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    V

     

                J’ai compris là que tout m’était permis. Si j’étais à bord de l’Ecrier seul maître c’est que Dieu, en moi, était mort. Dieu oui, mais pas mon Second, Minos, celui aux yeux de braise sombre à qui je n’avais jamais dit non. Son regard transperçait les cloisons. C’était un grand homme très blond, très blanc au regard noir. C’était sûrement Morgiane en diable. Il le savait moins bien que moi, c’est ce qui m’a sauvé de lui je crois. Quand je le pénétrais c’était le bois de l’arbre de Canton, ce grand palétuvier contre lequel le corps de Qing Lin s’appuyait. C’était tout lui ! Il était lisse et tendre autour de moi, ce n’était pas non plus Ye Ma, Othello ou Qing Lin seulement, tous les sexes vivants, ouverts un jour pour moi, tous à la fois comme Sésames. Le vivant devenu accueillant son corps ouvert m’ouvrant tout grand au monde entier. Je pénétrais non seulement sa peau, mais une écorce froide et verte, d’une douceur polie d’acier, du monde entier la porte ouverte. Je descendais en lui à quelque chose de nouveau. Un antre, un monde entier devenu peau. Tout nu contre ma peau le monde à me frotter. Je cédais à sa peau vaporeuse et j’allais dans la mer, dans la terre, dans le vivant entier. Comment ne pas dire oui-non à tout ce qu’il ouvrait. Les chevaux hennissants des Mongolies, les croupes des plus hauts volcans, les trésors de la nuit, il donnait jouir à tout cela. L’âme de son anus c’était son sexe aussi que je pénétrais du dedans comme Othello l’avait fait avec moi. Mon Odyssée me plongeait là. Et c’est pour me punir que je le pénétrais. C’était lui mon enfer.

                Phèdre Morgiane était en lui, elle m’y surprenait lorsque j’y voyageais. Je la voyais surgir de lui et me parler tout bas de tout ce découvert de l’amer en la mer: merveille glauque et froide et familière. Amère. En Minos était Phèdre… Je pénétrais en pénétrant Minos toujours un peu plus loin au pays de la chair qui est le mien, celui des odeurs essentielles, de la vie dans ce qu’elle dit d’elle sur elle et sa sueur. Tout ce suintement, la sécrétion en soi du temps. Tout n’était plus que peau à explorer de l’intérieur. Et sang. Et Phèdre s’y plaignait. J’allais chercher ce fantôme de Phèdre, je tâtais une Chine nouvelle, non plus celle de l’extérieur, celle qu’on croit connaître et qui s’enfuit toujours, mais bien l’énigme de l’ailleurs. Une machine imaginaire. Un visage antérieur et tout entier paysage, une peau qui serait terre et mer, sudation essentielle de l’être. Je m’enfonçais dans le regret. Et tout s’alourdissait et s’appesantissait. Phèdre venait du centre de Minos et gémissait.

                Et tu galopes sur leurs reins, tu fais corps avec lui, avec eux, avec elle. Tu hésites et tu viens, tu veux, tu pénètres en son âme pour être, tu nais dans leurs amours à eux, tu es maître. Tu as crevé l’œil noir de Minos par derrière, tu enfonces ton pieu dans l’œil cyclopéen, tu l’ouvres tu le montes, il te fait galoper sur ses reins. Tu pénètres avec lui les antres des Enfers. En lui tu vois ta vie souterraine qui s’ouvre. Tu vas, tu l’as à toi pour un instant à peine, la vie tienne ployant ses reins, ce rien de lui se ployant à l’ahan de l’haleine. Vous êtes sur la mer ; sur le dos des baleines. Vous jaillissez, vous jouissez. Ton gland devient cet œil explorateur qui voit et cherche son secret. Tu es en lui celui qui voit, cet œil qui voit et pénètre la mer, cet œil cyclopéen, érigé au sommet de ton sexe bandé. Et Phèdre qui est là est Eurydice aussi en cet enfer vivant. Ta langue dans sa nuque, ta bave en ses cheveux, en sa crinière tu le veux Minos, vos humeurs à vous deux qui se mêlent, se battent, le vigoureux de vos deux vies à toi. Vos combats à vous deux. Tu vas tu viens, tu veux et ne veux pas, tu te dégages et te débats, te défais, n’en veux plus. Il t’enracine et te retient ton œil fleuri entre ses reins, cette racine en lui : tu fais corps avec lui désormais, c’est ton supplice. Tu t’es greffé à lui. Sur le dos de tes pères tu es, tu les as pénétrés, ta violence et ton foutre les fouette, ta force les a domptés. Tu les mènes à ta bride, les aiguillonnes si tu veux. Tes pères érigés, soumis à toi, tu es de leur hétairie mais tu deviens prisonnier d’eux. Il s’est donné Minos en hennissant, et te les donne. Un monde sien, il t’y galope et tu t’étonnes de te sentir en lui chez toi, dans ce végétal conduit où tu descends aux corps des pères vagissants. Tu les vois, ton vit œil monstrueux les voit tu vas en lui vers eux. Tu pénètres tes pères, le secret de leurs sexes tiens; tu es en eux tout ganté d’eux et tu vas loin. Leurs sexes érigés c’est le tien, et ta semence d’eux te vient. Tu voudrais Phèdre encore en cet enfer, ce labyrinthe, et tu l’appelles. Dans les entrailles de Minos Phèdre revient. Ton vit la voit en eux, en Lui. Et tout se mêle : Phèdre, tu la revois et la perds là. Et tu galopes sur leurs riens, Minos te sert de monstre et de monture, tu es en lui, en toi, tu caresses son bois qui s’érige. Tu poursuis Phèdre. Il est ton Minotaure et ton Centaure et le dédale où tu te noies. Et ton fil d’Ariane est ton vit ou ta vie, le chant qui te conduit de Phèdre ou d’Eurydice, tu ne sais plus, tu ne sais pas.

                Et puis après, il t’a ouvert aussi. A toi d’être cheval ! Il te galope et tu hennis. A son tour il devient ton homme. Tu te donnes, tu geins, tu fonds, et du fond de tes reins te revient Phèdre encore, ou bien Morgiane, ou Ariane, s’insinuant à toi comme un fil d’algue ou de méduse. Ton Eurydice te revient. Depuis ton désespoir de reins, elle erre en toi, tu pleures d’elle et elle est là : lentement elle revient de l’amer de la mort, en remonte et te joint. Tu t’es soumis à lui comme elle était à toi. Elle monte du fond, de la mort. Avec toi elle fait corps, tu la sens. Dans ta bouche te vient, depuis ton intérieur, sa voix violente qui te crie et te gifle au visage, une voix de cristal dont chaque éclat brisé te creuserait la face. Sa peau se serre à toi. Elle te griffe, tu es giflé par sa voix d’elle, du dedans. Phèdre Eurydice, elles te flagellent de leurs voix, mais depuis l’intérieur de toi. Cette tête de Phèdre maintenant contre tienne et soudée de ses lèvres aux tiennes et passée de Minos à ton corps, remontée de ton corps dompté par Minos même, ses cheveux déployés et roux autour de toi comme ils ne l’ont jamais été, algues poisseuses, filandreuses, emmêlées, filaments truculents comme vers, sensuels et sentant le sperme de la mer ! Phèdre sirène se tisse à toi, Phèdre Eurydice tu ne peux que t’en oindre et tu jouis de t’en emprisonner et t’en empoissonner, sa voix autour de toi se brisant contre toi comme un verre, ses éclats éclatés au baiser de tes lèvres c’est la tienne qui geint. Phèdre revient, elle t’entoure de son vagin. Elle t’embrasse, elle pèse et te baise, elle est en toi autour de toi. Elle se rit de se sentir tisser autour de toi cet univers de chant qu’elle est. Phèdre-Sirène, tu as beau t’accrocher au mât dur de Minos qui te transperce elle te sait Phèdre-Sirène, tu le vois quand tu voudrais pleurer. Ton cri vient d’elle, ses cheveux et sa voix t’entraînent malgré toi au centre d’un vortex quand même. Elle t’arrache à toi la voix de Phèdre, elle sculpte autour de toi le dur paysage où tu galopes sous le fouet, c’est elle ce paysage froid, sa voix de neiges ou de plaines glacées qui t’enveloppe. Tu l’as tuée, elle n’est plus que poussière brisée. Elle redescend évaporée au cimetière labyrinthe où Othello s’est enfoncé, dans ce grand ventre froid du glacier. Minos vivant s’enfonce en toi, de plus en plus profond il t’aiguillonne tu le sais, tu le sens, tu le vis, son vit t’explore à toi aussi et il voit tout de toi. Il te domine, tu es à lui. Ce n’est pas toi pourtant qui te plaindrais de sa violence extrême, mais c’est elle. Phèdre, son fil de voix et son orgasme de sirène. Tu deviens lourd, et lourd de ça. Tu jouis et Phèdre s’en va.

                Ce remorqueur il te dévore, il te consume tout entier, c’est toi aussi qu’il broie dans ses moteurs, ton sang qu’il transforme en fumée. L’Ecrier maintenant, il est cette chose sans nom. Son nom n’épelle presque rien de son élan qui va plus loin. Cet athanor qu’il est il obéit à ton Second, tu le sais. Ce bâtiment devient charnel, vivant, son métal te possède, tu vis dedans et t’y confonds. Ses parois sont devenues ductiles, souples, turgescentes. Tu vis dans ton dédale emprisonné, s’y dessinent autour Phèdre, Minos et Ma, Qing Lin, tous ceux dont tu as touché la chair, qui t’ont parlé : ils se sont dissous en lui, comme toi. Tu les sens se distiller dans son tremblement d’alambic. Leurs essences t’enivrent, tu goûte à leur pervers alcool. Non, tu n’as jamais su ce tremblement jusqu’où il te fait perdre la raison, ni si tu as raison de l’écouter trembler cette palpitation des choses et des noms. C’est cette ivresse-là qui fait que tu es là, toujours, sans que je sache qui tu es, ni ce qui nous sépare, ni si nous sommes séparés. C’est toi, celui quand même que je suis, Ecrier malgré moi, malgré lui, malgré toi-même. Celui qui te dispute à moi.”

     

                Je savais bien, j’ai bien compris, c’est toi, Ye Ma, qui as nourri Morgiane malgré moi. Tu savais qu’Othello la cachait. Elle couchait avec toi. Et sa parole en moi me vient de toi, de rien, d’un tremblement qui vit et vibre sans arrêt, d’un désir, cette fibre à quoi nous nous dansons, ce chant qui nous a tous tressés. Je deviens fou de le savoir. Dans l’alambic de l’Ecrier.

     

    Phèdre et Ye Ma piaillent aussi, me parlent, ils sont unis si fort à moi, je m’en étais pétri, nourri, ils me hantent, ils viennent affleurer à la surface de mes doigts. J’ai beau les effacer ils me reviennent. Ils chuchotent au bout de mes doigts, tous les deux. Je me rappelle avoir plongé les doigts, cette nuit-là, dans tout ce qui est pénétrable d’eux. Je venais de les découper, juste après avoir bu, palpé le dedans d’eux et m’en être enivré. Et Phèdre crie encore entre mes doigts qui la pétrissaient morte, sa pulpe autour des doigts, elle se mue en ce cri froid qui se durcit autour, son être pierre je le sens qui se serre, ce froid si lourd tout contre moi. Si je disais que Phèdre est une chienne, un aboiement en moi, ce ne serait pas vrai bien au contraire. Elle articule autour de moi l’air de sa langue, et le réseau qu’elle a tissé c’est un filet où rien de moi n’échappe. J’ai beau me débattre et filer, vouloir me faufiler, elle me tient et me retient, me ligote, son texte sien est tel, et le sel de ses seins. Elle vient, les filets roux et verts de ses cheveux sont ceux d’une anémone, elle monte du fond de la mer, sa bouche s’ouvre en O pour me sucer de la succion mortelle d’un baiser de méduse. Son visage est venu dans le creux de ma main. Elle s’y frotte et s’y enfonce comme elle s’est enfoncée dans l’océan où je l’avais jetée, algue de vague elle revient tout au creux de ma main, s’y câline et s’y crée, s’y ressuscite et crie, se plaint, gémit, et geint, algue essentielle. Comme un chien. Quelque chose d’elle ou moi se maudit à mon poing, ouvert comme une vague déferlée: et Phèdre malgré moi visage dans mon poing c’est elle ma main droite, elle s’y est incorporée, elle me méduse. Et Ye Ma lui, vient à ma main gauche, il me la sculpte du dedans et me supplie. Ils me sidèrent et me hantent les mains ces deux-là, ils s’aiment et s’animent en mes mains je le vois. Ils poussent à travers elles. J’ai beau me les avoir lavées d’eux ils sont dedans. Phèdre, je l’entends se miauler à Ye Ma, ou c’est Vénus qui piaule là! Mes mains, hantées… Ils m’empèsent le sang depuis mes mains ces deux amants.

                Et juste un archipel de mots posé sur ce sang creux, noirs caillots broyés au mors de ma mâchoire, cette façon de différer secrètement l’essentiel grincement des dents de la mémoire.

                Dans le cœur un remords, un corridor ouvert dissimulé au fondement même du corps. Minos l’a révélé, il m’ouvre le chemin par où passent les morts : il l’ouvre dans mon corps. C’est mon supplice et mon secret. Je suis fécond soudain, fécondé, mon corps et sa virilité. Minos m’ouvre. Je suis enceint de lui, c’est de ma mort. Ce n’est pas son vit seul qui me creuse et me vrille, peut-être Phèdre aussi, et ce remords qui m’envahit. Ce remords vers ma mort. Phèdre ou Minos poussent en moi un autre, il vient, me bouleverse : je suis ouvert en deux, cette fragilité perverse offerte, violée; non pas seulement femme, mais la fécondité fragile d’une femme, cette façon à elle de céder, ce cri de volupté, cette conscience de porter quelque chose à venir, qui va naître. Corps, peau d’argile et ventre profané. Ca me parle déjà, secrètement, d’une voix autre en moi; dans ces hauteurs, ces profondeurs, rien ne ressemble plus à rien. Ye Ma et Phèdre et l’Ecrier, ils sont du même sang, quelque chose de ça qui n’est pas moi circule en moi. Une liqueur de temps.

     

                Minos t’a fécondé tu es deux, même trois, fécondé d’eux, tu portes quelque chose ou quelqu’un venu d’eux et de toi, quelque chose de double et de trouble. Réuni, divisé à la fois. L’une et l’autre tu es. Toi, ou bien trois. Double ou bien trouble. Troublé comme un qui a trop bu.

     

     

     

     

     

     

     


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    IV

     

                J’étais rentré dans ma cabine, subjugué par ce chant. On entendait mugir le vent de l’intérieur du bâtiment. Son timbre de cristal couvrait la rumeur grave des moteurs. Je n’avais pas encore osé aller dans la cabine d’Othello, toujours fermée à clef. Cette idée me venait à l’esprit et pas moyen de la chasser. C’était un tentacule insinuant, glissant et froid comme ce chant. Je devais voir dans sa cabine ! Et que je l’ouvre et que je fouille. Ou que je batte à son tam-tam. Pour comprendre ce cri, l’articuler aussi. Moi seul avais la clé. J’ai cédé à la tentation. J’ai ouvert. Il y avait debout, au milieu de la pièce, une femme qui regardait. Hirsute, l’air hagard.

                Elle s’est jetée sur moi, elle a failli me renverser. Elle me frappait. J’ai fini par la maintenir. Je sentais son odeur de femme, ses seins se pressaient à moi. Elle avait dans son corps des sanglots et des spasmes. Elle m’a craché aux yeux, a rué de la tête en moi, m’a mordu le cou jusqu’au sang. Et je l’ai repoussée en gémissant. Elle avait une peau très blanche, les cheveux noirs, le visage très rond, les yeux très noirs aussi. Chinoise. Je n’en revenais pas. Une femme sur l’Ecrier, et je ne m’en étais jamais douté ! Elle a crié :

                « - Où est-il ? Tu l’as tué ! »

                Je pensais aux yeux d’Othello. J’allais répondre ou me jeter sur elle quand un tumulte colossal a succédé à ce gémissement du vent qui n’avait pas cessé. Un tremblement comme venu du fond de l’eau ébranlait l’Ecrier, envahissant espace et temps. Tout vacillait. Je suis sorti sur le tillac. L’iceberg s’effondrait sur lui-même. Le grand pic, s’inclinant lentement, s’écroulait soudain dans l’océan. Un nuage de givre et de neige gelée explosait et montait, une gifle de froid coupait le souffle. La glace devenait nuage phosphorescent. Il fallait dégager au plus vite. Des blocs tombaient autour de nous, certains énormes et tranchants.

                « - Libérez le câble, nous partons ! Mettez-vous à l’abri ! »

                Le remorqueur a bondi en avant. J’ai senti un choc très violent à la tête, puis plus rien.

     

                « Morgiane, c’est Iseult Marie, la fée Morgane même, celle qui sauve en offrant son fruit, elle a des onguents, des potions, elle sait donner son sein pour nourrir l’appétit. Othello l’avait cachée dans sa cabine. Elle était à lui ! »

     

                Voilà ce que je me disais dans mon délire. C’est elle que j’ai vue d’abord en m’éveillant. Son visage était blanc. Elle me soignait. J’avais dû recevoir un bloc de glace sur la tête. Nous arrivions au port. J’étais trop faible pour comprendre, pour parler. Dès que le remorqueur a accosté on m’a conduit à l’hôpital. Et Morgiane a disparu sans trace...

                Non loin du port, au centre de Terre Neuve, plus tard, comme j’errais à sa recherche, c’est sur Phèdre que je tombais, au hasard des épaves rencontrées. C’était une très belle pute grecque échouée là Dieu sait pourquoi. Je l’avais autrefois fréquentée. Elle était restée belle sous son casque de cheveux roux, la poitrine abondante et un peu fatiguée, la peau toute piquée de taches. « Autant de taches que d’hommes baisés », disait-elle. Elle connaissait déjà cette histoire d’iceberg, elle savait toujours tout. Elle insistait, voulait embarquer avec nous.

                « Je suis longtemps restée au port, trop longtemps avec les pontons, allongée, assoupie comme eux à regarder venir me passer sur le corps des marins aux caresses mortes. Moi aussi je voudrais aller où saler mes cheveux et mes yeux avant de partir pour la mort. Conduis-moi, je suis lasse de rester là ! Ma vie n’a plus de goût. Prends-moi, tu es déjà parti avec tant d’autres. » Je comprenais trop bien pourquoi elle disait ça.

                Depuis longtemps je n’avais plus aimé un corps de femme, j’en goûtais tout, m’imprégnais tout de ses odeurs. Je ne l’aimais peut-être pas, je n’ai jamais rien su aimer, je l’installais dans ma cabine. En secret. Je ne pensais qu’à Othello pourtant. J’avais dû recruter un Second, un autre, un homme grand, très beau, et qui avait des yeux d’un noir de braise sombre à qui on ne pouvait pas dire non. C’était comme Morgiane en homme. Nous avions levé l’ancre, étions partis en chasse. Repartis. L’Ecrier, de nouveau, nous faisait vivre de sa vie. Ce n’étaient plus mes doigts, pourtant, qui me parlaient dans le secret de ma cabine, mais Phèdre. Je me rappelle avoir proféré Phèdre là. Ma langue s’incarnant à son corps, mes mots prenant le grain si laiteux de sa peau. Je l’avais fait venir pour ça. Ce n’étaient plus des sons les mots que je pensais, mais la chair de son corps et ses taches de son. Sur mes lèvres je prononçais la transe de son corps, sa peau était mes mots palpables. Mais plus je lui baisais les lèvres et plus je devenais jaloux de celles qu’Othello m’avait cachées. De Phèdre et de son corps et de sa voix venait une douleur en moi. Et Phèdre avait l’odeur d’une douleur que j’avais tue. Je devenais jaloux comme Othello l’avait peut-être été de moi. Ce n’était pas exactement le corps de Phèdre que ma langue appelait, d’ailleurs je sentais bien qu’elle ne jouirait jamais de rien de moi. Quand on faisait l’amour elle parlait bas, elle me léchait l’oreille et pénétrait ma tête là.

                C’est alors qu’Othello s’érigeait dans mon dos, je le sentais venir comme je la prenais. Son ombre se posait contre moi dans mon dos juste quand elle était à moi, rien qu’à moi. Je le sentais me pénétrer. C’était sa bite à lui, habillée comme un gant de la mienne qui, depuis moi, la pénétrait à travers moi.

               

     

                Je quittais alors ma cabine et reprenais la barre à l’Ecrier. Je relevais mon Second à la barre. Une cloison me séparait alors de mon secret. Car elle était secrète Phèdre sur l’Ecrier. L’océan faisait tant de fureur, de bruits et de gémissements que je croyais l’entendre lui, quand c’étaient les jaillissements et les gémissements de Phèdre aussi, mais sous un autre ! Qui était-il cet Autre ? A quelque signe obscur pourtant, quelque inflexion de vent à moins que ce ne soit le souvenir amer d’un goût de sperme sur ma langue, je me doutais que Phèdre aussi travaillait avec l’Autre sans moi ! Il s’appelait Ye Ma cet autre-là; ça veut dire, je crois, Cheval Sauvage en chinois. Mais je l’appelais Ma. C’était le cuisinier de l’Ecrier c’était lui qui la chevauchait. Il avait dû nourrir Morgiane aussi quand Othello l’avait cachée. Peut-être l’avait-il baisée. Et peut-être Othello avait-il cru que c’était moi qui la baisait, sa Morgiane secrète, alors que c’était Ma. Il était jeune, glabre et beau, nous nous étions aimés lui et moi quelquefois, je connaissais depuis longtemps la douceur de sa peau, de ses doigts et la force de sa beauté, mais je ne savais pas jusqu’où sa force et sa douceur éveillaient Phèdre. Elle ne lui parlait pas mais elle criait quand elle était à lui. Elle jouissait! C’était bien ça. Je m’en doutais. Avec moi, elle ne criait pas. Mais je ne savais plus du coup si Othello la baisait avec moi, avec lui, qui était là et avec qui. Qui trahissait ? Il me semblait comprendre à peine, et entrevoir des monstruosités. Des abîmes s’ouvraient.

                Quand j’ai ouvert la porte un soir, ils étaient tous les deux si blancs, luisants, dressés tous deux dans la nuit bleue de ma cabine droit devant, j’ai pris mon grand sabre chinois à côté de la porte que je venais de refermer et je leur ai tranché la gorge à tous les deux en même temps. Je les coupe en morceaux, je bois leurs sangs et je les lèche aux commissures, aux blessures, aux endroits où j’ai tranché. Je m’agenouille en sanglotant. J’aurais voulu pouvoir raccommoder avec ma langue leurs corps que je venais de rompre. Je bois, je mords leurs chairs fades et tièdes et qui saignent, à leurs sexes aussi spermes et sangs mêlés. Je gémis, grogne, renifle en eux, je plonge en leurs viscères. Plein de leurs sangs, de leurs humeurs me repaissant. Je tremble fort comme une bête, comme une monstre trop humaine. Et gémissant je fais sous moi. En sanglotant ensanglanté d’avoir tué ceux que j’aimais. Ma voix grognant. Ce hurlement de moi ça sort sans que j’y puisse rien, tout se pisse de moi, je veux mourir de ça comme eux. Je suis coupé, coupable. Je veux mourir, m’ouvrir. Et puis après encore sanglant d’eux, hirsute et poursuivi d’effroi. Je m’éveillais, je n’étais plus seulement moi, ils me trempaient en leurs douleurs. J’étais tout baigné d’eux. Ils me hantaient soudain de n’être rien, plus rien que ces chairs-là, devant. Définitivement excommunié de leurs deux sangs, je les sens circuler dans mon sang, s’appeler, s’écrier dedans. Pourtant leurs deux corps découpés gisent là et leur inerte poids de morts. C’est après ça, bien après, vers la fin de la nuit, quand je suis redevenu froid, que je me suis lavé d’eux et de moi. Détaché de leurs vies je les ai photographiés. Là. Leurs morceaux. De tout près. Ils étaient complètement froids aussi, infiniment plus morts, plus froids que moi, je m’étais écœuré de leurs sangs, de leurs peaux et je me suis débarrassé de leurs morceaux dans l’océan. Sauf quelques bouts. J’ai gardé aussi leurs têtes encore un peu. Dernier baiser sur les lèvres de Phèdre et puis je l’ai jetée par les cheveux, sa tête et puis celle de Ma, qui était aussi quelque chose de moi. Et lui, je l’ai vu peu à peu s’enfoncer dans la mer comme une pierre bleue, les yeux ouverts. Ca, c’était au petit matin. La tempête s’était calmée.

                Je n’aurais jamais pu faire ça ailleurs qu’en l’Ecrier, ailleurs que sur la mer et dans ce concentré sauvage, ce vaisseau et son équipage. Il m’a fallu longtemps pour m’éveiller de cette horreur et pour laver le sang giclé dans ma cabine et dans ma tête. Je revenais à moi, plutôt je comprenais que jamais je n’y reviendrais. Othello était là. Et j’étais devenu un damné de la chair. Et pourtant quelques heures après ça je vivais, je mentais, je commandais normalement, prenais mes quarts. La disparition de Ye Ma, j’ai fait semblant de la trouver inexplicable. C’était un jeu difficile et vicieux car ils devaient savoir les autres matelots, et surtout ce Minos. Même pour Phèdre en ma cabine, ils devaient se douter qu’une femme était là. L’Ecrier était un animal inévitable et tout s’y entendait confusément, on vivait en un organisme vivant, on s'y sentait fœtal, fatalement pensé par ceux qui, comme soi, y circulaient. C’est peut-être ça aussi, la tragédie, se savoir transparent… Et ma Chine incarnée en ma cabine, je l’avais tuée, j’en avais bu la chair. Et je m’étais meurtri au milieu de la mer.

     


     


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    III

     

                Mais je dois vous parler d’Othello, mon Second, noir et beau, grand, si bien découplé, l’Aimé, le préféré de tous mes matelots. Le plus beau de mes anges ! Je l’aimais tant mon Othello et il m’aimait aussi, nous étions frères. S’il lui est arrivé de vouloir me tuer c’est par amour, par jalousie. Ou par ennui. « Tu es mon maître » qu’il disait. Il pouvait seulement mourir. S’il n’était pas de quart, sur un tam-tam qu’il emportait, ses doigts battaient le temps. Sur cette peau de chèvre c’était sa façon à lui de chanter.

                C’est lui qui m’a montré, un jour de fin août, un insolite télégramme : « Iceberg à remorquer d’urgence. Forte récompense ». Nous ne pouvions laisser passer ce marché-là. Bien payé. Nous avions le matériel qu’il faut. La mission était surprenante mais rien n’étonne plus sur mer ! Vue notre position, nous serions les premiers. L’iceberg était au sud du Groenland, menaçant de couper les routes maritimes. Nous devions le tirer vers le Nord pour que d’autres courants l’entraînent loin de tout parage fréquenté. Le temps était très beau, très calme, presque chaud. Othello sans répit battait tam-tam sur la proue du bateau, l’air vibrait depuis ses doigts sur cette peau, ses mains étaient une langue incessante. J’étais jaloux de ces deux mains rendant le grondement de l’Ecrier intelligible, articulé.

                Un matin, l’iceberg est apparu à l’horizon, irréel, bleu sur bleu comme une poudre blanche. Une brise levée soulevait des poussières de glace, faisait des tourbillons très haut. C’était un signe de très loin. Dessous, sa silhouette, irrégulière comme une cathédrale irrationnelle, énigmatique, un insecte labyrinthique et posé sur de l’eau. Nous approchions. Le froid de son haleine pénétrait. C’était la mort qui respirait, un grand morceau de mort vivante. Vers quatre heures nous étions à proximité, avec la carte sous-marine que les sonars avaient dressée. Son ombre bleue s’allongeait sur la mer, la faisant frissonner : des risées circulaient lentement dans le froid de cette ombre sur une mer parfaitement calmée. La façon dont nous allions le prendre allait être à la fois simple et audacieuse. Nous tournerions autour pour l’encercler d’un câble. Il fallait agir prudemment pour éviter les redans meurtriers. L’iceberg était très haut posé sur l’eau, et comme sur des pattes, une illusion de nef entre des arcs-boutants. Il devait plonger très profond, notre puissance de traction serait à peine suffisante pour en faire dériver, très progressivement, la masse. La nuit tombait comme nous terminions l’encerclement (elle n’est jamais complète en ces régions, l’été). Nous étions dans son ombre, au milieu de ses frissonnements. La lumière crépusculaire traversait sa translucidité. Il me semblait une forme organique, reste d’un être monstrueux.

                Dès que le soleil s’est élevé a commencé la mise sous tension et le début du remorquage. Cela devait se faire lentement pour éviter les à-coups et la casse. Le câble était tout entouré de bouées protectrices pour empêcher l’usure en supprimant les points de frottement. Le glacier paraissait une vague éternelle. On aurait dit qu’était fixé en soi le mouvement de l’océan. Tout était très paisible. Le soleil montait dans le ciel, devant nous. Othello et moi avions mis un canot à la mer. Nous voulions contrôler où le câble s’était fiché. Il fallait un matériel d’escalade, des crampons, des lunettes que nous avions. Vers huit heures du matin, nous débarquions pour lui creuser des logements. Nous avions terminé quand Othello dit en riant :

                « Si on montait un peu la bête ? »

                C’était une idée folle, je l’avais eue aussi, il fallait Othello pour la dire. Je ris. Ce devait être dangereux. Othello me montrait comme des marches d’escalier.

                « - Avec les souliers à crampons, pourquoi pas.

                - Allez, d’accord ! Viens avec moi ! »

                Le chemin sinueux, escarpé montait jusqu’au premier plateau, arrondi comme un sommet de voûte ou bien le haut d’un dôme, d’où s’élevait ensuite un bec de glace aussi droit qu’un clocher. Nous allions prudemment mais le danger nous enivrait. Othello mon amant, je l’entendais respirer fort. Il me suivait. Soudain devant, juste à mes pieds, un trou béant, une anfractuosité bleue comme une vulve ouverte.

                « Halte ! » Je me suis tourné. J’ai vu Othello, l’air absent, qui se précipitait. Il n’avait rien dit, son visage n’exprimait rien, il se jetait vers moi, vers ça je voyais bien. Les deux mains en avant. Je me suis écarté sur le côté à peine, je l’ai vu trébucher et glisser, se glisser dans le gouffre. Et disparaître. Cela n’a duré qu’un instant, il avait chu sans cri, sans autre bruit que ceux de quelques blocs de glace aussi. Dans un silence assourdissant. Enfin j’ai entendu un grondement. Très sourd. Il avait heurté le fond. Autour de moi c’était le froid, le vide, la lumière. Rien. Plus rien. Un vertige. Une bise montait de l’ouverture, un nuage givré comme l’âme gelée d’Othello, le soupir de sa dernière haleine. Je ne comprenais rien. Tout, soudain, m’échappait. En bas, très loin devant, posé sur l’océan, l’Ecrier au fin bout de son fil le nez pointé droit vers le Nord, brassant la mer de ses hélices sans sillage, m’a semblé dérisoire et je me demandais si c’était nous qui remorquions ou si c’était l’iceberg qui nous tirait. Vers où ? Il me semblait être au sommet d’un cerf-volant, mais à l’envers, si lourd, et qui nous entraînait toujours plus bas, au fond d’un gouffre, un cerf-volant trop lourd pour moi. Othello venait de mourir. Déjà, tout s’embrouillait, je ne me rappelais plus ce qui venait de se passer. Lequel des deux tenait la muleta ? Tous les fils de ma vie que je croyais tenir au bout de mes dix doigts, toutes ces cordes ou ces racines autour de moi, ces membranes tendues dont je pensais jouer s’étaient rompues, nouées, crevées, brisées, plus rien ne tenait plus à rien, que des pelotes emmêlées, tout au centre d’un labyrinthe. Nous ne nous étions pas encordés. Peut-être aurais-je dû le retenir, tomber, me battre ou me débattre. Et je ne savais plus pourquoi je sanglotais. Qui avais-je perdu, lui ou moi ? Je restais accablé, au bord du trou béant qui ressemblait à une lèvre morte, à appeler. Mais rien ne répondait qu’un écho bleu. Il faisait froid, très froid. Et je suis retourné sur ce néant de l’Ecrier.

                « Un terrible accident » ai-je dit aux autres matelots.

                Nous irions lui rendre les derniers hommages. Je descendrais en bas de la caverne. Il était dit que si je ne remontais pas l’équipage abandonnerait l’iceberg. Le mécano et le cuistot resteraient seuls sur le bateau. Et les deux matelots m’accompagneraient. Nous avions emporté des cordes, tout un matériel d’escalade. Il était presque onze heures du matin quand je suis arrivé sur le rebord. Le jour était à son sommet et j’ai lancé la corde à nœuds. Je descendais à pic dans ce puits lumineux qui s’ouvrait peu à peu, le long d’une paroi qui formait le côté d’une très vaste nef. La lumière devenait bleue. Tout ruisselait. Un rais de lumière, un reflet, éclairait le corps d’Othello tout en bas, bras en croix, jambes écartées, comme un soleil tombé yeux grands ouverts la face vers le ciel. Je touchais le sol près de lui, me dirigeais vers lui. Son visage était blanc, poudré de glace, nimbé de sang. Le beau noir d’Othello masqué de blanc, plus beau d’avoir été noir sous ce blanc. Je l’embrassais. Il était dur comme un rocher et froid, si froid, gelé. J’ai voulu le porter, le déplacer. Rien à faire. Son sang avait soudé son corps aux glaces, l’avait crucifié à l’iceberg. Ses pieds disparaissaient déjà sous la poussière blanche. Ce serait son tombeau. Je n’essaierais plus de l’en détacher.

                Et puis, j’ai aperçu non loin de lui une autre tache sombre, comme un écho. Je me suis dirigé vers elle. Et mes pas résonnaient sur le sol inégal. Il y avait aussi cet insistant bruit d’eau. L’iceberg fondait de l’intérieur. Pourquoi? Cette tache c’était un corps d’homme, un autre, mais bien plus incrusté qu’Othello. Et dans une tout autre posture. Sa mise, ses habits, son visage baltique étaient stupéfiants : d’un autre âge, comme un gisant de roi en robe ou en surplis, jambes serrées, mains jointes, l’épée sur la poitrine, la tête ornée d’une couronne. Et le regard tourné vers le ciel de la grotte. L’ai-je rêvé ? Une barbe entourant une bouche paisible, non pas fermée mais entrouverte, comme figée au moment de parler. Pourquoi était-il là ? Je regardais en haut. A cet endroit nulle faille au plafond. Il n’avait pu tomber de l’extérieur. Je scrutais tout d’ailleurs. C’était sûrement de ce plafond qu’il était chu s’il avait chu, mais il n’avait jamais dû choir: il était là depuis toujours, il m’attendait. Cet iceberg, c’était un grand tombeau hanté d’un cadavre de roi, sa voûte peu à peu rongée se creusant vers le haut. Je remontais.

                «Othello reste là» ai-je dit à mes matelots. «Je reviendrai le voir demain pour la dernière fois.»

                Le lendemain, deux autres corps gisaient non loin de ce roi-là. Mais brisés cette fois, en morceaux. La tête et les extrémités très loin des bustes disloqués. Sûrement tombés de ce glacier d’en haut pendant la nuit. Ils avaient commencé leurs descentes en miettes dans le sol de l’iceberg. Othello s’y perdait, le premier chevalier n’y était plus qu’une ombre. En observant les deux nouveaux visages chus, j’ai compris qu’eux aussi me parlaient. Chaque bouche, arrondie, semblait me dire un mot. Ces cadavres tombés qu’avaient-ils à chanter? Tout près de l’un d’entre eux une masse compacte, un livre. C’était un bloc de parchemin gelé, l’encre coulée en traces et taches sur la tranche. Et chaque page agglomérée aux autres.

                J’allais voir Othello. Déjà, on ne distinguait plus de son visage que ses yeux. Aussi, les regardais-je encore avant de remonter. Othello, mon Aimé, il était là. Pourquoi ? Avait-il voulu me tuer, Othello, jaloux de ma cabine et de ma Chine, et de ma souveraineté ? Sur l’iceberg si on s’est battus, c’était sûrement pour savoir qui de nous deux irait le premier dans ce creux, lirait à cette anfractuosité. Nous avions peut-être lutté au sommet de l’iceberg. Nous tirions avec ce remorqueur, derrière lui derrière nous, un cimetière. Un grand iceberg creusé de l’intérieur par ces lèvres ouvertes et ces livres fermés, d’où suintaient d’un creux plus creux les mots des morts, leurs pleurs. Leurs paroles gelées se dégelant, et peu à peu tombées, s’articulant, brisées tout autour d’Othello, faisant autour de lui comme une armée, la voûte de l’iceberg se creusant peu à peu, devenant transparente et prête à s’effondrer. Je suis allé les contempler ces morts tombés depuis ces voûtes-là, l’un après l’autre et peu à peu, l’un chaque jour chu après l’autre, décollés de ce gel qui les avait emprisonnés là-haut, tombés froids sur ce sol s’y brisant en morceaux, se reprenant après, tout brisés, explosés dans la glace d’en bas tout autour d’Othello. Débris d’hommes glacés brisés comme du verre. Je lisais leurs visages en miettes. A chaque fois je ramassais le livre libéré, c’était peut-être à chaque fois le mien. Ce n’était plus qu’un bloc de parchemin, toutes pages soudées, fusionnées, l’encre en traces coulée au papier de la tranche comme du sang sur quelque lèvre. Cette force et cette fusion, cette étreinte et rien pour les faire céder. Ces lèvres entrouvertes où se mordait un nom, et ces livres fermés.

                Le soir dans ma cabine, j’essayais d’ouvrir le dernier livre ramassé fondu comme un fruit blet, mais en vain. Je voyais les yeux d’Othello. Ils m’obsédaient ces yeux. Je suis allé jusqu’à la poupe regarder l’iceberg, derrière le bouillonné de l’eau brassée par les hélices. Sa haute masse se mêlait au lait de la nuit trouble : c’était début septembre, il y avait, désormais, de la nuit. La lumière qui cependant nous entourait semblait émaner de lui comme s’il en avait emprisonné. Elle phosphorait très haut sur l’océan horizontal. L’eau scintillait. Un vent pourtant s’était levé, un vent d’ouest. Il s’engouffrait dans le glacier y produisant des vibrations inouïes. C’était un sifflement glacé, une haleine, peut-être les voix de ces rois engloutis. Il me semblait connaître parmi ces timbres bruts celui d’Othello même, déformé.

     

     

     

     

     

     

     


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    II

     

                La première fois qu’elle m’est apparue Morgiane, c’était aux alentours de ma cabine. Elle a d’abord été ce nom venu de Chine imaginaire, un éclair une nuit à Canton.

                Dans ma mémoire ou dans mon imagination les rues de Canton sont sans bruit. Je croyais pouvoir m’y fier mais ce Canton n’existe plus. Le soir depuis la gare, à pied, il fallait affronter des boulevards brumeux, pourtant si rectilignes avec, aux arrêts de bus, des grappes de citadins terreux, au teint verdi par l’éclairage axial. Ils me regardaient passer non loin d’eux à remonter ma nuit, m’entendaient rompre leur silence de mes bruits. Je sentais leurs yeux posés sur moi, visqueux, et puis après je les voyais me regarder du haut de leurs autobus vieux, lorsque l’un d’eux me dépassait. Et je suivais leurs yeux de spectre en moi, une dernière fois, jusqu’au moment où leurs contours se dissoudraient. La lumière des rares réverbères éclairait des façades rigides. Des plantes étaient enracinées aux pierres. Elles poussaient à même les immeubles, se greffant aux enduits, sculptées toutes vivantes, complexes, chantournées, mouvantes. Et les barbes moussues des façades sculptées. Il faut dire que j’ai toujours un peu de terre dans la tête.

                Morgiane m’attendait dans un coin d’ombre de ces rues. C’était un sifflement presque inaudible, comme une anomalie de l’air. Il fallait une oreille aux aguets pour y être sensible. Je m’approchai d’un mur qui m’attirait. Etait-ce bien un mur d’ailleurs cette cloison instable : un son plutôt, un cri, la silhouette de la nuit ? Une forme menue s’est détachée de là dès que j’eus rejoint l’ombre. Elle fredonnait. Je l’ai suivie. Elle s’est arrêtée, elle m’a pris le bras et m’a pressé contre elle. Son corps avait la fermeté de la jeunesse. Sa main a commencé à me palper. Quand elle touche ma barbe, j’entends un gloussement comme un cri étouffé. Je balbutie quelques mots en chinois, j’entends un rire,  on répond en anglais :

                - Tu es Américain ?

                - Français.

                - Pour toi, ce sera dix yuans.

                Il faisait trop noir pour y voir et mes mains l’exploraient. Nous faisions l’amour debout, contre un mur froid dont je sentais l’odeur d’urine et de moisi.

                Notre transaction terminée, mon ombre a voulu disparaître. Je l’ai retenue par le bras. Peut-être elle ne trouverait pas d’autres clients. Il a pourtant fallu que j’insiste vraiment pour qu’elle ose sortir de là. Je devais lui promettre de ne pas la regarder en face, elle avait de la honte à se montrer ainsi après, si près. Et comme la police n’aimait pas les gens de son espèce, elle allait me conduire en un endroit secret. Je n’avais qu’à la suivre. De loin. Elle s’est dégagée, elle est partie la première et d’abord en courant. Elle marchait au milieu de la rue, éclairée vaguement. Elle avait des cheveux noirs luisants, très drus, qui dansaient jusqu’au bas de son dos, et sa robe légère laissait deviner ses contours. Je voyais la courbure des fesses, le rond du cul, les hanches qui plissaient, déplissaient le tissu, le volume des cuisses, l’arrière des genoux, les mollets ronds et les talons dans des sandales nues. Je la voyais de dos après l’avoir touchée. Il y avait du végétal dans sa beauté : sa marche conduisait vers la masse très sombre d’un arbre poussé là, entre le boulevard et un cours d’eau laiteux. C’était un grand palétuvier aux troncs noueux, multiples, aux racines serpentes. Arbre si calme dans la tourmente. Celle que je suivais semblait si frêle devant lui ! Soudain elle s’est évanouie; un peu après sa main m’a pris… (Mais que faisais-je à cet endroit-là de ma vie, pourquoi étais-je en train de pénétrer dans ces ténèbres végétales ?)

                Elle me tenait la main, me frayait un chemin dans un dédale de branchages. Nous nous étions assis dans une cavité du tronc qui laissait voir au loin, dehors, des jonques émerger noires de la brume. Elles passaient dans le silence devant nous sur un canal. Ma Chinoise s’appelait Qing Lin. Elle était étudiante. Elle parlait beaucoup. Quand je lui ai demandé pourquoi elle s’est mise à rire :

                - Qui le sait ? Sûrement pour le plaisir de dire.

                Et, après un silence :

                - A quoi bon dire vrai si je peux te mentir?

                -J’aime mieux te mentir en anglais, l’anglais c’est bien pour raconter n’importe quoi.

                Après, elle a dit quelques mots en chinois et même si je ne comprenais pas, quelque chose en sa voix frémissait.

                Au milieu du labyrinthe des racines, un creux épousait nos deux corps. Nous restions là, lovés l’un contre l’autre dans un ventre. Je ne voyais rien d’elle et la palpais. C’était l’âme de l’arbre. Elle a rompu l’instable instant, elle s’est levée :

                - L’aube ne va pas tarder.

                - Attends encore un peu.

                Je l’ai poussée doucement. Une odeur montait de l’écorce ou bien d’elle. Elle a ouvert ses cuisses autour de moi, s’est suspendue à moi, ses mains plongeaient dans mes cheveux. Bien qu’elle ne fût pas lourde elle m’enracinait de son poids. J’étais en elle et nous ne bougions pas.

                            Je parlais doucement en français, dans sa bouche et contre ses oreilles, je lui disais n’importe quoi, je chuchotais, elle ne comprenait pas mais gémissait. Je la sentais ouverte à tout de moi.

                Quand tout a été consommé entre nous, elle m’a dit:

                - Je vais partir. Je me retournerai après dix pas. Tu verras mon visage de loin. Adieu ! Attends encore un peu avant de quitter l’ombre, là.

                Elle s’est dégagée de l’entrelacs de branches et de lianes et puis s’est éloignée. Comme elle passait sous un réverbère elle a tourné la tête, j’ai entrevu ses traits, déformés par deux cicatrices, un V sur chaque joue. Ce visage défiguré était mouillé de larmes et c’était comme un masque ces larmes. Et ce visage d’océan voulait gommer celui, brisé, du continent. Elle m’envoie un baiser de la main et se met à courir sans plus se retourner. Deux visages dans ma mémoire, celui d’un arbre et puis des cicatrices sous des larmes.

                En revenant vers la gare, je remarquais le long des rues d’autres arbres comme celui-là. La lumière de l’aube me montrait leurs blessures : moignons, troncs entaillés, racines nues. Mais en marchant je les voyais s’enfler de sève verte et déferler, desceller les pierres et les murs qui les entouraient. Un paysage fissuré. L’océan de nouveau se mettait à bouger.

                Morgiane, voilà comme elle m’est apparue la première fois, c’était autour de ma cabine ou en deçà, dans cette Chine souterraine, aérienne je ne sais pas, au beau milieu du vent et de la nuit, j’ai son regard gravé depuis cet instant-là. Ses yeux de loin, sous ce réverbère incertain, à Canton, dans ce canton lointain de vie, s’enracinant au cœur d’une Chine océane.

     

     

     

     

     

     


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    I

     

                Il y a très longtemps que je n’ai plus côtoyé d’icebergs. Pourtant c’est de l’un d’eux que tout a commencé. D’un iceberg oui. J’ai fait d’abord sur l’océan ma vie, à Terre Neuve. C’était il y a longtemps, si longtemps que jamais, j’étais le commandant d’un remorqueur de haute mer : l’Ecrier. Il avait une proue arrogante, sa poupe était au ras des flots. Et j’entends encore aujourd’hui la rumeur grave et continue de ses moteurs, toujours à tourner au ralenti même à quai, car il fallait être prêts à partir, jour et nuit. Je sais trop bien ce qu’elle mâchonnait cette machine, c’était du vent, de l’eau, du feu, de l’huile et du gazole : tout bien compté du temps. Du temps fossile, et du temps d’homme aussi. Contrepointés dans cette odeur, le bruit de cette combustion, sa vivante toxicité… La cruauté broyeuse et mâchonnante des moteurs et qu’il fallait nourrir toujours de mort vivante, c’était le fondement de toute vie sur l’Ecrier. Mais quand on a cette rumination de feu, d’acier auprès de soi on n’a besoin de rien d’autre pour vivre, c’est un divertissement divin. On ne pense qu’à ça quand on ne pense à rien. On s’en repaît de cette voix comme Dieu des fumets des victimes. Un rire rauque constamment. Ce remorqueur, tout ce qu’il s’y broyait dedans ! C’était un objet fascinant, je l’ai idolâtré comme une bête : son grondement, la chaleur de son ventre, la tiédeur crème des coursives, leur parfum de pétrole vivant. Et le poste de pilotage. Vaste et vitré avec ses écrans verts, sa barre dominant l’océan. Le Dieu Baal, vraiment; en l’Ecrier, je ne me suis jamais lassé de ma Théodyssée.

                Nous vivions à six là-dedans, mon second, deux matelots, le mécano et le cuistot; et moi. Oui j’ai été marin ou plutôt moine de la mer, c’était une vie antérieure. Ma cabine était ma cellule. Les livres que j’y méditais c’était d’abord la houle lue de là, du poste de pilotage, chaque vague prévue, passée, froissée, franchie comme une page, et qui se refaisait plus loin derrière nous, comme si jamais nous ne l’avions tournée. Ma cabine de capitaine après c’était ma vie secrète. Je devenais un ange là, vivant reclus tant que je n’étais pas de quart ou que la vie du remorqueur restait la même. Comme j’étais léger à cette époque-là, si ailé, si léger ! Il jaillissait de moi sans discontinuer des naître sortis de la nuit de mon être, destinés à y retourner. Pourtant point d’autre monstre en eux que moi. Et je ne savais plus quand j’y priais -car j’y priais à ma façon et presque malgré moi, c’était une extase nouvelle- à qui j’avais affaire, tant leur êtrangeté m’est familière.

                C’était ça. Je suis un sédentaire, c’est pour ça que j’étais marin. La mer, elle est toujours et tellement la même, toujours à se tourner et retourner sur elle-même. Et on y est pourtant toujours ailleurs. On y piétine et on y va, on y tourne des vagues, des pages, autour de soi tous les paysages de la terre.

                Ce remorqueur c’était donc un taureau. Un brouteur d’espace. Parmi d’autres taureaux imaginaires que je voyais aussi brouter autour, plonger et resurgir: tout un troupeau qui s’ébattait. Nous étions toujours seuls bien sûr, ce troupeau c’était dans ma tête. Je me voyais dans l’un de ces taureaux vivants, dans son ventre, son cœur ses couilles ou son cerveau, dans son œil et dans son exil, et je le chevauchais en même temps. A la fois dehors et dedans comme un centaure, s’échappant enfermé du ventre de son animalité. Dedans, mais extrait. Comme Jonas dans la baleine. Mais je m’y débattais bandé. Je ne dis pas que nous étions amants mes matelots et moi; nous l’étions c’est bien sûr, en mer il faut aussi cela pour vivre, mais l’essentiel n’était pas là. Nous étions tous, et chacun autant que tous les autres même si c’était moi le commandant, amoureux de cet animal vivant. Ce dieu nous en vivions. Si nous nous étreignions dedans c’était la bête de métal autour de nous que nous sentions vivre et vibrer en place et lieu des corps que nous nous embrassions. Nous nous étions en lui contemporains exactement, à jouer à cet animal instrument qui nous faisait danser son trot, sa pulsation sur l’océan. C’était comme un ballet. Soudés si monstrueusement.

                J’emportais toujours avec moi sur ce bateau quelque conscience aussi à profaner. Il faut que je me sente malaxé par la parole des vivants, la malaxant aussi comme eux la mienne. Que quelque chose se rumine là-dedans. La vie des hommes je le vois, c’est ma rumination avec la leur, cette façon que j’ai de rire et déglutir et digérer ce que je pense d’eux. Et d’en faire vibrer le temps. Il me fallait aussi broyer de la pensée dans ces campagnes d’hivernage; je prenais toujours avec moi des livres, oui des voix, des âmes à mordre ou à baiser en plus de cette machine. Des livres à lire ou à écrire, à écumer, tout une Chine à inventer - Ne crois pas que ça disparaisse l’effroi devant la déferlante d’eau qui vient devant, qui va passer, qui passe, où le bateau s’engloutit en tremblant, plonge avant d’en rejaillir comme un bouchon léger, vivant, cerné non pas d’écume mais d’un manteau salé qui se dissipe lentement. Juste le temps de mesurer le gouffre autour, devant, dessous, en soi. Et replonger sous une autre montagne. Il fallait le tenir l’Ecrier, le guider, le sentir déraper, vaciller et rugir. On ne plonge jamais deux fois dans une même vague, ou une même voix. Et chaque houle est une voix qui se retient ou qui se tait mais qui pourrait hurler, qui déferle et qui hurle parfois. Vraiment, jamais la même loi ! Tout est possible et le moindre faux pas c’est la dissolution. L’autre côté du bastingage. Et à la barre on n’a pas droit à l’à-peu-près. Vraiment, c’est trop facile de crever. L’effroi, ça devient un malaise à peine perceptible, un souffle qui se court, descend jusqu’au sexe qu’il tend. Juste un agacement. Nous étions hommes là-dedans, six de ces êtres suicidaires et fragiles qui aiment amuser la mort. Dans ce poste de pilotage, je les tenais entre mes mains si fort !

                Dans ma cabine après, sur la tablette auprès de ma couchette, toute l’écume et tout le froid, tout le sel qui m’avaient giflé ils prenaient forme là, ils se figeaient sur le papier. Othello m’avait succédé à la barre. Pour un moment je ne pilotais plus, je ne regardais plus s’ouvrir ni se fermer devant, se feuilleter ce livre d’océan, il me fallait en lire et en écrire d’autres, en papier, juste avant le sommeil. Statues de vent, d’écumes, impalpable soluble, et l’émouvant dans le mouvant. Et l’Ecrier se soulevant je le sentais me soulever. Et tout autour, le vent. En moi, l’état particulier d’épuisement qu’il faut avoir pour partager avec l’être et le temps. La houle devenant un battement de plume…

                Une Chine c’était la vie dans ma cabine, surtout par les nuits de tempête. Je savais qu’Othello était à la barre, je connais sa façon de déchiffrer la mer, cette interprétation qu’il lui donnait. En mesurant la démesure, lui imposant un rythme, un mouvement, et nous la faisant lire. Ma cabine, une Chine disais-je ? Oui! J’étais toujours empaysé sur mer, toujours chez moi, posant autour quelque contrée, tant qu’Othello vivait. Comme s’il m’enracinait là, en haute mer, dans ce mouvant qu’il mesurait. Voilà comment il m’est venu d’aller dans cette Chine singulière, c’était pour moi le pays étranger où vivre corps et âme quand Othello nous dirigeait. Je n’étais plus commandant sur un remorqueur, ballotté sur un océan, mais au cœur d’un imaginaire continent. Il me fallait les deux en même temps : le pilotage et ma cabine après, quand Othello nous pilotait, nous pelotait. L’une infinie, l’autre ce point en mouvement. J’étais des deux, me berçant d’immobilité… A la fois commandant cramponné à la barre et puis après, me déployant imaginé.

                Sur la mer, nous rôdions en quête de navires en perdition. Dans ces zones, la provende ne manque jamais. La négociation du prix du remorquage pendant des jours entiers à la dérive à jouer au plus fin avec le commandant du cargo désemparé et à se regarder avec les matelots, les palabres par radio avec l’armateur, parfois sur un océan déchaîné, jusqu’à ce que la proximité de hauts fonds, de récifs, emporte enfin la décision, tout ce commerce-là, nous connaissions. C’est celui des hommes entre eux lorsque l’argent les fait penser. Nous ne lâchions que rarement nos proies, sûrs que dans ces parages il leur faudrait tôt ou tard cher payer. Et puis après, c’était le remorquage jusqu’au port. La routine. Nous repartions sans toucher terre. Je n’aimais pas quand il fallait toucher de nouveau terre. J’avais si bien vécu parmi ces lignes simples, ce désert. Mon esprit s’en purifiait. En mer, on est toujours au centre de ses terres. Moi, je me suis toujours terré en mer.

                Ma Chine, vous disais-je ? Ma terre c’est aussi mes mots, le remuement des mots qui vont et viennent. Les mots me hantent et m’habitent, je ne suis plus en eux qu’une ombre sur la mer. Mouvants sur du mouvant ces mots. La mer et son écume autour de moi ce n’est rien que des mots. Sa violence et son sel, c’est eux. L’espace où je m’étends. Mais pour lire le temps je dois descendre en salle des machines. J’y perçois plus que le fracas de mes moteurs, j’y entends un oracle, et mieux articulé que celui de la houle. Je me contemple mieux qu’en l’océan dans ce grondement de l’acier : une Pythie qui vaticine et qui le sait, qui lit et lit le pétrole du temps, les arbres vieux et les forêts anciennes, les transforme en fumée. Et cela devient une énigme plus grande que cet effroi dont je parlais. Comment interpréter ce beuglement de l’Ecrier ? Ou comment l’épeler ? On finit par s’accommoder du gouffre autour, mais ça ! Cet abîme-là ! Pour mon malheur il m’est arrivé, pourtant, de déchiffrer ce qui se disait là. Il y avait du plus obscur, du plus profond, du plus tentant… De la matière intelligible il y avait.

                Il lui fallait toujours ce pétrole du temps pour rire et pour meugler, à l’Ecrier ! Et l’espace infini de la houle. Quand je rêvais dans ma cabine il devenait un instrument mon remorqueur, un archet sur des cordes, l’onde qu’un pouce incurve, là où la corde oscille à se faire sonner, une tension dans cette ligne incurvée droite, juste au creux de la vague, un silence vibrant. A l’âme du violon, du violoncelle, un son. L’être d’un monde vieux s’évaporant musique et j’en étais la main. Des cordes ou bien un orgue, un cor. Quelle sorte d’accords ? Un gong sonore. L’Ecrier tout entier un archet se posant, s’écrasant et criant sur les cordes des vagues. Sur le corps de ces vagues.

     

     


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