• « Et la Maison durait, sous les arbres à plume s »

    Saint-John Perse (Pour fêter une enfance 1907)

     

     

    Être propriétaire d’une maison semble rassurer mais cela ne fait que déplacer  cette angoisse liée au fait qu’on est vivants.  La vie, c’est angoissant parce que ça bouge tout le temps il y a des vivants nouveaux qui naissent sans que jamais cela ne s’arrête, d’autres meurent sans discontinuer, et cela va, et cela va… Et les heures et les jours passent (Vivre conscient, jusqu’à ce jour, c’est apprendre à goûter l’angoisse. L’angoisse, c’est comme le sel, il faut qu’il y en ait toujours un peu. A faible dose, c’est un goût qui relève le fade quotidien. S’il y en a trop, c’est toxique et mortel, comme tout ce qui nous fait vivre, d’ailleurs, l’oxygène, le temps…).

     

    Une maison, elle, donne l’illusion que ça ne bouge pas, qu’il y a quelque chose qui peut ne pas bouger. Or, le propriétaire de son bien attend, guette, redoute les fissures, elles sont l’analogue minéral de ses rides de chairs. Elles révèlent leurs secrets changements aux frontons de bâtisses dures, en pierres, faites pour durer plus que ceux qui les abritent, y abritant non seulement leur corps mais encore la fragilité de leur âme.

    Ainsi, le propriétaire d’un bien sait-il confusément qu’il n’est propriétaire de rien, que son bien est un mal, qu’il est rongé d’un mal, ce mal secret de la vie qui fait que ça bouge, même là où l’on croyait que non, même là où tout est fait pour nous suggérer : « Non, tout est identique à soi, à jamais. » Il y a comme une connivence obscure entre les maisons et les musées, s’y collectionnent des vies, au sec, dans des boîtes, des magasins et des placards, on ne met en vitrine qu’une part infime de ce passé entassé entre ces murs.  Ca s’entasse il y en a de la cave au grenier jusqu’au jour où les héritiers jettent tout.

     

    Et les mots qui disent tout cela sont eux-mêmes en route, en marche, ils vont en avant et ne s’arrêtent pas d’aller… Pourquoi, alors, ne pas tout simplement  jouir de tout, tel que ça va, sans chercher à dire au temps : « Suspends ton vol, arrête-toi, ne fuis pas ! » Pourquoi toujours cet illusoire besoin de posséder ? Je le connais ce besoin-là, il m’habite, il me hante, je suis moi aussi sa maison provisoire.


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  • L’orgue et le pain

     

     

    Je m’appelle Benoît. Je suis apprenti boulanger chez M. Pierre. J’aime me voir dans le miroir qu’il y a au fond du magasin. Je suis grand, un peu gras, la peau blanche, le visage plein, un visage clair aux joues roses, presque imberbes. Je porte un tablier blanc. J’ai ma chambre au dessus du pétrin de la boulangerie, sous les toits, il y fait chaud l’été, et l’hiver, froid. Mais il y a un miroir près du lit, je m’y regarde aussi.

     J’aime la farine et j’aime l’eau claire. J’aime que les deux se mêlent. Quand je pétris le pain je sculpte la terre, mais une fleur de terre, comestible et qui serait lumière. Je suis tout dans ce que je fais quand je le fais. Il y a quelque chose de sacrilège et de sacré à mêler le sec de ces grains, broyés en fine poussière, et un courant d’eau pure… Puis d’en faire cette boue blanche plus précieuse que l’or, et de levain l’ensemencer. Comme l’ensemencer de divin. Je sculpte un corps quand je plonge mes mains dans cet or blanc de la farine, la pétrissant jusqu’à ce qu’elle tienne, je me sens puissant comme un dieu, mais un dieu gourmand et nourricier. Je donne vie. Parce qu’un pain cru et cuit c’est comme un corps vivant et que ce corps nourrit le sang. J’aime pétrir cette vie pour la vie. J’aime avoir faim et donner faim par le parfum du pain qu'on cuit.

    Quand je pétris le pain, les mots, toujours, vont et viennent. Comme vous le voyez puisque vous les lisez. Eux aussi je les pétris. Eux aussi deviennent un corps. Ils ne sont pas de même farine pourtant. Mais ils nourrissent, ils me nourrissent là où le pain ne pourrait pas, ne peut jamais. Ils me donnent ce qu’aucun pain ne donnera. Ils comblent un creux, une faim qui n’est pas d’estomac. Je n’ai jamais choisi, tout est venu à moi sans que j’aie à choisir et quand je pense ou que j’écris, il en est encore ainsi. Je suis paresseux, je crois, mais j’aime ma paresse. Je m’aime, j’aime tout ce qui est, et comme c’est. Il n’y a rien à changer. Tant mieux, ce serait fatigant de vouloir que tout soit autrement ! Aussi, je n’arrête jamais de pétrir ni d’écrire, c’est le même métier. Au collège j’ai toujours été très bon en rédaction, j’ai toujours aimé remplir de mon écriture des cahiers, des cahiers.

    J’ai mon royaume. Je suis roi de mes rêves et de mes pas. Cela suffit, me suffit. C’est beaucoup déjà, presque trop. La plupart des gens autour de moi, à commencer par mon patron qui possède sa boulangerie, ont un royaume trop grand pour eux. Ce n’est plus qu’ils règnent sur lui, c’est lui qui règne sur eux. Ils en ont le souci, au fond, ils ne l’aiment pas. Moi, mon royaume, il est de vent, de lumière, de farine, de mot et de temps. Je lui conviens. Il me suffit. Nous nous aimons, lui et moi. Mais c’est curieux, les mots, comme ça va… Ils me creusent en même temps qu’ils me comblent, ils creusent là où ils comblent. Parler, écrire, c’est choisir, du moins c’est ce qu’on croit toujours, c’est préférer ce mot-ci à celui-là. Moi, j’aurais voulu penser sans avoir à choisir, aller ici et là, dire ceci, cela, tout à la fois. Ne rien dire de précis, mais que tout l’imprécis qui est ici et qui est là, qui n’est ni ceci ni cela mais qui va et qui bat, en silence, se dise.

    Peu importe ce que j’écris, peu importe ce que je rêve, ce n’est pas que je ne travaille pas. Je travaille beaucoup de mes mains, de mes bras, de ma tête et mon cœur, mais reste perméable à ce qui me travaille. C’est ça qui m’intéresse, ce travail qui se fait en moi, ce travail que je ne fais pas mais qui se fait à travers, malgré moi, qui vient d’avant, va vers après et me dépasse. Je le laisse faire et se faire comme du pain qui lève.

     

    Pourtant, pourtant, il y a un autre corps, un autre sang. Comme une énigme. Le dimanche à la messe, pendant que les croyants sont tournés vers l’hostie, moi, je reste debout, au fond, contre la haute cloison de bois sous l’orgue. J’attends qu’il joue. A l’offertoire, pendant que le curé élève et présente le pain puis le vin (et je n’aime pas ce pain-là, sans levain, et qui ne nourrit pas), moi, je suis malaxé de l’intérieur par le grand son de l’orgue. Après l’élévation et la bénédiction, quand l’orgue se déchaîne, je me sens vibré jusqu’à l’os, ma farine et mon eau, et mon sang et ma peau, et mes mains et mes mots sculptés par ces deux mains des aigus et des graves. Chaque dimanche, la farine et l’eau simple de ma vie sont pétries par un chant nouveau. Il n’y a pas de mots pour ça. Et je reste muet. Et je me sens exulter et crier sous la foudre sonore de l’orgue comme un pain qui se cuit.

     

    A la fin, je me dis : « J’aimerais bien ne pas être un boulanger des corps seulement, mais aussi pétrir un son qui vienne d’en haut, de plus haut. » J’envie celui qui joue. Je ne sais pas très bien d’ailleurs qui joue là-haut, si même c’est un être humain. Le curé, je le connais bien, je le vois souvent qui vient acheter chez nous son pain quotidien, mais l’orgue… Je ne sais pas s’il ne faudrait pas être un ange pour jouer comme il faut de ça. J’ai souvent attendu, sous l’escalier qui mène à l’orgue, que sorte quelqu’un. Je me serais dit alors : « C’est lui » mais personne ne sort jamais après la messe de là. C’est pourquoi je me dis que ce doit être un ange, venu depuis les cieux tous les dimanches et qui, après l’office disparaît. Je crois aux miracles parfois. Il doit passer par les vitraux et se servir de la lumière ou d’un reste de son pour monter. Un jour, en cachette, j’irai là-haut voir de plus près. Je voudrais aller vivre haut, plus haut, vers les sommets.

     

    Les pains sont devant moi, tout blancs, pâles comme des nouveau-nés. Je vais les enfourner afin de leur donner la couleur et l’odeur de la vie. Mais je pense aux jours où je quitte la petite ville de Buis-les-Baronnies dans laquelle j’habite, quand il y a plusieurs jours de congés, comme à Noël, à Pâques, ou l’été. Là, je grimpe sur la montagne de la Nible. Je connais une bergerie presque en haut. Je prends avec moi un gros édredon, pour avoir bien chaud, et l’hiver, des gants, un bonnet, du pain et du vin et je vais, sur des sentiers de chasseurs et de chèvres. Personne sauf eux ne monte si haut. C’est très haut la montagne, il faut presque tout une journée pour la grimper, et, au sommet, s’il n’y avait pas la bergerie aux murs épais, trapus de pierre voûtée, je ne saurais pas y rester. Et je dis « bergerie » mais je n’y ai jamais vu de bergers ni de troupeaux, c’est peut-être une ancienne chapelle. Quand je franchis la porte, que je m’allonge sur le sommier de bois et que je me couvre de la tête aux pieds, j’entends longuement le vent chanter, parler, prier, et c’est comme un autre orgue qui me fait vibrer, un orgue nocturne et céleste, un orgue stellaire, le grand orgue de l’univers. C’est lui aussi que je viens chercher, il fait partie des joies divines qu’il y a là. Je sais que je devrais habiter là.

    Quand la nuit est très claire et que les étoiles scintillent tout près, il m’arrive de sortir, enveloppé dans l’édredon de plume, et je vois. Mes yeux ont beau sentir le froid, tout ce froid qu’ils reçoivent avec les éclats d’étoiles qui brillent là, je suis dans la chaleur du monde. Des larmes coulent sur mes joues mais c’est de joie et de froid. Une nuit que j’étais là-haut, il a neigé. Le matin, j’ai pris un peu de neige entre mes doigts, l’ai malaxée, j’ai pensé à la farine que je pétrissais et qui résistait, tiède, à ma poussée, tandis que la neige, elle, ne résiste pas, elle n’est qu’un peu d’eau gelée.

    Dans le grenier de cette bergerie chapelle, au dessus de la voûte, au plus haut, dorment Dieu et l’oiseau. Avec du vieux foin oublié. Dieu, à trois poutres, a été gravé. Sur celle oblique du Nord, je peux lire : « Le PÈRE » sur sa pendante oblique au Sud « Le FILS » et sur l’horizontale du milieu qui rigidifie les deux, les jointant au niveau de mes yeux : « Le SAINT-ESPRIT ». Je le sais tellement que je ne les vois plus ces trois grands noms creusés. Je monte là par l’échelle meunière guetter l’oiseau qui, chaque soir sort de sa cachette pour aller chasser : une chouette. J’ai parfois songé à ceux qui clouent des chouettes à leur porte pour conjurer le mauvais sort, comme ils ont fixé Dieu aux trois poutres de la charpente. Jamais je ne ferai de mal à cet oiseau mystérieux, qui sort je ne sais d’où dans la pénombre et s’élance ensuite vers la nuit, non sans avoir d’abord lancé quelques « Hou ! Hou ! » presque silencieux. Une chouette, ça vole sans bruit et c’est un silence particulier qui me laisse entendre qu’elle est partie. Ensuite, je m’avance jusqu’au chien assis auquel manque un carreau, je pose mon front sur le froid de l’autre vitre, me laissant engourdir par ce contact glacé. Je pars alors très loin, dans des contrées sans Évangiles, je m’imagine marcher dans des lits de rivières froides à la recherche d’un fil d’or, ou bien, haussant les genoux, mâchant d’un pas compact des neiges éclatantes. J’aime que me manque une aube. Enfin, je descends par l’échelle dormir sous mon édredon non sans avoir au préalable ouvert une dernière fois la vieille porte mal jointée, donnant directement sur les étoiles. Une nuit d’été, j’ai entendu des pas, tout près, n’ai vu rien ni personne, c’étaient des pas très souples dans la nuit, des pas de fantôme ou de femme. Peut-être un peu de temps audible qui passait ? Là-haut je ne peux avoir peur, c’est chez moi. J’y suis roi.

     

    Un jour que je montais dans mon royaume, j’ai croisé un troupeau de chèvres. Toutes blanches les chèvres, ça m’a frappé ces chèvres blanches, je n’ai pas pu les approcher, elles étaient toutes un peu sauvages, mais j’ai vu la silhouette du chevrier qui restait immobile, plus haut, debout avec son chien, dans sa grande houppelande. J’ai fait un détour pour lui parler, je n’avais jamais croisé ce chevrier ni ce troupeau, et j’ai vu, en m’approchant, que c’était… Une chevrière. Il était trop tard pour revenir en arrière, Je suis timide, et je devais être tout rouge quand j’ai commencé à lui parler. Il faut dire que je rougis vite, ma peau rougit facilement... Mais je n’avais jamais vu un visage plus beau, un visage si blanc, un visage « plus haut dans la beauté ». Ces mots me trottaient dans la tête, je ne savais pas trop pourquoi. On aurait dit la Madone. J’ai pensé juste un instant à l’église et à sa Marie de plâtre, à ma bergerie et à sa chouette. Mais je n’ai pas pu m’en dire plus ce jour-là, le teint très blanc de la jeune femme avait rosi lui aussi. J’étais gêné, bouleversé par ce visage-là. Je n’avais pas pu voir la couleur de ses cheveux, couverts par le capuchon de laine, mais j’avais vu ses yeux, aussi noirs que les miens sont bleus.

     

    Ce visage, il m’a longtemps hanté, je suis souvent remonté sur la Nible à sa recherche, mais ne l’ai plus jamais retrouvé là. Après des mois, je croyais ne plus le croiser sur terre quand un dimanche, après la messe, après le grand charivari de l’orgue, j’ai enfin entendu un pas dans l’escalier qui descendait de la tribune. C’était la première fois. C’était un pas léger, très léger, presqu’imperceptible, un craquement lointain du bois, très lent mais qui se rapprochait. La vieille et lourde porte s’est ouverte et j’ai vu. Il y avait, nimbé de cheveux d’or, le visage qui m’était apparu sur la Nible, la première fois. Son visage madone. Elle m’a regardé. M’a souri.

    « Nous nous connaissons, je crois »

    « Oui »

    Elle a fermé à clé derrière elle la porte.

    « C’est vous qui jouez ? »

    « Oui, c’est moi. »

    Je devais sûrement avoir beaucoup rougi, elle était toute rouge elle aussi.

    « Pourquoi ? »

    « Allez savoir… »

     

    Alors, j’ai entendu. Mais qui parlait ? Chuchotait-elle doucement, très doucement à mon oreille, ou bien était-ce quelque voix venue d’un au-delà, quelque musique ? Je ne sais plus, je ne sais pas...

     

     « Nous ne vivons qu’à haute voix. Nous n’entendons que la voix haute du contrepoint abyssal de nos vies. Nous voudrions nous réduire à cette voix, la plus haute, quand il nous faut aller dans l’épaisseur secrète, inouïe de cette pâte que nous sommes, une pâte sonore de matière ou d’esprit. C’est en nous égarant au cœur épais de la matière qui nous submerge et nous bâtit, sa crue visqueuse, ce magma, que nous y entendrons ce qu’on n’entendait pas. Que nous nous entendrons. Tu ne seras jamais aimé, jamais nourri par moi qui t’aime, aussi bien que tu l’es par le son de mes doigts. De même, ceux qui mangent le pain que tes mains ont pétri. Nous nous donnons, toi et moi, quelque chose qui vient d’en deçà, d’au-delà de nous deux. Le meilleur de toi, de moi, ne vient ni de toi ni de moi mais de gestes (derrière la présence du présent manifeste, une présence plus subtile, plus épaisse), qui ont été appris et que nous transmettons. Nous nous donnons ce qu’ils nous ont donné ces gestes-là. Tes mains que je prends dans les miennes, ces mains tiennes que je tiens dans mes mains, elles ne sont ni tiennes ni miennes, même fermées elles restent ouvertes. Se sécrète d’elles un mystère. Celui, peut-être de ce qui n’est ni ferme ni formé ou de ce qui prend forme sans arrêt, sans que jamais cela ne cesse, de main en main, depuis hier jusqu’à demain. Parfois, quand je trais une chèvre, mes doigts pressant son pis émettent un froissement, un bruit ou encore un silence bien plus profond ou bien plus doux que si je les pose sur le lait d’ivoire du clavier. Je pourrais bien ne rien entendre de ce frémissement du lait venu de ma caresse sur ce pis, plus doux que celui des tuyaux avant que leur son naisse. As-tu entendu cela, déjà, le chuintement des tuyaux juste avant qu’ils ne chantent ? Ce chuchotement-là ? »

     

    Elle a parlé, elle m’embrasse lentement.


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