•  

     

     

     

     

     

    VI

     

                Sur l’Ecrier il y a tellement d’incertain, de mouvant, maintenant j’y titube. Le sol à chaque pas manque. La vie boîte. Il y pousse des voix végétales, des filets de voix souples enracinées à ce moteur. Non ! Elles sourdent ces voix d’en-deçà de la cale. Je les entends avec effroi se prononcer, s’articuler des profondeurs. Je les entends pousser depuis plus bas. Elles tremblent. Des voix vertes, des algues ou des lianes vocales, je ne sais pas, comme celles que j’avais entendues à Canton, une nuit, dans ce canton de vie dont je vous ai parlé, mais si épaisses aussi qu’on aurait eu du mal à s’y glisser. Des polypiers. Elles montent depuis le fond, envahissent l’espace ces terribles polyphonies. S’épaississant jusqu’à l’opacité. Profitant de la rumeur diffuse des moteurs pour pousser. La coursive est obstruée d’angoisse. Tout me trahit. Je ne circule plus que difficilement sur l’Ecrier à cause d’elles. Il en est envahi. Il me faut mon sabre chinois pour me frayer passage entre ces voix compactes. Je les coupe. Elles repoussent. Trop fertiles ces voix. Je crie mais le son ne sort pas. Toute cette épaisseur sonore étouffe ma voix. C’est cela qui m’en a expulsé, ce Second à qui je n’avais jamais dit non, ce Second végétal aux boyaux qui chantaient. C’est de lui qu’elles venaient ces lianes volubiles. Tout leur babil.

                Je ne marchais plus, je ne titubais plus, je tombais. Seules ces voix drues me retenaient. Agrippé, mais pour ne pas tomber plus bas. Je ne sais plus si c’est avec mes doigts que je tenais, ou bien avec ces voix. C’étaient des voix étranges ces voix d’ange étranglées, des voix sauvages certes, d’une sauvagerie verte. Et j’étais balancé d’une liane à l’autre, d’un fil de voix au précédent. Je m’y pendais. Mes doigts s’y jouaient dedans. Je savais bien qu’en bas, plus bas, il y avait un sol, mais je n’avais aucun désir de le fouler. Je le sentais mouvant, à s’y noyer ! Comme un singe, j’étais. Ces voix-là, suspendues partout en l’Ecrier et y poussant si dru, c’étaient aussi les cheveux roux de Phèdre. Il y a là dans l’Ecrier le vert bleu si roux de ces voix qui vient je ne sais d’où. Mais comment n’en pas être étranglé ? Et l’océan réel s’absente. Et son sel, c’est le sang de Phèdre et son goût. Elles se tissent autour de moi elles me lient. Minos m’attache et je suis son gibier. Je grogne, je ne suis plus que monstruosité morne, monstre marin, liée par mille liens à tout ce qui est là. Une huître, ou un violet attaché au rocher. Ou une concrétion sur une coque. Ces lianes ce sont mes tripes ouvertes, offertes, boyaux, tuyaux chanteurs, cordes du luth dont je parlais. Elles me lient. Je suis maintenant hors de moi, mort de ça, non pas découpé comme Phèdre ou Ye Ma, non, mort dissous d’avoir empli d’un moi proliféré tout l’espace, d’avoir laissé pousser de moi, autour de moi, ces tripes végétales, d’avoir permis qu’on ait ouvert mon ventre à mon insu pour les faire pousser. Et pour les cultiver. C’est Minos. Il m’éventre et m’invente chanteur. Il les tisse et les tient, il m’a lié avec ces liens, ces lianes de mon abdomen, enracinées en l’Ecrier, ou dans ma tête. L’Ecrier, alourdi, sur le point de couler, je le vois. Epais, tout envahi, empli de moi multiplié. Dans mon délire à lier, il est venu me voir Minos, un soir en ma cabine, malgré moi. Et je ne pouvais plus fermer la porte tellement tout avait poussé là dans le désordre. Tout n’était plus que ce désordre-là.

                « Ou tu pars, ou tu meurs » m’a-t-il dit. « Tu débandes tout ça, je te débarque demain soir. »

                Débandé, débarqué au port de Terre Neuve, arraché à ce vaisseau que j’habitais, jeté hors, déchiré de moi, aussi nu sur le quai qu’un mollusque pelé, sans coquille, il a osé Minos me cracher hors de là. J’ai rampé dans les rues sordides de la ville. J’étais un ver blafard, amorphe, transparent, raclé de tout mon extérieur. Desquamé. Et je bavais autour de moi mon sang. C’étaient les contours mêmes du bateau qui manquaient. Comme une plante dépotée j’étais. Ecorché. Un crachat sans la bouche qui l’a proféré s’étalant sur la boue, voilà ce que j’étais. Un poisson sans son eau. Coulant des tripes et le cerveau à l’air, dégoulinant, sans peau, gercé de tout. J’avais froid. Je titubais. Minos a réussi ce qu’Othello avait tenté. La boue, les excréments infâmes de la ville, j’y ai rampé m’en repaissant, y adhérant m’y suis vautré de l’intérieur de moi. Je n’étais plus qu’une limace engluant tout ce qu’elle touchait, s’en engluant aussi. Lamie inoffensive désormais, vivant d’une vie laminaire et rampant sur l’asphalte, dans la neige noircie par la terre, dans la boue glaireuse et gelée, traînant salives et larmes derrière, laissant filer derrière moi un fil de bave blet comme un sanglot, abjection de sillage et m’échappant de moi. Pourri, crevé, effondré là, excrément de moi-même, éclaboussant le sol de ça. Un cloporte écrasé du talon ou du doigt, qui cède et gicle sous le pied, j’étais ça. Un détritus ou une épave. Poisson crevé d’où suinte un pus. Limace. Des colonies d’êtres infimes, infâmes, avaient commerce avec et se mangeaient de moi. Alourdi des virus, bactéries et crachats, ayant sur moi toutes les morves, habillé de tous les reliquats et raclements de gorges. Glaireux et grumeleux. Un résidu.

                Et puis j’ai revécu un peu, dans la toison d’un chien, me réchauffant de sa crasseuse intimité. Je me suis blotti là je me souviens. Tique momentanée, me nourrissant de sang. Rétréci à l’insecte. Minuscule giclée de soi recroquevillée dans cette peau de Maman Chien. Enfin !

                Comment ai-je pu revenir de là, remonter à moi-même ? Qui m’a appris que l’Ecrier avait coulé, sa coque devenue poreuse et l’océan s’y suintant l’ayant envahi peu à peu, qu’on avait juste repêché un coffre mien, un coffre étrange ? Quel ange me l’a ramené? C’était une épave pourtant, et qui sentait la mer, Mère Chien l’a flairée. Peut-être elle a pissé devant. Je devais être encore assez vivant pour me vautrer dans ce chaud chien. Ce qui est sûr c’est que je l’ai toujours ce coffre, scellé dans un des murs de ma maison du boulevard Longchamp, encore aujourd’hui vénéré, c’est à lui que je dois d’être là. Ce coffre il contenait tout mon secret, j’avais retrouvé là ma peau, mon écorce, ma voix. De l’avoir reconnu déjà j’avais retrouvé forme, des bras pour le prendre et l’étreindre, des jambes pour le capturer. Une bouche pour baiser son froid. Je renaissais. Déjà, il suffisait d’avoir retrouvé ça de moi. Ce coffre, il me ressuscitait. Je l’ai rouvert. Et il sentait la mer. Il avait sa serrure, sa clef, ou bien c’était une formule, un peu comme ABRACADABRA. Peut-être ROMAMOR ou quelque chose comme ça. Dedans, j’ai retrouvé un peu des peaux de Phèdre et de Ye Ma, tannées, souples et parfumées, les photos de leurs corps, sanglants et découpés. Je les ai caressées de l’œil et de la peau et je suis revenu à moi. Je gémissais. L’Ecrier n’était plus mais eux ils étaient là, leurs images et leurs peaux tout près. Je ressuscitais d’eux. Ma peau se refaisait, revenait de la leur. Nous avions si longtemps été des créatures vagues, les vagues de nos peaux, déferlées comme pages tournées sur la mer palimpseste et tueuse, et palimpsestueuse. Voilà tout ce qu’il en restait. Et l’Ecrier avait écrit en vain des pages et des pages sur l’épiderme de la mer, phrases d’écume et de chair et que personne, hormis moi, ne lirait, un sillage crié broyant l’eau sans relâche, traçant des lettres sur de l’être, se gommant et se contrariant d’une écriture provisoire, brouillonne et griffonnée. Voilà ce qu’il avait été ce bateau-là, mécanique et gâteux, englouti, effacé par tout ce qu’il avait voulu griffer.

                En m’éveillant, pourtant, je n’étais plus entier. J’ai ressenti une douleur violente. Je n’avais plus de bras. Ma main manquait. Un stylet fiché dans l’avant-bras comme un crochet pirate. En même temps qu’il écrivait de l’une extrémité, avec l’autre il fouillait aussi dans la chair de mon bras, y pénétrant, faisant sortir de cette tige en moi du sang, du sperme, du lait, des mots gluants. J’ai regardé mieux, j’ai vu ma main droite elle était là pourtant, elle bougeait et je sentais ce fer. Qui avait placé là, au milieu de ma main, ce fleuret douloureux, ou du moins l’impression d’un fleuret? J’avais beau l’effleurer, je ne parvenais pas à ce stylet mais à ma main que je touchais, je voyais seulement ma main, j’avais beau la tourner, la retourner, elle était là comme l’est une main. Ce fleuret, il était en moi.

     

     

     

     

     

     


     


    votre commentaire