labyrinthe. Nous ne nous étions pas encordés. Peut-être aurais-je dû le retenir, tomber, me battre ou me débattre. Et je ne savais plus pourquoi je sanglotais. Qui avais-je perdu, lui ou moi ? Je restais accablé, au bord du trou béant qui ressemblait à une lèvre morte, à appeler. Mais rien ne répondait qu’un écho bleu. Il faisait froid, très froid. Et je suis retourné sur ce néant de l’Ecrier.

                « Un terrible accident » ai-je dit aux autres matelots.

                Nous irions lui rendre les derniers hommages. Je descendrais en bas de la caverne. Il était dit que si je ne remontais pas l’équipage abandonnerait l’iceberg. Le mécano et le cuistot resteraient seuls sur le bateau. Et les deux matelots m’accompagneraient. Nous avions emporté des cordes, tout un matériel d’escalade. Il était presque onze heures du matin quand je suis arrivé sur le rebord. Le jour était à son sommet et j’ai lancé la corde à nœuds. Je descendais à pic dans ce puits lumineux qui s’ouvrait peu à peu, le long d’une paroi qui formait le côté d’une très vaste nef. La lumière devenait bleue. Tout ruisselait. Un rais de lumière, un reflet, éclairait le corps d’Othello tout en bas, bras en croix, jambes écartées, comme un soleil tombé yeux grands ouverts la face vers le ciel. Je touchais le sol près de lui, me dirigeais vers lui. Son visage était blanc, poudré de glace, nimbé de sang. Le beau noir d’Othello masqué de blanc, plus beau d’avoir été noir sous ce blanc. Je l’embrassais. Il était dur comme un rocher et froid, si froid, gelé. J’ai voulu le porter, le déplacer. Rien à faire. Son sang avait soudé son corps aux glaces, l’avait crucifié à l’iceberg. Ses pieds disparaissaient déjà sous la poussière blanche. Ce serait son tombeau. Je n’essaierais plus de l’en détacher.

                Et puis, j’ai aperçu non loin de lui une autre tache sombre, comme un écho. Je me suis dirigé vers elle. Et mes pas résonnaient sur le sol inégal. Il y avait aussi cet insistant bruit d’eau. L’iceberg fondait de l’intérieur. Pourquoi? Cette tache c’était un corps d’homme, un autre, mais bien plus incrusté qu’Othello. Et dans une tout autre posture. Sa mise, ses habits, son visage baltique étaient stupéfiants : d’un autre âge, comme un gisant de roi en robe ou en surplis, jambes serrées, mains jointes, l’épée sur la poitrine, la tête ornée d’une couronne. Et le regard tourné vers le ciel de la grotte. L’ai-je rêvé ? Une barbe entourant une bouche paisible, non pas fermée mais entrouverte, comme figée au moment de parler. Pourquoi était-il là ? Je regardais en haut. A cet endroit nulle faille au plafond. Il n’avait pu tomber de l’extérieur. Je scrutais tout d’ailleurs. C’était sûrement de ce plafond qu’il était chu s’il avait chu, mais il n’avait jamais dû choir: il était là depuis toujours, il m’attendait. Cet iceberg, c’était un grand tombeau hanté d’un cadavre de roi, sa voûte peu à peu rongée se creusant vers le haut. Je remontais.

                «Othello reste là» ai-je dit à mes matelots. «Je reviendrai le voir demain pour la dernière fois.»

                Le lendemain, deux autres corps gisaient non loin de ce roi-là. Mais brisés cette fois, en morceaux. La tête et les extrémités très loin des bustes disloqués. Sûrement tombés de ce glacier d’en haut pendant la nuit. Ils avaient commencé leurs descentes en miettes dans le sol de l’iceberg. Othello s’y perdait, le premier chevalier n’y était plus qu’une ombre. En observant les deux nouveaux visages chus, j’ai compris qu’eux aussi me parlaient. Chaque bouche, arrondie, semblait me dire un mot. Ces cadavres tombés qu’avaient-ils à chanter? Tout près de l’un d’entre eux une masse compacte, un livre. C’était un bloc de parchemin gelé, l’encre coulée en traces et taches sur la tranche. Et chaque page agglomérée aux autres.

                J’allais voir Othello. Déjà, on ne distinguait plus de son visage que ses yeux. Aussi, les regardais-je encore avant de remonter. Othello, mon Aimé, il était là. Pourquoi ? Avait-il voulu me tuer, Othello, jaloux de ma cabine et de ma Chine, et de ma souveraineté ? Sur l’iceberg si on s’est battus, c’était sûrement pour savoir qui de nous deux irait le premier dans ce creux, lirait à cette anfractuosité. Nous avions peut-être lutté au sommet de l’iceberg. Nous tirions avec ce remorqueur, derrière lui derrière nous, un cimetière. Un grand iceberg creusé de l’intérieur par ces lèvres ouvertes et ces livres fermés, d’où suintaient d’un creux plus creux les mots des morts, leurs pleurs. Leurs paroles gelées se dégelant, et peu à peu tombées, s’articulant, brisées tout autour d’Othello, faisant autour de lui comme une armée, la voûte de l’iceberg se creusant peu à peu, devenant transparente et prête à s’effondrer. Je suis allé les contempler ces morts tombés depuis ces voûtes-là, l’un après l’autre et peu à peu, l’un chaque jour chu après l’autre, décollés de ce gel qui les avait emprisonnés là-haut, tombés froids sur ce sol s’y brisant en morceaux, se reprenant après, tout brisés, explosés dans la glace d’en bas tout autour d’Othello. Débris d’hommes glacés brisés comme du verre. Je lisais leurs visages en miettes. A chaque fois je ramassais le livre libéré, c’était peut-être à chaque fois le mien. Ce n’était plus qu’un bloc de parchemin, toutes pages soudées, fusionnées, l’encre en traces coulée au papier de la tranche comme du sang sur quelque lèvre. Cette force et cette fusion, cette étreinte et rien pour les faire céder. Ces lèvres entrouvertes où se mordait un nom, et ces livres fermés.

                Le soir dans ma cabine, j’essayais d’ouvrir le dernier livre ramassé fondu comme un fruit blet, mais en vain. Je voyais les yeux d’Othello. Ils m’obsédaient ces yeux. Je suis allé jusqu’à la poupe regarder l’iceberg, derrière le bouillonné de l’eau brassée par les hélices. Sa haute masse se mêlait au lait de la nuit trouble : c’était début septembre, il y avait, désormais, de la nuit. La lumière qui cependant nous entourait semblait émaner de lui comme s’il en avait emprisonné. Elle phosphorait très haut sur l’océan horizontal. L’eau scintillait. Un vent pourtant s’était levé, un vent d’ouest. Il s’engouffrait dans le glacier y produisant des vibrations inouïes. C’était un sifflement glacé, une haleine, peut-être les voix de ces rois engloutis. Il me semblait connaître parmi ces timbres bruts celui d’Othello même, déformé.

     

     

     

     

     

     

     


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