• L’orgue et la Sorgue

    La musique est ce qui nous console de vivre à l’état solide 

     

     

    I

    Je suis tout près du torrent, au plus creux. A l’endroit humide et frais, humide et chaud où la terre se mêle à l’eau. Dans le féminin de la terre. Ma maison est liquide presque, construite en galets oblongs, tout en rondeur, tout en longueur, sans aucun angle, épousant les courbes de la rive. Ma maison appelle la caresse et j’aime la toucher souvent. Le torrent, lui, l’effleure et quand il est en crue, elle devient une île au milieu du courant.

    Une grande roue à aubes en bois, tout alourdie de mousse ruisselante, tourne à son flanc et me sert à confectionner mes instruments. Leurs sons proviennent presque tous de ce torrent le long de ma maison, qui fait tourner la roue, et hante mes oreilles. Cette roue produit un bruit liquide et furtif, bien plus discret que le torrent autour, mais elle entraîne des marteaux qui percutent le temps et selon un tempo, jamais tout à fait le même cependant ; cela dépend du débit de l’eau. Je peux suspendre ou non ce martèlement, débrayer ou embrayer ces marteaux, mais la roue, elle, tourne perpétuellement, comme le torrent, ou le temps.

     Mon corps, lui, est liquide et souple aussi, il danse. J’ai appris dès enfant à mes os à bondir et à s’incurver. Je danse beaucoup parce qu’à force de danser, je deviens aussi fluide que l’eau. Il le faut pour pouvoir jouer avec la roue, en sentir le mouillé, le soyeux, en caresser le mouvement sans être broyé par ses engrenages ni écrasé par ses moyeux. J’ai toujours su danser avec la roue qui vit au rythme de l’année, j’aime descendre et monter avec elle. Il m’arrive souvent d’aller chercher l’eau que je bois jusqu’à la résurgence, un peu plus haut, là où l’eau sort du rocher en silence, avant qu’elle ne courre et ne devienne bruit, et de rêver à ces mythes défunts où des loirs parlent aux putois, où des cerfs traitent avec un loup… Ces légendes d’hommes à peine debout, histoires d’aubes et d’aurores où ils s’émerveillaient encore de parler, d’être dans la lumière d’une langue nouvelle et de pouvoir se raconter. A peine détachés de l’animal qu’ils entendaient grogner à l’intérieur, encore un peu, toujours. L’eau que je bois, là-haut, est très liquide et pure. Il y a des eaux qui durcissent au soleil, ou en passant sur du calcaire. Mais celle de ma source sait m’épouser parfaitement, et me désaltérer dedans.  

    J’aime fabriquer des instruments qui produisent de la musique avec de la peau, du bois, des cordes ou du vent. Quand j’en élabore un, je pense encore et toujours à ces hommes neufs, jeunes et neufs et découvrant que leurs mains peuvent prendre et laisser, caresser et bénir, ouvrir, fermer, féconder ou détruire. Tout alors était promis, possible, permis. Rien n’avait été posé. Et je me sens comme au premier matin du monde. Je mourrai en aimant la vie à sa source et je me laisse ensemencer de ce qui vient. Chaque instrument que j’imagine et  fabrique est un univers sonore fondé sur une gamme à lui et créant chaque fois une musique unique.

    J’ai inventé un « hurle-loup », reproduisant les plaintes d’une meute mais bien plus. Il m’a fallu aller chasser, tuer moi-même un jeune loup afin de réaliser cet instrument animal-là. Je me rappelle le jaune intense de ses yeux, et qui m’avaient fixé au moment où j’allais l’abattre, deux yeux jaunes qui se sont figés pour toujours dans mes yeux. Deux étoiles. J’ai d’abord porté sur mes épaules son cadavre tout chaud, comme un agneau et je sentais ce corps encore, abandonné ; j’ai tanné sa peau, l’ai tendue entre des bois de hêtres et de chênes, nettoyé ses boyaux pour en faire des cordes et, avec des crins de chevaux, tendus sous la branche d’un saule, un archet sauvage qui puisse galoper sur son échine musicienne… Je voudrais que la mort me prenne au sommet de mon art, au sommet de ma vie, sur ces hauteurs qui sont les miennes et que nul autre sinon moi eût pu gravir.

    C’est curieux comme avec l’âge les mots comme les peaux prennent enfin leur place et s’ajustent, précis comme des oiseaux. Des oiseaux qui crient seuls à la mesure du silence. Il me faudrait pourtant, à chaque instrument neuf que je produis, un instrumentiste tout neuf lui aussi. C’est cela qui me manque le plus, des hommes assez rigoureux et précis, assez proches de la matière et de la vie pour envisager comment cela chanterait à leurs lèvres, sous leurs doigts. Et s’y consacrer.

    Mon « orgue à bouche rossignol » avec sureaux et frênes creux, je suis le seul à en jouer mais j’entends, en émettant les sons hésitants, maladroits, imparfaits que j’obtiens, ceux qu’un instrumentiste aguerri pourrait en tirer. C’est un instrument éphémère et fragile, et qui sait se faner chaque fois. Il me faut en rebâtir un neuf au printemps, jamais le même exactement ; et chaque année il meurt à la fin de l’automne et tout l’hiver, ensuite, est gros de son silence. Mais, avant de s’amuïr et de disparaître à jamais, son chant s’est métamorphosé. C’est le seul instrument vivant que je connaisse et dont le chant diffère d’été en automne, en printemps. Son chant de fin d’automne est, bien sûr, le plus poignant, quand les tiges séchées, flétries, fragiles à se rompre, sonnent alors comme un cristal, se brisent en sonnant, donnant un son ténu, chuintant, jusqu’à ce qu’un accord que je connais, toujours le même, brise enfin l’instrument, le réduisant en cendre, au silence, au néant. Car je le jette au feu. Mais il n’est pas de chant plus doux, plus aimant, plus vivant que sa voix de printemps, quand les tiges sont vertes et remplies de leurs sèves. Le même accord, alors, vivant, vibrant, enveloppe et réjouit les mains et l’âme qui le jouent. Qui ne sait pas jouir d’un instrument ne sait pas en jouer, et cet instrument-là est le premier dont je jouisse avec passion et compassion, et qui me donne envie de rire et de pleurer. C’est grâce à lui que j’ai compris pourquoi la musique m’a toujours bouleversé. C’est qu’elle est comme nous dans le temps, éphémère, et que sa danse et ses trébuchements sont l’image terrible et sublime des nôtres. Chaque son produit l’est maintenant, pour la première fois et à jamais, et puis ne sera plus.

    Je me souviens enfant des chagrins essentiels, éprouvés chaque fois que je me rappelais la suavité infinie d’une harmonie née de la rencontre fortuite entre deux sons. Ce pouvait être mon père et ma mère qui se parlaient et dont les voix, un court instant, s’étaient superposées, avaient fléchi, s’étaient un peu brisées. Je les entendais parfaitement encore, j’en sentais l’émotion encore mais j’étais incapable de la reproduire. Perdue à jamais comme l’instant d’où elle était née. Ainsi les orgues rossignols d’antan bâtis et disparus depuis longtemps, dont les sons ont péri comme des voix aimées. Parfois se rappelle à moi une réminiscence, une reviviscence, une commotion. Le rappel si lointain, si présent de leurs sons. Et jaillissent des larmes, des larmes d’impuissance. C’est que je vis depuis toujours au creux de mes oreilles. Mes yeux sont pleins de formes, de lumière, le monde les remplit depuis le matin jusqu’au soir, tandis que les oreilles, c’est d’abord ce creux, avec des pointillés de temps, parfois. Ce manque et ce silence.

    L’hiver, pour me consoler de l’absence de mes orgues à bouche, de l’absence de leur baiser, je joue de mon vieux violon. Ses bois sont imprégnés d’une musique ancienne, comme s’ils avaient gardé mémoire de toutes les mélodies qui ont sonné en lui. Il suffit que je pose l’archet sur ses cordes, je me laisse guider. J’y crois jouer des airs toujours nouveaux, toujours repris, son ventre, sa table, son cordier et son âme me soufflent où aller. Ce n’est plus moi qui joue, c’est lui, la mémoire d’un temps immémorial.

    Il m’est arrivé que de jeunes adeptes, rompus au métier d’hautboïste ou de percussionniste ou même d’organiste passent ici, et travaillent sur mes machines à sonner. Je sais que chaque fois cela revient à remonter à la source du son, à s’initier à une autre façon d’écouter, de vibrer. Une aventure jamais gagnée. Il arrive souvent, presque toujours, qu’un homme et un instrument ne s’entendent pas au départ, ne puissent s’accorder, c’est de ce désaccord que naît le son d’abord, un frôlement, un frottement, un froissement, une dissonance, forcément. Il faut que celui qui joue envisage le loup, l’oiseau, le sanglier, le cerf, la chimère qu’il est, qui dort en lui depuis toujours, qu’il sache l’éveiller, l’apprivoiser, apprendre depuis cette brutalité heureuse et assoupie qui se met à hurler, à chanter, à dissoudre le temps et sa façon de s’écouler et sa façon de l’écouter ; avant d’enfin savoir s’ouvrir à de nouveaux vallons sonores et de les suivre émerveillé…

    Le roman parle de réalité. La prose pose le monde. La poésie le transforme en fumée, le liquéfie, en soupèse l’absence et le vide de sa substance. La musique, elle, permet d’entrer en fusion avec les autres, avec soi-même et avec l’astre. Enfin, nous nageons, non plus comme un corps fini mais comme un liquide se diluant, se dissolvant en un autre liquide. Comme un peu de vin dans de l’eau. Un peu de rien dans le grand tout. Mais mesurant un peu de ce grand tout depuis ce rien, dissous.

     

    II

    Mais Benoît est venu, un jour, avec son organiste chevrière. Ils voulaient un instrument à deux très doux, qu’ils puissent jouer à la fois, un luth ou un théorbe, ils ne savaient pas quoi… Je les ai logés dans la chambre du haut, celle qui donne sur le ciel, le sommet de la roue. Le premier soir, comme ils ont fait l’amour, je les ai entendus chanter ensemble et c’était beau de les entendre jouer, jouir l’un de l’autre au rythme de la roue qui chuintait. En les écoutant, j’ai compris que la musique qu’ils cherchaient ne devait pas naître d’un objet mais d’une distance, d’un rapprochement, d’un rythme entre deux corps vivants. Une vibration. Je les ai fait chanter le lendemain matin, ensemble et séparément ; Benoît a une voix charnue, granuleuse et profonde, une voix brute et sans travail, son Organiste, elle, a la voix flûtée, légère, sans vibrato, précise et souple comme un hautbois. Je les ai fait travailler comme un jeu de mutation à l’orgue, à l’octave, à la quinte, à la quarte, à la tierce, la chevrière faisait les harmoniques et Benoît la fondamentale et il y avait un velouté, une chair, une unité, un unisson, comme de l’air qui passait dans le son, le parfum très léger d’un air venu de haut, de très haut qui vibrait. Je leur ai dit qu’il était là leur instrument, ils l’ont senti. Puis ils sont repartis.

    L’homme qui vit au col du Perty est venu lui aussi. Il m’a parlé de sa maison voûtée, cette maison-tuyau d’Est en Ouest, sa maison qui chantait paraît-il, qui avait chanté avant lui mais qu’il n’avait jamais osé faire vibrer. Il m’a parlé de lui. Il se tenait encore un peu debout, mais vacillant comme une anche trop vieille. Il y avait, « au fond », quelque chose de lui-même en désordre, une promesse de désordre, de confusion, une sorte de fatigue nerveuse l'empêchant désormais de savoir où était son futur, son présent, son passé ; il y avait cette incapacité soudain à contacter ce qui permet la stratégie de la durée et de la vie. C'étaient comme des instants d'absence mais sans angoisse de l'absence, des gouffres sans l'angoisse des gouffres, à des moments aussi prosaïques et quotidiens qu'un lever ou un repas. Des trous, où il tombait comme un vieil excrément. Il entendait comme un plein jeu assourdissant et silencieux, éternel et soudain, accord désaccordé, dénouement enroué et violent de tant de cordes depuis si longtemps tendues, accordées trop parfaitement. Il savait que c'était là sa propre fin dont il percevait les contours. C'était une ombre qui, silencieuse, se creusait, sans conséquence pour l'instant. Il écoutait de moins en moins le bavardage exaspéré, si rationnellement exaspérant de tous ceux qui ont quelque chose à prouver. Il connaissait trop bien le silence, derrière, non pas le leur seulement mais le sien, ce cri, le timbre de ce cri, précédant le vide soudain. Il comprenait que tous ces gens qui s'épuisaient à parler tout autour, voulaient prouver, se prouver qu'ils étaient vivants, pleins de bruits, pleins de vie, et lui savait qu'il y avait en eux, en lui ce creux, le chancre ou le chant creux d'un silence. Il entendait cela, il ne pouvait plus expliquer sans une insupportable contention tout ce qu'il n'était pas, ce qu'il prétendait être et n'était pas cela, tout ce mensonge qu'il aurait pu dégueuler et gueuler lui aussi afin de n'entendre rien à ce silence-ci. 

    Il y avait urgence à se taire, à parler seulement depuis les frôlements effervescents de ces presque rien, de ces baisers furtifs de ce qui fait silence. Il se tenait encore mais une part de lui ne tenait plus, n'y tenait pas, n'y tenait plus peut-être. Il était venu pour me parler de tout cela, c’était son testament, il me le léguait parce qu’il savait que je pouvais comprendre. Il m’a laissé entendre qu’il désirait finir, et finir en beauté. Dans la beauté d’un accord imparfait et parfait, dernier mais sans savoir comment.

    Moi qui savais les instruments, peut-être aurais-je pu envisager l’accord final, l’accompagner dans son silence. Il est resté fasciné par ma roue. Lui qui avait vécu droit dans un espace droit, il ne comprenait pas comment j’avais pu épouser ma maison tout en rond, tout en concavités et en suavités. Je lui ai simplement dit : « Le temps ne va pas droit, il tourne en rond. »

    Je l’ai écouté longtemps me parler de lui, de sa vieillesse, de sa vie. Et puis, je lui ai dit :

    « -Vous voulez en finir ? »

    « -Oui »

    «  -Alors, il va falloir finir en ouvrant tout au vent. »

    Il m’a regardé avec reconnaissance et effroi. Comme un effroi reconnaissant. 

     


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  • I

    Danse l’ombre

     

    « Il peut y avoir femme couleur d’homme, et homme couleur de femme. »

    Jacques Lacan

    I

    Ma maison, l’hiver, est dans l’ombre. C’est pourquoi je l’ai appelée « Danse l’ombre ». Parce qu’il y a bien des mois chaque année, entre les deux équinoxes et le solstice d’hiver, où l’ombre y danse avec la lumière. Toutes les deux y vont et viennent mais l’ombre y est, alors, la reine, la première. J’aime ce pays où je vis, ce versant au Nord, cet ubac, derrière la montagne de Lure, et on dit toujours « derrière » quand on parle du Nord. Le Nord, c’est toujours derrière, en effet, parce que l’ombre est toujours ce qui cache, toujours cachée, toujours en arrière, en retrait. Ou plutôt, ma maison voyage entre deux bords et deux contrées. Oui, l’ombre est un pays, l’hiver, avec ses frontières, ses liserés et ses lisières, sa vie. Je n’aurais pas pu vivre ailleurs qu’en ce pays, je suis un homme d’ombre, un homme dans cette ombre.

    C’est que l’ombre de la montagne de Lure, il me semble qu’elle est habitée. Le souffle froid de la neige, cette haleine pure et simple de l’hiver, elle porte des songes, des pensées qui ne sont pas celles des humains que nous sommes, mais celles, plus grandes, plus intenses, plus larges, plus puissantes, de la terre. J’habite donc au plus obscur d’une montagne, comme au plus obscur de moi-même, dominant la vallée depuis cet espace où la bise et le vent du nord soulèvent des congères comme des pages blanches amassées, comme des papiers vierges déployés. Toute cette ombre blanche, c’est d’une infinie clarté.

    Mais je dois vous parler de ma maison. Une maison versant nord n’est pas du tout bâtie selon les mêmes principes qu’une maison au Sud. De grandes baies tournées vers un soleil absent trois mois par an ne l’accueilleraient plus qu’aux mois de printemps, d’automne et d’été, quand il est bien trop haut et bien trop chaud pour y faire du bien en y pénétrant. Les fenêtres, sur les façades, y sont donc étroites partout, les ouvertures rares, sauf sur les toits où de larges lucarnes captent et capturent le ciel. Le soleil rasant s’y égare dès qu’il vient iriser ce repli de vallée. Le ciel bleu est plus intense encore depuis l’ombre, et le ciel gris plus lumineux. Les murs d’une maison au Nord sont beaucoup plus épais que ceux d’une maison au Sud et leurs moellons ajustés avec encore plus de précision. C’est que la chaleur doit y venir du foyer, du dedans, sans se dissiper à travers ses parois ; la cheminée ou le poêle y sont essentiels et centraux, ils doivent pouvoir rayonner, et c’est pourquoi une maison bâtie au Nord, si elle a des murs extérieurs épais et peu ouverts, n’a que peu de cloisons au-dedans. C’est le cas de la mienne, très évidée, aux planchers surplombants, aux mezzanines accrochées… Ainsi la lumière venue du toit la traverse-t-elle du haut en bas. Le canon de la cheminée, au centre, très visible et très chaud monte haut jusqu’au faîte, et les charpentes y sont à la fois très solides et très inclinées. C’est qu’au Nord, la neige reste sur les toits elle s’y agglomère et pèserait trop si la pente ne la chassait pas. Ma maison comme un très grand tipi carré.

    Voilà comment est ma maison, bâtie autour d’un soleil du dedans, une lumière intérieure et centrale et qui doit tout baigner de sa chaleur. J’aime qu’elle sache émaner d’elle-même et j’essaie de vivre et de penser comme elle, depuis un centre rayonnant. Elle est mon guide, mon modèle. Voilà donc où je vis. Maintenant, je vais vous raconter ce que j’y vis.

     

    II

    Une inconnue me visite dans mes rêves chaque nuit, et même… Pendant mes insomnies. Depuis qu’elle me hante, elle m’est devenue de moins en moins inconnue, il est vrai ; nous avons appris à nous fréquenter, et même, à nous parler. Cette « inconnue »-là, j’ai peu à peu découvert que c’était… La femme que je ne suis pas, celle que je suis au contraire, mais par intermittence et de façon secrète… Cela fait tout de même étrange de se découvrir femme et d’observer celle qu’on aurait pu être, qu’on aurait été si… A vrai dire, je ne m’attendais pas à être ce genre de femme, je me serais imaginé plus sexy, plus audacieuse, plus dégourdie et je me découvre secrète, timide, mutique presque. Je dois passer de longues minutes à apprivoiser ce moi-là féminin en restant en silence, à attendre qu’elle veuille bien dénouer quelque phrase sibylline ou me révéler ses mystères. Ce n’est pas qu’elle sache des secrets que j’ignore, mais tout de même.

    Le pire, c’est que je me désire. Je veux dire que je m’aime en femme : même si je ne me trouve pas assez allumeuse ni assez rieuse, j’aime ma gravité. Je trouve que ce sérieux que j’ai me va. J’en suis venu à m’attendre moi-même et quand elle ne vient pas, quand elle n’est pas au rendez-vous, j’ai l’impression que je me manque, oui, je manque à moi-même, quelque chose s’est absenté qui est plus loin et plus léger, plus fort que moi tout en venant de moi. Comme si je m’étais devenu non pas tant étranger qu’indispensable indisponible. Un impensable se pensant, prenant conscience de parts de soi qui échappent et qui sont essentielles pourtant. Et voici que je me surprends à me chercher et rechercher dans les couloirs de mon cerveau. Je m’égare dans des labyrinthes bâtis exprès pour moi, et moi seul, sans m’y trouver. Autant ma maison est simple comme une tente en dur, autant l’architecture de mon moi est retorse et cloisonnée. J’entends parfois son rire loin, très loin, dans d’autres hémisphères, d’autres appartements, d’autres étages, d’autres ailes de ces palais pleins d’ombre, à demi ébauchés, de ma vie et de ma pensée. Elle rit comme si elle vivait plus que moi, mieux que moi, comme si ma vie de femme avait été plus passionnante et plus vivante que ma vie d’homme. Et je l’appelle : « Aline ! » Elle me répond parfois, de loin, d’un air distrait, parce qu’il faut bien me semble-t-il ; et je crois bien même parfois qu’elle vient me voir de moins en moins, comme si je ne l’intéressais plus, comme si elle avait fait le tour de celui que j’étais et qu’elle préférait la compagnie d’autres moi-mêmes.

    C’est elle-même qui me l’a dit : « Cesse d’être celui que tu crois être, cesse de croire à celui que tu es, tu m’ennuies. Tu ne vois pas que d’autres moi que celui que tu crois être, sont mille fois plus intéressants que ce toi-là ? Plus sexys, plus audacieux, plus dégourdis et moins sérieux ? » Depuis, je suis devenu jaloux, jaloux de ces autres  moi  que je sens que je suis à mon insu, jaloux de ces moi mieux que moi et qu’elle semble connaître et fréquenter bien plus que moi. Ces moi que je m’ingénie à ignorer superbement, à refouler, peut-être parce qu’ils détruiraient d’un coup le château de carte que j’entends préserver… Je me dis bien que si j’avais été femme cela m’aurait plu de donner envie et de rendre jaloux mais je me sens un « mâle épais », bien trop épais pour pouvoir danser avec moi.

    Et pourtant… Cette inconnue, je sens que je lui plais. Elle s’est attachée à moi plus qu’elle ne le dit et plus qu’il n’y paraît. Il me semble que ma gravité l’attire, que ma mélancolie la fascine et parfois, quand je danse ou je ris, quand je ne pense plus à elle, je l’entends qui me hèle, je l’entends qui m’appelle depuis d’autres appartements, d’autres étages, d’autres ailes de ce palais de ma vie à demi effondrés, à demi évanouis, mais à peine ébauchés…

    Une nuit, je me suis réveillé, et, stupéfaction, nous étions deux dans le lit… Dans le demi sommeil où nous étions, nous nous sommes touchés, caressés, découverts, révélés l’un à l’autre et l’étreinte fut plus émouvante, plus enivrante, plus extatique encore que toutes celles de ma vie consciente. Je cernais cette part la plus fuyante, la plus imperceptible de moi-même et néanmoins la plus profonde ou, plus exactement celle-ci m’était offerte et SE donnait à moi. Sans retour. Je n’avais aucun mérite, aucune part à cela, j’en jouissais seulement, sans savoir pourquoi.

    Depuis ces temps-là, ma maison à l’ombre ne m’a jamais semblé plus lumineuse.


     

    III

    Mais je reçois la visite d’un Autre, aussi, la nuit, parfois. Un frère, ce frère que j’ai eu, que je n’ai pas, que je n’ai jamais eu, un frère mort à la naissance et qui revient me visiter. Vous me direz que ma maison est peuplée de fantômes, hantée peut-être, pourtant elle est tout en blanc, les murs tout blancs dedans, rien en elle n’est passé, tout y est repeint de neuf, sauf ses murs très antiques, beaucoup plus anciens que moi, et sauf moi. Tout y est confortable et douillet comme un ventre, ce ventre où rien n’est jamais joué, ce ventre qui garde et qui protège, ce ventre chaud, qui est mais clôt à ce qui est. Nous parlons beaucoup, lui et moi, de ma vie, de celle qu’il n’a pas, de tout ce que je suis et ne suis pas, de tout ce qu’il aurait pu ou dû être. Quand il vient me voir ce frère-là, je redoute ces moments autant que je les espère. Je ne l’entends pas venir, il surgit quand je ne l’attends pas. Il vient toujours à l’improviste.

    « Tu es mon envers » me dit-il, « ou plutôt, tu vis à l’envers, tu restes au revers de la vie, c’est pourquoi je reviens quelquefois. » Je ne sais pas très bien pourquoi il vient, je ne crois pas que ce soit pour me détruire ou bien pour m’affliger, mais bien plutôt pour m’éclairer. Nous nous éclairons lui et moi.

    -« Tu sais, je suis celui qui n’a jamais vécu, celui qui est parti dès la naissance » me rappelle-t-il

    -« Oui, je sais.

    -« Je voudrais bien savoir comment tu vis, pourquoi tu vis, alors que j’y ai renoncé.

    -« Tu y as renoncé ? »

    -« Il est facile, au moment où on sort au grand air, de refuser de vivre. C’est, à coup sûr, plus facile qu’après, quand on s’est attaché à tout ce qu’on perdrait. Et puis, sortir du ventre, c’est une mort, un désastre déjà, alors ! Il a suffi que j’oublie de respirer, et hop ! Je me suis éclipsé, j’ai tourné à la fois de l’œil et les talons. C’était si fatigant de se remplir, de se vider, de gémir, de pleurer, inspirer, expirer, et sans s’interrompre jamais, jamais… Moi, je me suis interrompu dès le début. Et voilà.

    -« Mais alors, si tu ne tenais pas à vivre, pourquoi reviens-tu, pourquoi me parles-tu, pourquoi es-tu là ? »

    -« C’est que j’ai des regrets. »

    -« Des regrets ? »

    -«  Oui, des regrets, ou plutôt, c’est toi qui m’en donnes. Disons que je suis tes regrets. »

    -« Comment ça ? »

    -« Tu sais, quand on s’absente dès et depuis le début, comme j’ai fait, ce n’est jamais complètement ni tout à fait. On reste toujours un peu caché derrière une porte de placard, de grenier, de couloir, on est curieux de tout ce qu’on n’a pas connu, pas vu, pas pu aimer. Moi, je me suis caché dans ta conscience, j’ai appris à parler en t’écoutant apprendre. Tu franchissais joyeusement toutes les étapes que j’avais par avance refusées : tu respirais, buvais, mangeais, excrétais, te vidais, te remplissais, criais, parlais, pissais sans effort, tu étais en contact toujours avec tout ce monde terrible que j’avais haï et redouté dès le début, tu l’ingérais, le digérais, le respirais et semblais ressentir du plaisir, de la joie même à vivre sans mourir jamais. »

    -« Où veux-tu en venir ?

    -« Attends, si je me permets de t’approcher et de venir, de revenir, c’est que tu as choisi de vivre dans de l’ombre, avec les ombres, ce sont ces ombres-là dont tu t’es entouré qui ont su m’attirer. J’en fais partie. Tu resterais plein sud, dans la lumière, je ne pourrais pas t’approcher ni t’apparaître, tu n’envisagerais même pas que je puisse avoir un visage. Mais tu es là, dans ta maison au Nord, dans sa pénombre si parlante et il me semble que c’est cela, cette lumière incertaine, qui permet à mon ombre de danser avec toi. Je voulais te remercier de cela. »

    Il faut vous dire que mon frère surgit toujours entre chien et loup comme on dit, à ce moment d’indécision où le jour le dispute à la nuit, avec la première aube, au dernier crépuscule. C’est que l’ombre, ce n’est pas la nuit seulement, il faut de la lueur pour la porter.

     

    IV

    Parfois, et c’est curieux, très curieux, inquiétant presque, il me semble qu’on inverse les rôles, qu’il est celui qui a vécu, et moi non. Parfois, il me vient des questions à lui poser sur la vie, sur la mort, sur le temps, comme s’il savait vivre mieux que moi. J’ai l’impression, à son contact, que je suis l’autre et je ne sais plus rien de moi, comme si je n’avais jamais été rien ni personne ou du moins, comme si je que j’avais pu être n’avait eu aucune importance. Je le lui dis, et il sourit en approuvant.

    -« Oui », répond-il, « De t’avoir vu vivre, cela m’a mieux appris la vie que toi. C’est qu’on ne sait jamais ni quelle vie on vit, ni quelle histoire on a. On ne sait jamais qui l’on est, où l’on va, ce que l’on veut, ce que l’on ne veut pas, quand on vit sans se voir. Il me semble qu’à force de t’avoir regardé sans vivre, je sais mieux que toi qui je suis, ou plutôt, qui tu es. Je suis plus près de celui que tu es que toi-même. Je ne me suis jamais laissé abuser par d’autres désirs que le mien. J’ai su, dès le début dire « Non », et toi, dire non, tu n’as jamais su cela. Aussi sais-je mieux que toi ce que c’est. »

    On se sourit parfois. C’est qu’à ces heures-là, je ne sais jamais trop si lui c’est moi, si moi c’est lui, si ce sourire que nous échangeons il est cruel ou s’il est bon.

    Il m’est arrivé de parler à ce frère mort-né de mon double féminin. Je l’ai d’abord fait avec grande prudence, voire circonspection, redoutant que ces deux ombres-là ne puissent vivre entre elles des choses qui m’excluraient. Mais bien m’en a pris d’en parler. Sans que je l’aie su, mon moi féminin et mon frère entretenaient des relations de grande intimité, en tout bien tout honneur m’ont-ils dit l’un et l’autre. Mais, au fond, qu’en sais-je ? A coup sûr, des ombres comme eux deux doivent avoir les plus grandes affinités. Mais est-il bien raisonnable de ressentir de la jalousie pour ce que vivent ces ombres-là, ces parts de moi ? Je ne sais.

     

    En tout cas, ma maison est très habité


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